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22.065 Message concernant la loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage du 12 octobre 2022

Madame la Présidente, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Par le présent message, nous vous soumettons, en vous proposant de l'adopter, le projet d'une loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage.

Nous vous prions d'agréer, Madame la Présidente, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, l'assurance de notre haute considération.

12 octobre 2022

Au nom du Conseil fédéral suisse: Le président de la Confédération, Ignazio Cassis Le chancelier de la Confédération, Walter Thurnherr

2022-3280

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Condensé La loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage concrétise l'art. 10a de la Constitution. Elle vise à mettre en oeuvre cette interdiction de façon uniforme dans toute la Suisse tout en garantissant en particulier la possibilité de se dissimuler le visage en cas de besoin individuel de protection.

Contexte Le 7 mars 2021, le peuple et les cantons ont accepté l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage». Les art. 10a et 197, ch. 12, ont ainsi fait leur entrée dans la Constitution (Cst.). L'art. 10a Cst. interdit aux personnes de se dissimuler le visage dans l'espace public et dans les lieux accessibles au public ou dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun.

L'article constitutionnel n'étant pas directement applicable, il doit être concrétisé dans une loi.

Contenu du projet Le Conseil fédéral soumet au Parlement un projet de loi autonome, la loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage (LIDV), en se fondant sur la compétence de la Confédération de légiférer en matière de droit pénal inscrite à l'art. 123, al. 1, Cst..

L'interdiction de se dissimuler le visage ne s'applique pas aux aéronefs civils ni aux locaux qui servent aux relations diplomatiques ou consulaires ou qui sont occupés à des fins officielles par les bénéficiaires institutionnels visés à l'art. 2, al. 1, de la loi sur l'État hôte art. 1, al. 2, let. a et b, LIDV).

La violation de l'interdiction constitue une contravention (art. 2, al. 1, LIDV). Des exceptions sont prévues pour les personnes qui dissimulent leur visage: ­

dans les lieux de culte (art. 2, al. 2, let. a);

­

pour protéger leur santé ou la recouvrer ou pour protéger la santé d'autrui (art. 2, al. 2, let. b);

­

pour garantir leur sécurité (art. 2, al. 2, let. c);

­

pour se protéger des conditions climatiques (art. 2, al. 2, let. d);

­

pour entretenir des coutumes locales (art. 2, al. 2, let. e);

­

à des fins artistiques ou à des fins de divertissement (art. 2, al. 2, let. f);

­

à des fins publicitaires (art. 2, al. 2, let. g).

Si la sécurité et l'ordre publics ne sont pas compromis, l'autorité peut autoriser des personnes à se dissimuler le visage dans les lieux publics pour exercer leurs droits fondamentaux à la liberté d'opinion ou à la liberté de réunion ou pour exprimer figurativement leur opinion (art. 2, al. 3, LIDV).

L'art. 3 LIDV fixe la peine maximale à 1000 francs d'amende. La poursuite pénale relève de la compétence des cantons. L'art. 4 LIDV prévoit le recours à la procédure

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de l'amende d'ordre, ce qui permet de réprimer de façon simple et rapide les infractions à l'interdiction de se dissimuler le visage et de réduire les frais d'exécution des cantons. L'ordonnance sur les amendes d'ordre, qui sera modifiée par le Conseil fédéral pour l'entrée en vigueur de la LIDV, fixera le montant de l'amende à 200 francs.

Celui-ci tient compte du degré d'illicéité peu élevé d'une infraction à l'interdiction de se dissimuler le visage.

Le projet de loi permet de mettre en oeuvre de façon uniforme, dans l'ensemble du pays, deux objectifs fondamentaux de l'art. 10a Cst.: d'une part, assurer que les personnes puissent se rencontrer à visage découvert dans l'espace public et dans les lieux accessibles au public et, d'autre part, protéger l'ordre public en empêchant que des personnes se camouflent le visage lors de manifestations et de rassemblements dans l'espace public pour commettre des infractions de manière anonyme ou se soustraire à des poursuites pénales. Le catalogue détaillé des exceptions prévues à l'art. 2 LIDV garantit que les personnes qui ont des besoins individuels de protection pourront encore se dissimuler le visage. L'art. 10a Cst. et sa mise en oeuvre ne peuvent en effet pas être considérés indépendamment des autres normes constitutionnelles, notamment la garantie des droits fondamentaux.

La LIDV règle de façon exhaustive les cas où une personne se rend punissable en dissimulant son visage dans les lieux publics ou privés accessibles au public. Le droit fédéral a force dérogatoire et prime les réglementations cantonales qui lui seraient contraires. Ce principe s'applique notamment aux lois cantonales interdisant de se camoufler le visage.

