Contrôle relatif au groupe d'engagement «Tigris» Rapport de la Commission de gestion du Conseil des Etats du 26 novembre 2009

Monsieur le Président de la Confédération, Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux,

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Rappel des faits

Le 19 mars 2009, la «Weltwoche» a fait paraître un article1 prétendant que la Police judiciaire fédérale (PJF) avait depuis cinq ans développé et équipé secrètement, donc sans en informer l'opinion publique et le monde politique, un groupe d'engagement baptisé «Tigris». Ce faisant, la PJF aurait introduit de façon dissimulée des éléments caractéristiques d'un service fédéral de police de sécurité2, sans mandat politique clair, sans budget transparent et sans contrôle parlementaire. De plus, toujours selon la «Weltwoche», le groupe d'engagement Tigris serait superflu et ferait de la concurrence aux polices cantonales. Il opérerait en outre dans des conditions problématiques du point de vue de l'Etat de droit. Le journal ajoutait par ailleurs que la gestion d'un groupe d'intervention ne relèverait pas de la compétence de la Confédération.

Le jour même, l'Office fédéral de la police (fedpol) a répondu de manière circonstanciée à l'article en question, rejetant du même coup ses allégations3.

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Mandat confié par la CdG-E et mandat interne d'inspection confié par le département

Le 24 mars 2009, la Commission de gestion du Conseil des Etats (CdG-E) a décidé de procéder à des investigations concernant le groupe d'engagement Tigris. A cet effet, elle a chargé sa sous-commission DFJP/ChF de répondre notamment aux questions suivantes : Sur quelles bases légales l'existence de Tigris repose-t-elle?

Comment et à quelle fin Tigris a-t-il été créé? Comment la coopération avec les polices cantonales est-elle réglée et comment les compétences respectives sont-elles délimitées? Dans quels types d'opérations Tigris est-il engagé?

Pour sa part, la chef du DFJP a chargé l'inspectorat de son département (Service juridique, inspectorat et tâches spéciales, DITS) d'étudier les reproches lancés par la presse à l'endroit du groupe d'engagement Tigris, et de répondre ainsi aux questions de la CdG-E. Afin de disposer d'une seconde opinion, elle a demandé en outre à 1 2

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«Die Tiger von Bern» [Les tigres de Berne, trad.], Weltwoche du 19.3.2009.

Le projet visant à créer une police fédérale de sécurité (loi fédérale sur l'accomplissement des tâches de la Confédération en matière de police de sécurité) a été rejeté le 3.12.1978 en votation populaire.

Communiqué de presse de fedpol, du 19.3.2009.

2009-3014

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l'ancien conseiller d'Etat Hanspeter Uster de rédiger un rapport, en qualité de conseiller externe, sur le rapport du DITS.

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Procédure

Le 27 avril 2009, la sous-commission DFJP/ChF4 de la CdG-E a effectué une visite de service auprès du groupe d'engagement Tigris, à Worblaufen5. Le 19 juin 2009, la chef du DFJP a transmis à la CdG-E le rapport d'inspection du 20 mai 2009 émanant du DITS ainsi que l'avis d'Hanspeter Uster. Après avoir réuni encore d'autres documents, la sous-commission a auditionné la chef du DFJP, le 26 août 2009, à propos des résultats dudit rapport et des mesures prises dans ce contexte.

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Principaux résultats des investigations

Se fondant sur le rapport d'inspection du DFJP et la visite de service effectuée par la sous-commission DFJP/ChF, la CdG-E fait en résumé les constatations suivantes : 1. Bases légales Pour l'essentiel, le groupe d'engagement Tigris assure des tâches de police judiciaire dans le cadre de la poursuite pénale à l'échelon fédéral. Ces tâches trouvent leurs bases légales dans la loi fédérale sur la procédure pénale (PPF)6, la loi sur l'entraide pénale internationale (EIMP)7 et la loi sur l'usage de la contrainte (LUsC)8. Quant aux missions de protection, par exemple pour la sécurité d'enquêteurs de la PJF lors de perquisitions à domicile, Tigris s'appuie également sur la PPF, car il existe alors une étroite connexité avec la poursuite pénale à l'échelon fédéral. Il peut arriver aussi que Tigris soit sollicité par les cantons au titre de l'entraide administrative dans le cadre d'activités de police judiciaire ; dans ces cas-là, son intervention repose sur le droit cantonal concerné.

Le rapport d'inspection relève en outre que l'examen des engagements de Tigris n'a révélé aucun cas dépourvu de base légale.