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Table des matières Condensé

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Contexte 1.1 Nécessité d'agir et objectifs visés 1.2 Mise en oeuvre par la Confédération 1.3 Buts de l'interdiction de se dissimuler le visage 1.3.1 Se rencontrer à visage découvert 1.3.2 Interdiction de se camoufler le visage 1.4 Relation avec le programme de la législature et avec le plan financier, ainsi qu'avec les stratégies du Conseil fédéral

7 7 7 8 9 10

2

Procédure de consultation

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3

Comparaison avec le droit étranger 3.1 France 3.2 Belgique 3.3 Autriche 3.4 Danemark

12 12 13 13 13

4

Présentation du projet 4.1 Réglementation proposée 4.2 Compétence législative 4.3 Mise en oeuvre dans une loi autonome 4.4 Champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage

14 14 15 17 19

5

Commentaire des dispositions 5.1 Objet et champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 1 LIDV) 5.1.1 Pas d'application à bord des aéronefs civils (art. 1, al. 2, let. a, LIDV) 5.1.2 Pas d'application dans les locaux diplomatiques ou consulaires ou occupés par des bénéficiaires institutionnels au sens de la loi sur l'État hôte (art. 1, al. 2, let. b, LIDV) 5.2 Définition de la dissimulation du visage 5.3 Accessibilité au public (art. 2, al. 1, LIDV) 5.3.1 Non concerné par l'interdiction: l'espace privé 5.3.2 Véhicules et transports 5.3.2.1 Transports publics 5.3.2.2 Moyens de transport privés utilisables par la collectivité 5.3.2.3 Véhicules utilisés à titre privé 5.3.2.4 Véhicules et moyens de locomotion de la mobilité douce et des loisirs

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21 21 23 23 24 25 25 25 26 26 27

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5.3.3 5.4

5.5 5.6

Non concernés par l'interdiction: les espaces virtuels et les médias Exceptions à l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 2, al. 2 et 3, LIDV) 5.4.1 Principes d'interprétation 5.4.2 Lieux de culte (art. 2, al. 2, let. a, LIDV) 5.4.3 Protection ou recouvrement de la santé (art. 2, al. 2, let. b, LIDV) 5.4.4 Garantie de sa propre sécurité (art. 2, al. 2, let. c, LIDV) 5.4.5 Protection contre les conditions climatiques (art. 2, al. 2, let. d, LIDV) 5.4.6 Coutumes locales (art. 2, al. 2, let. e, LIDV) 5.4.7 Représentations à des fins artistiques ou à des fins de divertissement (art. 2, al. 2, let. f, LIDV) 5.4.8 Publicité (art. 2, al. 2, let. g, LIDV) 5.4.9 Exercice des droits fondamentaux que sont la liberté d'opinion et la liberté de réunion dans les lieux publics (art. 2, al. 3, LIDV) 5.4.9.1 Interdiction de se camoufler le visage: extension à toute la Suisse 5.4.9.2 Jurisprudence concernant les interdictions cantonales 5.4.9.3 Appréciation de la disposition à la lumière de la CEDH et du Pacte II de l'ONU 5.4.9.4 Situation après l'inscription de l'art. 10a dans la Constitution 5.4.9.5 Appréciation de la disposition lors de la consultation et modification ultérieure 5.4.9.6 Commentaire de l'art. 2, al. 3, let. a et b, LIDV Punissabilité et poursuite pénale (art. 3 LIDV) Recours à la procédure d'amende d'ordre (modification de l'art. 1, al. 1, let. a, ch. 18, de la loi sur les amendes d'ordre, art. 4 LIDV)

27 28 28 30 31 31 32 32 33 34 35 35 35 37 38 39 39 41

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6

Conséquences 6.1 Conséquences pour la Confédération 6.2 Conséquences pour les cantons et les communes 6.3 Conséquences économiques

42 42 42 43

7

Aspects juridiques 7.1 Constitutionnalité 7.2 Compatibilité avec les obligations internationales de la Suisse 7.3 Forme de l'acte à adopter

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Loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage (LIDV) (Projet)

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Message 1

Contexte

1.1

Nécessité d'agir et objectifs visés

Le 7 mars 2021, le peuple et les cantons ont accepté l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage». Les art. 10a et 197, ch. 12, ont ainsi fait leur entrée dans la Constitution (Cst)1.

Ils ont la teneur suivante: Art. 10a

Interdiction de se dissimuler le visage

Nul ne peut se dissimuler le visage dans l'espace public, ni dans les lieux accessibles au public ou dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun; l'interdiction n'est pas applicable dans les lieux de culte.

1

Nul ne peut contraindre une personne de se dissimuler le visage en raison de son sexe.

2

La loi prévoit des exceptions. Celles-ci ne peuvent être justifiées que par des raisons de santé ou de sécurité, par des raisons climatiques ou par des coutumes locales.

3

Art. 197, ch. 12 12. Disposition transitoire ad art. 10a (Interdiction de se dissimuler le visage) La législation d'exécution doit être élaborée dans les deux ans qui suivent l'acceptation de l'art. 10a par le peuple et les cantons.

L'art. 10a Cst. interdit de se dissimuler le visage dans l'espace public et dans les autres lieux en Suisse mentionnés à l'al. 1. La disposition constitutionnelle n'est toutefois pas applicable directement: elle doit être concrétisée au niveau de la loi. Elle ne précise pas qui est compétent pour sa mise en oeuvre. La disposition transitoire inscrite à l'art. 197, ch. 12, Cst. prévoit uniquement que l'interdiction doit être mise en oeuvre dans un délai de deux ans après l'entrée en vigueur de la disposition constitutionnelle, c'est-à-dire à partir du jour où le peuple et les cantons l'ont acceptée.

1.2

Mise en oeuvre par la Confédération

La réglementation de l'ordre public constitue un des domaines de compétence originaires des cantons. Ce sont eux qui, sur la base de leurs compétences de police, fixent les conditions de l'utilisation de l'espace public (par ex. lors de manifestations). La Confédération dispose pour sa part de la compétence de légiférer dans le domaine du 1

RS 101

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droit pénal (art. 123, al. 1, Cst.) et, dans un cadre limité, dans celui de la sécurité intérieure.

Lors de sa séance du 12 mars 2021, le comité de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP) s'est penché sur la mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage. Sans chercher à remettre en question le partage constitutionnel des compétences, le comité de la CCDJP a exprimé sa conviction que la volonté explicite des citoyens était que les différentes réglementations cantonales en matière de dissimulation du visage dans l'espace public fassent place à une législation nationale et, partant, à une réglementation uniforme.

De son point de vue, des lois d'exécution cantonales ne permettraient pas d'atteindre cet objectif d'uniformité ni de tenir le délai de deux ans imposé pour la mise en oeuvre.

Après avoir consulté tous les directeurs de justice et de police ainsi que le président et le secrétaire général de la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC), le comité de la CCDJP a communiqué au chef du Département fédéral de justice et police (DFJP), dans une lettre datée du 24 mars 2021, que les cantons jugeaient judicieux que la Confédération se charge de la mise en oeuvre de l'art. 10a Cst.

Le Conseil fédéral respecte l'ordre fédéraliste et les compétences des cantons. Il attache aussi beaucoup d'importance à la volonté des citoyens. Il entend notamment que la législation mettant en oeuvre l'initiative puisse être élaborée dans le délai imparti de deux ans. Lors d'une séance avec l'organe de contact DFJP-CCDJP, le 26 mars 2021, le chef du DFJP a donc confirmé la remise au Conseil fédéral d'un projet de mise en oeuvre, à l'échelon fédéral, de l'interdiction de se dissimuler le visage. Le DFJP a par la suite rédigé un projet de modification du code pénal (CP)2, comprenant un nouvel art. 332a, destiné à la consultation. S'agissant des bases légales, voir le ch. 4 (Présentation du projet).

1.3

Buts de l'interdiction de se dissimuler le visage

L'interdiction de se dissimuler le visage, inscrite à l'art. 10a Cst., poursuit deux objectifs fondamentaux: d'une part, permettre aux individus de se rencontrer à visage découvert dans l'espace public; d'autre part, servir la protection de l'ordre public en interdisant de se dissimuler le visage pour commettre des infractions de manière anonyme ou se soustraire à des poursuites pénales3.

Elle a également pour but d'interdire la contrainte exercée sur une personne pour qu'elle se dissimule le visage (art. 10a, al. 2, Cst.). Il est inacceptable de forcer quelqu'un à dissimuler son visage. L'art. 181 CP (contrainte) punit déjà celui qui oblige une personne à faire quelque chose. Il n'est donc pas nécessaire de créer une nouvelle norme pénale pour rendre spécifiquement punissable le fait de forcer une personne à se dissimuler le visage en raison de son sexe. L'al. 2 du nouvel art. 10a Cst. est déjà mis en oeuvre dans le CP.

2 3

RS 311 Voir le message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage» et au contre-projet indirect (loi fédérale sur la dissimulation du visage) au sujet des buts visés explicitement par les auteurs de l'initiative, FF 2019 2895, ch. 3.1.

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1.3.1

Se rencontrer à visage découvert

La teneur de l'art. 10a Cst. s'inspire largement de la loi adoptée en France en 2010, qui interdit la dissimulation du visage dans l'espace public4. La loi française est également considérée comme la source d'inspiration de l'art. 9a de la constitution du canton du Tessin, entré en vigueur le 1er juillet 2016 à la suite d'une votation populaire5. La Grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) a examiné la licéité de la loi française à la lumière de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH)6 dans un arrêt datant de 20147. Le gouvernement français argumentait alors que la loi visait non seulement à protéger la sécurité publique, mais aussi à répondre aux «exigences minimales de la vie en société», autrement dit au «vivre-ensemble». Lors de l'appréciation de la proportionnalité des mesures prévues par la loi, la Cour EDH est arrivée à la conclusion que pareille interdiction pouvait se justifier dans une société démocratique8. Elle a suivi le gouvernement français dans son avis: ce but peut être rattaché à la protection des droits et des libertés d'autrui au sens des art. 8, par. 2, et 9, par. 2, CEDH. La Cour EDH n'a en revanche pas jugé suffisants pour justifier une interdiction de se dissimuler le visage dans l'espace public les motifs de l'égalité entre les hommes et les femmes et le respect de la dignité humaine9. Les motifs de sécurité publique invoqués par la France ne justifient pas non plus, selon elle, une interdiction générale10.