De son côté, Hanspeter Uster souligne qu'une partie du débat public sur le groupe d'engagement Tigris se rapporte à deux questions sensibles tant sur le plan de la politique que sur celui du droit de police : Tigris peut-il assurer des fonctions en matière de police de sécurité dans le cadre de tâches de police judiciaire? et si oui, comment? En conséquence, il préconise d'approfondir ces points sous l'angle juridique.

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Membres de la sous-commission DFJP/ChF : Claude Janiak (président), Robert Cramer, Konrad Graber, Hans Hess, René Imoberdorf, Helen Leumann.

Personnes auditionnées : Jean-Luc Vez, directeur de fedpol, Kurt Blöchlinger, chef de la PJF (jusqu'au 30.6.2009), Michael Perler, chef suppléant (chef de la PJF depuis 1.7.2009), Michael Jaus, chef du commissariat Recherches ciblées et groupe d'engagement (Tigris), PJF.

Loi fédérale du 15 juin 1934 sur la procédure pénale (RS 312.0).

Loi fédérale du 20 mars 1981 sur l'entraide internationale en matière pénale (RS 351.1).

Loi du 20 mars 2008 sur l'usage de la contrainte et de mesures policières dans les domaines relevant de la compétence de la Confédération (RS 364).

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2. Coopération avec les polices cantonales et délimitation des compétences respectives Tigris ne saurait être comparé aux unités spéciales d'intervention que connaissent les cantons, comme «Gentiane» pour Berne, «Diamant» pour Zurich ou «Lynx» pour la Suisse centrale. En ce qui le concerne, en effet, le groupe Tigris n'intervient pas lors de prises d'otages ou d'accès de folie meurtrière. Par ailleurs, il dispose d'un équipement différent, qui ne comprend ni fusils de précision, ni explosifs. Il ne concurrence donc pas les unités d'intervention des cantons, se bornant à jouer un rôle de coordinateur en cas d'engagement à caractère intercantonal, ce dont se félicitent d'ailleurs les cantons eux-mêmes.

Les polices cantonales sont de toute façon informées de chaque intervention de Tigris, même quand elles n'y participent pas. Les petits cantons et ceux de taille moyenne, en particulier, choisissent de coopérer avec Tigris lorsqu'ils ne peuvent disposer en temps utile des forces d'intervention nécessaires.

3. Création du groupe d'engagement Tigris Le projet d'efficacité (ProjEff) a permis d'accroître considérablement les compétences de la Confédération en matière de poursuite pénale dans les domaines de la grande délinquance et de la criminalité économique9. Depuis 2002, la PJF s'est vue dotée de personnel supplémentaire. La PJF comportait dès cette date un groupe appelé «Recherches ciblées»10. Sur la base des premières expériences qui ont été faites, celui-ci a été rejoint à l'automne 2003 par le groupe «ERMA» (Erstmassnahmen11). En 2006, ce dernier a été fusionné avec le commissariat «Enquêtes préliminaires générales», à des fins d'optimisation et d'efficacité, pour former le groupe d'engagement Tigris, constitué alors de dix membres au total. Au début 2008, Tigris a été renforcé par l'arrivée de quatre collaborateurs des domaines «Instruction» et «Engagement opérationnel».

Toutes ces décisions relatives à l'organisation de la PJF, qui font partie du domaine de compétences de l'office ou du département, ont été prises selon les règles de la procédure. L'inspectorat du DFJP relève toutefois que ces décisions auraient dû être communiquées en prenant davantage en compte les sensibilités politiques propres au domaine concerné et que les autorités politiques, à tous les niveaux, auraient dû être mieux
informées à ce sujet.

S'agissant des polices cantonales, elles ont été mises au courant de l'existence de Tigris et de son éventail d'activités dès la création du groupe. En outre, la PJF a fourni aux commandants des polices cantonales des informations détaillées sur Tigris en septembre 2005, à la réunion annuelle de la Conférence des commandants des polices cantonales de Suisse (CCPCS).

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Modification du 22.12.1999 du Code pénal suisse (nouvelles compétences de procédure en faveur de la Confédération dans les domaines du crime organisé et de la criminalité économique ; FF 2000 71); en vigueur depuis 1.1.2002.

Le groupe «Recherches ciblées» vise à la recherche ciblée, intensive et opérationnelle de certains délinquants en vue de leur arrestation.

Mesures urgentes, telles qu'arrestation, ne pouvant être différées ou planifiées et ne pouvant, ou ne pouvant que difficilement, être déléguées à des forces de police cantonales.