Pour le comité d'initiative qui a lancé avec succès l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», le fait de se rencontrer à visage découvert a aussi été un des principaux arguments en faveur de l'interdiction aujourd'hui inscrite à l'art. 10a Cst. La dissimulation du visage dans l'espace public est selon lui contraire à l'esprit libéral du vivre-ensemble11. Le Conseil fédéral a également insisté dans son message relatif à l'initiative populaire sur le fait que montrer son visage joue un rôle important dans l'interaction sociale12.

La Cour EDH reconnaît que le vivre-ensemble est un intérêt digne de protection pouvant justifier une interdiction de se dissimuler le visage dans l'espace public, ce qui 4 5

6 7 8

9 10 11

12

Loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. La loi peut être consultée depuis le portail www.legifrance.gouv.fr.

La disposition interdit de se dissimuler le visage dans l'espace public ainsi que dans les lieux librement accessibles au public, voir le message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», FF 2019 2895, ch. 2.3.2.1.

RS 0.101 S.A.S. contre France du 1er juillet 2014, requête no 43835/11 S.A.S. contre France, no 140 à 159. La Cour EDH a également jugé acceptable, pour les mêmes raisons, une interdiction belge de se dissimuler le visage. En ce qui concerne la proportionnalité des sanctions prévues, elle a retenu que les amendes étaient faibles et qu'une détention n'intervenait qu'en cas de récidive, Belcacemi et Oussar c. Belgique du 11 décembre 2017, requête no 37798/13, no 17.

S.A.S. contre France, no 118 à 120.

S.A.S. contre France, no 139.

Explications du Conseil fédéral sur les votations du 7 mars 2021, Initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», p. 10 ss, Arguments du comité d'initiative, p. 14.

Message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», FF 2019 2895, ch. 4.1.1.

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signifie qu'une interdiction inscrite dans le code pénal ne peut avoir pour but «d'épargner» à la collectivité, à certains groupes de personnes, voire aux individus, la vue de personnes intégralement voilées. Le bien protégé par l'interdiction est la vie en commun dans une société libérale et démocratique, qui n'est pas seulement marquée par la communication verbale, mais aussi par des messages non verbaux et des impressions.

Il n'est pas possible de déduire de l'interdiction un droit individuel à ne jamais être confronté à des femmes portant le voile intégral. Une interdiction générale et punissable de se dissimuler le visage dans l'espace public ne peut se justifier que sous réserve de certaines exceptions dans lesquelles la sauvegarde d'intérêts individuels, résultant des droits fondamentaux, à se couvrir le visage prime l'intérêt général à se rencontrer les uns les autres à visage découvert.

1.3.2

Interdiction de se camoufler le visage

Un argument essentiel en faveur de l'interdiction de se dissimuler le visage, qui a occupé aussi bien les partisans de l'initiative que ses opposants pendant la campagne de votation, était celui d'interdire de se camoufler le visage aux fins de commettre anonymement une infraction. Le comité d'initiative précisait que l'initiative visait aussi «les personnes qui se dissimulent le visage avec des visées criminelles et destructrices.» et qu'une interdiction de se dissimuler le visage applicable dans toute la Suisse renforcerait la position des organes de sécurité et «leur permettra[it] de lutter résolument contre les délinquants masqués»13. Le Conseil fédéral était lui aussi d'avis qu'une interdiction de se dissimuler le visage pourrait, lors de manifestations, «contribuer à garantir l'administration de la justice»14, tout en doutant qu'elle ait un effet de prévention générale sur la commission d'infractions. Il indiquait également que les cantons qui connaissent des interdictions de se camoufler le visage lors de manifestations et, pour certains, d'événements sportifs, ne les appliquent souvent pas de manière systématique pour des raisons de tactique policière15.

L'intérêt à protéger l'ordre public s'exprime généralement lors de manifestations et de grands événements sportifs.

13

14 15

Explications du Conseil fédéral sur les votations du 7 mars 2021, initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», p. 10 ss, Arguments du comité d'initiative, p. 14.

Message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», FF 2019 2895, ch. 4.1.2.

Message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», FF 2019 2895, ch. 4.1.2. En ce qui concerne les cantons qui ont réglementé la dissimulation du visage (état au 7 mars 2021), voir le tableau figurant dans les explications du Conseil fédéral sur les votations du 7 mars 2021, Initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», p. 11.

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1.4

Relation avec le programme de la législature et avec le plan financier, ainsi qu'avec les stratégies du Conseil fédéral

Le projet n'a été annoncé ni dans le message du 29 janvier 2020 sur le programme de la législature 2019 à 202316 ni dans l'arrêté fédéral sur le programme de la législature 2019 à 202317.

2

Procédure de consultation

Le 20 octobre 2021, le Conseil fédéral a envoyé en consultation jusqu'au 4 février 2022 l'avant-projet d'art. 332a CP. Pour les détails des résultats, nous renvoyons à la synthèse des résultats de la procédure de consultation18.

Au total, 55 avis ont été remis: les 26 cantons, 5 partis représentés à l'Assemblée fédérale et un autre parti, ainsi que 23 organisations intéressées et autres participants.

Quatre organisations ont renoncé explicitement à donner leur avis.

L'avant-projet a été bien accueilli par une large majorité des participants: 39 participants ont exprimé leur soutien à l'avant-projet, alors qu'un canton, un parti et six organisations et autres participants l'ont rejeté. Les partisans du projet ont souvent mentionné que la solution proposée garantissait une mise en oeuvre uniforme. Parmi les opposants, certains ont critiqué la mise en oeuvre par la Confédération, d'autres l'insertion d'un article dans le CP, lui préférant une loi fédérale autonome.

Sur le fond, certains participants ont jugé inacceptable que l'interdiction de se dissimuler le visage ne porte pas sur les locaux communs dans les immeubles locatifs.

D'autres en revanche ont demandé que la liste des exceptions soit complétée, s'agissant notamment des droits fondamentaux.

De nombreux participants se sont prononcés sur l'exception à l'interdiction de se dissimuler le visage en public, seul ou en groupe: 12 d'entre eux se sont dits favorables à une application plus stricte de l'interdiction et à la suppression ou reformulation de l'exception, 10 se sont demandés si la solution retenue pouvait être mise en oeuvre (praticabilité) et d'autres ont suggéré que l'exception soit liée à une autorisation préalable pour faciliter la tâche de la police.

Plusieurs participants ont demandé que la peine maximale de 10 000 francs d'amende qui est prévue dans le code pénal pour les contraventions soit nettement abaissée. Certains ont proposé que l'amende soit d'un montant symbolique. De nombreux participants se sont prononcés pour la procédure de l'amende d'ordre, qui est moins lourde pour les cantons.

16 17 18

FF 2020 1709 FF 2020 8087 Le rapport peut être consulté à l'adresse suivante: www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

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Les principales réserves et propositions de modification concernant notamment le type d'acte, les exceptions à l'interdiction, la procédure de sanction et la peine maximale sont traitées aux ch. 4 (Présentation du projet) et 5 (Commentaire des dispositions).

3

Comparaison avec le droit étranger

Il existe des interdictions de se dissimuler le visage dans l'espace public ayant un champ d'application analogue à celui de l'art. 10a Cst. en France, en Belgique, en Autriche et au Danemark.

3.1

France

Plusieurs dispositions du droit pénal général français interdisent de se dissimuler le visage. La France a adopté en 2010 une loi qui interdit de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l'espace public. L'espace public est constitué des rues, des forêts et des plages, mais aussi des lieux ouverts au public, comme les magasins, les restaurants et les cinémas, ainsi que des lieux affectés à un service public ( écoles, administrations, gares et moyens de transport publics par ex.)19. Des exceptions sont prévues lorsque la dissimulation du visage est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, lorsqu'elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels ou lorsqu'elle s'inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. L'interdiction ne s'applique pas non plus dans les lieux sacrés. La peine encourue en cas d'infraction est une amende de 150 euros au plus.

La dissimulation du visage lors de manifestations sur la voie publique est réglée spécialement dans deux dispositions pénales: est puni d'une amende de 1500 euros «le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public»20. Est même «puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, au cours ou à l'issue de laquelle des troubles à l'ordre public sont commis ou risquent d'être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime»21.

19

20 21

Circulaire du 2 mars 2011 relative à la mise en oeuvre de la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public ­ Légifrance (www.legifrance.gouv.fr).

Art. R645-14 du code pénal -Légifrance (www.legifrance.gouv.fr).

Art. 431-9-1 du code pénal - Légifrance (www.legifrance.gouv.fr).

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3.2

Belgique

La Belgique a introduit en 2011 une interdiction de se dissimuler le visage à l'art. 563bis de son code pénal. Ceux qui se dissimulent le visage, «en tout ou partie, de manière telle qu'ils ne soient pas identifiables» dans des lieux accessibles au public encourent une amende de 120 à 200 euros et «un emprisonnement d'un jour à sept jours» ou «une de ces peines seulement»22. Une peine privative de liberté ne peut toutefois être prononcée qu'en cas de récidive. L'interdiction ne s'applique pas dans les situations où la dissimulation du visage est prescrite par le droit du travail ou autorisée lors de manifestations festives.

3.3

Autriche

La loi autrichienne sur l'interdiction de se dissimuler le visage23 est entrée en vigueur le 1er octobre 2017. Elle a pour objectifs d'encourager l'intégration et d'assurer la coexistence pacifique. Les personnes qui se dissimulent le visage dans des lieux ou des bâtiments publics commettent une contravention administrative punie d'une amende pécuniaire pouvant atteindre 150 euros. Il n'y a pas atteinte à l'interdiction de se dissimuler le visage dans les cas prévus par la loi fédérale ou régionale, dans le cadre de manifestations artistiques, culturelles ou traditionnelles ou de pratiques sportives ou pour raisons de santé ou professionnelles. La jurisprudence autrichienne a établi que l'interdiction de se dissimuler le visage ne s'applique pas qu'aux situations motivées par la religion, mais aussi aux autres cas de dissimulation du visage en public, comme lorsque des personnes se camouflent le visage lors de bagarres en marge de manifestations sportives pour ne pas être identifiées.