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Le groupe d'engagement Tigris comporte aujourd'hui quatorze membres. Pour le moment, il n'est pas prévu de lui attribuer du personnel supplémentaire, ni de lui confier d'autres missions. Dans l'organigramme de la PJF, il apparaît sous la désignation «Recherches ciblées et groupe d'engagement».

4. Attributions, missions et budget de Tigris Le groupe d'engagement Tigris est chargé de procéder à des arrestations liées à des enquêtes de police criminelle et d'appliquer d'autres mesures de contrainte urgentes.

Constituant une interface avec les unités d'intervention des cantons et des villes, il travaille en étroite collaboration avec les polices cantonales et municipales. Tigris effectue aussi des interventions supracantonales lorsqu'elles n'ont aucun lien tangible avec l'un ou l'autre canton. Par ailleurs, il applique des mesures de protection opérationnelles en relation avec des interventions relevant de la police judiciaire.

Enfin, il assure la formation et l'entraînement des quelque 350 collaborateurs armés de fedpol pour ce qui est de l'utilisation de l'arme et de la protection personnelle.

Depuis 2005 jusqu'au printemps 2009, Tigris a accompli 132 missions opérationnelles. Il s'agissait de recherches ciblées dans 59 cas, d'arrestations dans 47 cas, de transports de détenus dans 8 cas et de mandats de protection, dans 18 cas.

S'agissant du budget de la PJF, il n'a jamais compris de postes de frais particuliers pour Tigris, pas plus que pour les autres unités de même niveau. Les coûts qui incombent à Tigris sont inclus dans le poste de frais de la division «Commandement». En 2008, les dépenses liées au groupe d'engagement Tigris se sont montées à 3 551 000 francs.

Le rapport d'inspection du DFJP indique en outre que Tigris effectue ses tâches de manière professionnelle et s'avère être un instrument nécessaire et efficace.

Se fondant sur ce même rapport d'inspection, la chef du DFJP a déjà adopté certaines mesures d'ordre opérationnel. Par exemple, différents mandats de protection devront être abandonnés au profit des tâches principales du groupe d'engagement Tigris, et celui-ci devra apparaître au budget sous son propre poste de frais. Par ailleurs, la chef du DFJP veillera à ce que la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP) soit désormais informée périodiquement des développements importants en la matière.

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Conclusions et recommandations

Pour sa part, la CdG-E formule les conclusions et les recommandations suivantes : 1.

Le groupe d'engagement Tigris est une petite unité composée de quatorze personnes, qui opère dans un domaine strictement défini dans le cadre des tâches de police judiciaire de la PJF. Il ne s'agit donc ni d'une unité secrète, ni d'un groupe d'intervention semblable aux unités d'élite des cantons. Tigris dispose de collaborateurs motivés, bien formés et bien équipés. Son activité repose sur des bases légales claires, bien qu'elles soient disséminées dans différents actes (cf. ch. 4.1).

2.

Les membres concernés du Conseil fédéral et les cantons connaissaient l'existence de Tigris ; du reste, les cantons coopèrent activement avec ce groupe d'engagement. Les commandants des polices cantonales ont même

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reçu une information spécifique sur Tigris. Aux yeux de la CdG-E, la Confédération n'est pas responsable du fait que certains de ces commandants n'aient pas fait suivre l'information auprès de leur directeur cantonal.

3.

Un rapport d'inspection consacré au groupe d'engagement Tigris en 2005 a été envoyé à la Délégation des Commissions de gestion. Les autres membres des CdG n'ont jamais été informés activement sur Tigris ; il convient de préciser par ailleurs que les CdG n'avaient aucune raison de se pencher sur la question. Néanmoins, une sous-commission de la CdG-N a reçu les rapports d'activité 2005 et 2006 de la PJF, dans lesquels figurait la mention du groupe d'engagement Tigris. Certes, les CdG exercent la haute surveillance sur l'ensemble de l'administration, mais cette haute surveillance est ponctuelle et n'est pas synonyme de contrôle total et permanent ; un tel contrôle relève de la surveillance directe exercée par le Conseil fédéral. Quoi qu'il en soit, les CdG peuvent en tout temps demander des informations et consulter des dossiers, et c'est précisément ce que la CdG-E a fait en l'occurrence.

4.