L'arrêt de la cour constitutionnelle autrichienne du 26 février 2021 est particulièrement intéressant pour la mise en oeuvre de l'art. 10a Cst. La cour y constate en effet que les exceptions mentionnées dans la loi ne sont pas exhaustives. Il faut selon elle permettre l'utilisation d'un moyen figuratif (comme un masque d'animal) dans le cadre de la liberté d'expression, sauf raison de sécurité prépondérante. En conséquence, porter un masque de vache (et un costume de vache) pour attirer l'attention sur les conditions de production dans l'économie laitière lors d'une manifestation est également couvert par l'exception24.

3.4

Danemark

Au Danemark, le complément apporté au code pénal qui interdit de se dissimuler le visage dans l'espace public («offentligt sted», dans sa traduction anglaise: «in a public

22

23 24

Article 563bis du code pénal, disponible sur le site www.ejustice.just.fgov.be. Voir aussi l'arrêt de la Cour EDH du 11 décembre 2017 dans l'affaire Belcacemi et Oussar c.

Belgique, requête no 37798/13, no 17.

Bundesgesetz über das Verbot der Verhüllung des Gesichts in der Öffentlichkeit, Bundesgesetzblatt I, no 68/2017, disponible sur le site www.ris.bka.gv.at.

Arrêt 4697/2019, disponible sur le site www.vfgh.gv.at.

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place»)25 est entré en vigueur le 31 mai 2018. Le champ d'application s'étend aux lieux accessibles au public, tels que rues, places, parcs, gares, transports publics et services publics. Des exceptions sont prévues lorsque le visage est dissimulé dans un but méritoire («anerkendelsesværdigt formål», dans sa traduction anglaise: «meritorious purpose»). Les amendes vont de 1000 (env. 130 euros) à 10 000 couronnes danoises (env. 1300 euros) à partir de la quatrième récidive. Sont considérés comme buts méritoires et donc comme des exceptions à l'interdiction les cas de visages dissimulés pour des raisons de sécurité (masques de protection, équipement sportif) et pour se protéger du froid, mais aussi lors du carnaval ou de manifestations telles qu'un bal masqué. Sont également des exceptions les cérémonies religieuses telles que mariages ou enterrements.

4

Présentation du projet

4.1

Réglementation proposée

Compte tenu de l'avant-projet et de l'évaluation des résultats de la consultation, le Conseil fédéral propose que l'art. 10a Cst. soit mis en oeuvre selon les principes suivants:

25 26

­

mise en oeuvre par la Confédération dans une loi autonome, qui se fonde sur l'art. 123, al. 1, Cst.: la loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage (LIDV);

­

exceptions pour l'aviation civile (art. 1, al. 2, let. a, LIDV) et pour les locaux qui servent aux relations diplomatiques ou consulaires ou qui sont occupés à des fins officielles par les bénéficiaires institutionnels visés à l'art. 2, al. 1, de la loi du 22 juin 2007 sur l'État hôte26 (art. 1, al. 2, let. b, LIDV);

­

interdiction de se dissimuler le visage définie comme un fait constitutif d'une contravention (art. 2, al. 1, LIDV);

­

exceptions à l'interdiction (art. 2, al. 2, LIDV): dans les lieux de culte (let. a); pour protéger ou recouvrer la santé (let. b); pour garantir sa sécurité (let. c); pour se protéger des conditions climatiques (let. d); pour entretenir des coutumes locales (let. e), à des fins artistiques ou à des fins de divertissement (let. f); à des fins publicitaires (let. g);

­

l'autorité compétente peut autoriser des personnes à se dissimuler le visage dans les lieux publics pour exercer leurs droits fondamentaux à la liberté d'opinion ou à la liberté de réunion, lorsque cela est nécessaire à leur propre protection, ou pour exprimer figurativement leur opinion, à condition que la sécurité et l'ordre publics ne soient pas compromis (art. 2, al. 3, LIDV);

­

peine maximale: 1000 francs d'amende (art. 3 LIDV);

Loi du 31 mai 2018 sur la modification du code pénal, Lov 2018-06-08 no 717, disponible sur le site www.retsinformation.dk.

RS 192.12

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­

procédure d'amende d'ordre: intégration de l'acte constitutif de l'infraction dans la loi du 18 mars 2016 sur les amendes d'ordre (LAO)27 (art. 4 LIDV).

Les principaux changements par rapport à l'avant-projet (AP) sont la création d'une loi autonome (au lieu d'une modification du CP), l'ajout d'une procédure d'autorisation pour le cas visé à l'art. 2, al. 3, (dissimulation du visage dans les lieux publics), la réduction de la peine maximale à 1000 francs d'amende (AP: 10 000 francs) et l'introduction de la procédure d'amende d'ordre.

4.2

Compétence législative

L'art. 10a Cst. ne règle pas la manière dont l'interdiction de se dissimuler le visage doit être mise en oeuvre. Le Conseil fédéral propose une mise en oeuvre à l'échelon fédéral en se fondant sur l'art. 123, al. 1, Cst. (voir aussi le ch. 1.2).

L'art. 123, al. 1, Cst. confère à la Confédération une compétence concurrente globale, avec force dérogatoire subséquente, dans le domaine du droit pénal matériel28. Si la Confédération fait usage de sa compétence, toute règle cantonale dans le même domaine est exclue. Selon la doctrine majoritaire, la Confédération a la compétence, en application de l'art. 123, al. 1, Cst., de réglementer le droit pénal dans la mesure où ces règles se retrouvent traditionnellement dans un code pénal29. La Confédération a épuisé sa compétence en ce qui concerne les principes fondamentaux du droit pénal.

Conformément à l'art. 335, al. 1, CP, les cantons conservent le pouvoir de légiférer sur les contraventions de police dans la mesure où le droit fédéral ne règle pas l'atteinte à un bien juridique par un système fermé de normes30.

Certains auteurs de la doctrine sont opposés à une réglementation à l'échelon fédéral, dans le droit pénal, de l'interdiction de se dissimuler le visage; ils font valoir que la compétence fédérale de régler le noyau dur du droit pénal se limite aux dispositions pénales qui sont nécessaires, selon la conscience juridique générale, à la sauvegarde de la paix publique. Comme l'interdiction de se dissimuler le visage ne peut guère être considérée comme faisant partie des principes fondamentaux du droit pénal, ses limites doivent selon eux être interprétées restrictivement en cas de doute, au vu du principe de subsidiarité (art. 5 Cst.) et du principe fédéraliste qui veut que la Confédération exerce ses compétences avec retenue31. Ces auteurs considèrent que l'interdiction de se dissimuler le visage règle la manière de se présenter dans l'espace public, un domaine régi en principe par les cantons32, d'autant plus selon eux que l'art. 10a

27 28 29 30 31

32

RS 314.1 Giovanni Biaggini, BV-Kommentar. Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 2e éd., Zurich 2017, no 2 ad art. 123 Cst.

Hans Vest, Die Schweizerische Bundesverfassung, St.Galler Kommentar, 3e édit., 2014, no 2 ad art. 123 Cst. (p. 2224).

Giovanni Biaggini, BV-Kommentar. Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 2e éd., Zurich 2017, no 4 ad art. 123 Cst.

Benedict Vischer, Wer ist zuständig für die Umsetzung des Verhüllungsverbots?, Art. 10a BV im Kontext der bundesstaatlichen Kompetenzordnung, Jusletter du 22 novembre 2021, no 24 et 25.

Ibid., no 13.

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Cst. laisse une certaine marge de manoeuvre en ce qui concerne notamment les traditions locales, un aspect qui relève typiquement du droit cantonal33.

Le Conseil fédéral ne partage pas cet avis. Il estime que la mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage peut se fonder sur la compétence législative de la Confédération en matière pénale (art. 123, al. 1, Cst.). Il a, il est vrai, clairement exprimé des réserves dans son message sur l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage»34, mais son avis portait alors sur la modification du CP et non sur une loi autonome. L'inscription de l'interdiction de se dissimuler le visage à l'art. 10a Cst. est considérée comme l'expression de la volonté du peuple et des cantons d'uniformiser les situations différentes qui existent dans les cantons, qui vont d'une interdiction générale touchant tout l'espace public à l'absence totale de règles35.

L'hypothèse selon laquelle la norme entend laisser aux cantons une marge de manoeuvre législative n'est pas convaincante. L'exception touchant les coutumes locales couvre les traditions de tous genres ­ qu'elles concernent une localité donnée ou l'ensemble du pays ­ qui impliquent que les participants se masquent le visage. Les autorités cantonales sont parfaitement en mesure d'interpréter cette exception à sa juste mesure36. Donner aux cantons la possibilité de sanctionner différemment l'interdiction nationale de se dissimuler le visage, qui a été inscrite par le peuple et les cantons au niveau suprême de notre ordre juridique, ne fait aucun sens à l'échelle de la petite Suisse. La Cour européenne des droits de l'homme restreint d'ailleurs fortement la peine maximale admissible dans ce cas, en donnant du poids, lors de l'examen de la proportionnalité d'une telle interdiction, à la modicité de la peine maximale encourue (voir ch. 5.5). Les cantons ne disposeraient donc pas d'une grande marge de manoeuvre pour fixer la sanction.

Il n'est guère contesté que l'interdiction de se dissimuler le visage ne fait pas partie du noyau dur du droit pénal. Le CP contient toutefois différentes infractions qui n'en font pas non plus partie, comme l'émeute (art. 260 CP), l'atteinte à la liberté de croyance et des cultes (art. 261 CP) ou encore l'atteinte à la paix des morts (art. 262 CP). Il est
exact que les cantons sont compétents en premier lieu pour réglementer l'utilisation de l'espace public et pour le droit de police, c'est-à-dire pour sanctionner les infractions contre l'ordre public. L'interdiction de se dissimuler le visage concerne toutefois également dans une large mesure des lieux qui ne font pas partie de l'espace public, à savoir les lieux privés «accessibles au public ou dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun» (art. 10a, al. 1, Cst.). Dans ces lieux, notamment dans les magasins, restaurants, centres sportifs ou cinémas, l'interdiction de se dissimuler le visage porte atteinte à des droits fondamentaux garantis par la Constitution, soit la garantie de la propriété (art. 26 Cst.) et la liberté économique (art. 27 Cst.). Assurer l'ordre public, un but auquel tend en particulier l'interdiction 33 34

35 36

Ibid., no 11.