La CdG-E constate que la parution de l'article de la «Weltwoche», en mars dernier, a provoqué dans le public une certaine effervescence autour du groupe d'engagement Tigris, laquelle avait finalement tout d'une «tempête dans un verre d'eau». Il est permis de se demander si une politique d'information claire de la part du département n'aurait pas pu calmer les esprits. Il est vrai que fedpol a publié un communiqué de presse le jour même de la parution de l'article, communiqué dans lequel il était répondu de manière détaillée aux questions soulevées par la «Weltwoche». Néanmoins, l'appui de la direction politique du département a fait défaut. Ce n'est que dans la presse dominicale que la chef du DFJP a annoncé que les interventions de Tigris seraient passées au crible. Dans le cas qui nous occupe, la situation était relativement simple ; il aurait donc dû être possible de rapidement la clarifier en interne.

Les autorités de poursuite pénale constituent une branche de l'administration restrictive dite de police, qui est l'objet d'une surveillance attentive de la part du monde politique, des médias et des milieux intéressés, et qui se trouve sous le feu des critiques à la moindre occasion. Le Conseil fédéral et la direction politique du département compétent devraient donc être en mesure de faire preuve de diligence, d'efficacité et de professionnalisme en matière d'information lorsque les autorités de poursuite pénale sont publiquement critiquées de façon injustifiée. Faute de quoi, celles-ci risquent d'être inutilement fragilisées et de voir leur réputation entachée.

Recommandation 1

La politique d'information considérée comme une fonction de direction

La CdG-E recommande au DFJP d'examiner la politique d'information relative aux autorités de poursuite pénale et d'en faire une fonction de direction.

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5.

A juste titre, Hanspeter Uster a noté qu'il conviendrait d'approfondir sous l'angle juridique deux questions sensibles tant sur le plan de la politique que sur celui du droit de police : Tigris peut-il assurer des fonctions en matière de police de sécurité dans le cadre de tâches de police judiciaire? et si oui, comment? La chef du DFJP a indiqué qu'elle analyserait cet aspect dans le cadre de l'élaboration d'une loi fédérale sur la police, qui est en cours.

La création d'une loi fédérale sur la police est à l'étude en effet depuis plus de trois ans déjà. La CdG-E est convaincue que ce projet doit désormais être traité en priorité. Cette loi devrait, d'une part, réunir les dispositions qui sont actuellement disséminées dans différents actes (cf. ch. 4.1), ce qui entrave toute vue d'ensemble, et, d'autre part, répondre à certaines questions politiquement controversées, comme celles qui sont posées ci-devant. Une autre question ouverte est celle de la création d'une base légale régissant l'engagement de personnes de confiance par la PJF12. Faire la lumière sur toutes ces questions dans le cadre du débat démocratique contribuera finalement à garantir la sécurité du droit et à légitimer davantage encore l'autorité fédérale de police, qui a atteint aujourd'hui une taille considérable.

Recommandation 2

Projet de loi fédérale sur la police

Le Conseil fédéral donne la priorité à l'élaboration d'un projet de loi fédérale sur la police et y définit notamment l'étendue des compétences dévolues à la Police judiciaire fédérale dans le cadre des procédures fédérales de police judiciaire.

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Marche à suivre

Eu égard à ce qui précède, nous vous saurions gré de bien vouloir, d'ici au 31 mars 2010, nous communiquer votre avis sur les recommandations de la CdG-E et nous adresser un rapport sur les mesures déjà prises au sujet du groupe d'engagement Tigris.

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la Confédération, Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux, l'expression de notre haute considération.

26 novembre 2009

Pour la Commission de gestion du Conseil des Etats : Le président, Hans Hess La secrétaire, Beatrice Meli Andres Le président de la sous-commission DFJP/ChF, Claude Janiak La secrétaire de la sous-commission DFJP/ChF, Irene Moser

12

Cf. recommandation 1 de la CdG-N dans son rapport intitulé «Examen du fonctionnement des autorités de poursuite pénale de la Confédération», du 5.9.2007 (FF 2008 1856).

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Abréviations CCDJP

Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police

CCPCS

Conférence des commandants des polices cantonales de Suisse

CdG-E

Commission de gestion du Conseil des Etats

ChF

Chancellerie fédérale

DFJP

Département fédéral de justice et police

DITS

Service juridique, inspectorat et tâches spéciales du Secrétariat général du DFJP

EIMP

Loi fédérale du 20 mars 1981 sur l'entraide internationale en matière pénale, RS 351.1

fedpol

Office fédéral de la police

LUsC

Loi du 20 mars 2008 sur l'usage de la contrainte et de mesures policières dans les domaines relevant de la compétence de la Confédération, RS 364

PJF

Police judiciaire fédérale

PPF

Loi fédérale du 15 juin 1934 sur la procédure pénale, RS 312.0

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