Message du Conseil fédéral relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», FF 2019 2895, ch. 4.2.2. Le Conseil fédéral avait alors relevé que l'inscription d'une infraction dans le CP aurait pour effet de «[déclarer] punissable un comportement qui, en soi, ne menace ni ne viole directement aucun bien juridique concret, ce qui irait à l'encontre des principes du droit pénal».

Voir également Kaspar Ehrenzeller, Christina Müller, Benjamin Schindler, Ausgestaltung des Verhüllungsverbots durch den Bundesgesetzgeber, Jusletter du 28 mars 2022, no 25.

Ibid., no 29.

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de se masquer lors de manifestations, ne constitue de ce fait qu'un des deux objectifs de l'interdiction de se masquer le visage, l'autre étant la protection du «vivre-ensemble», qui vise à permettre aux personnes qui se trouvent dans des lieux accessibles à tout un chacun de se rencontrer à visage découvert. Ces raisons justifient que l'art. 10a Cst. soit concrétisé au niveau du droit fédéral, sur la base de la compétence de légiférer en matière de droit pénal fondée sur l'art. 123, al. 1, Cst.37.

4.3

Mise en oeuvre dans une loi autonome

L'avant-projet prévoyait une mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage dans le CP38. En raison des résultats de la consultation et de réflexions ultérieures, le Conseil fédéral propose au Parlement un projet sous la forme d'une loi autonome.

Dans le rapport explicatif concernant l'avant-projet, le Conseil fédéral a expliqué pourquoi une mise en oeuvre dans la loi fédérale du 21 mars 1997 instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure (LMSI)39 n'était pas pertinente. D'une part, une modification de la LMSI dépasserait la compétence de coordination de la Confédération, très limitée dans le domaine de la police (art. 57, al. 2, Cst.). D'autre part, l'objectif de la nouvelle interdiction va bien au-delà de la garantie de la sécurité et de l'ordre et concerne avant tout la protection du «vivre-ensemble» (ch. 1.3.1). Cet objectif sort donc nettement du champ d'application de la LMSI, qui a pour but d'écarter précocement les menaces pour la sûreté intérieure (art. 2, al. 1, LMSI)40.

Bien qu'il ait envoyé en consultation une modification du CP, le Conseil fédéral a exposé de façon détaillée dans le rapport explicatif les problèmes que posait cette solution. Selon lui, il était difficile d'attribuer à un bien juridique déterminé les motifs de l'interdiction, qui comprennent la sécurité, l'ordre et le vivre-ensemble à visage découvert. On pourrait parler, pour simplifier, de l'ordre public. Le Conseil fédéral a par ailleurs relevé que la liste des exceptions de l'art. 10a, al. 3, Cst. revêtait une importance prépondérante pour la délimitation de l'acte punissable, tandis que le CP se limitait généralement à arrêter de simples interdictions sans régler l'acte punissable

37

38

39 40

L'interdiction inscrite dans la Constitution et sa mise en oeuvre sur le plan pénal sont étroitement liées et il n'y a guère de marge de manoeuvre en ce qui concerne la fixation de la peine maximale. Comme l'a fait remarquer Walther Burckhardt, il n'est pas possible dans un tel cas de figure d'aboutir à une solution cohérente si l'on sépare la norme matérielle de la norme pénale, qui forment un tout, et qu'on confie leur mise en oeuvre à des organes différents. Walther Burckhardt, Kommentar der Schweizerischen Bundesverfassung vom 29. Mai 1874, 3e éd., Berne 1931, art. 64bis, p. 594.

Mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 10a Cst.): modification du code pénal. Rapport explicatif du 20 octobre 2021 relatif à l'ouverture de la procédure de consultation, ch. 1.2.3. Le rapport est disponible à l'adresse suivante: www.ofj.admin.ch > Société > Projets législatifs en cours > Interdiction de se dissimuler le visage.

RS 120 Mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 10a Cst.): modification du code pénal. Rapport explicatif du 20 octobre 2021 relatif à l'ouverture de la procédure de consultation, ch. 1.2.2.2 et 1.2.3. Le rapport est disponible à l'adresse suivante: www.ofj.admin.ch > Société > Projets législatifs en cours > Interdiction de se dissimuler le visage.

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en l'accompagnant de nombreuses exceptions. Il a souligné qu'il était central de pouvoir réprimer facilement une infraction mineure comme le non-respect de l'interdiction de se dissimuler le visage, tout en précisant qu'une interdiction inscrite dans le CP ne pourrait pas, dans la situation juridique actuelle, être réprimée simplement par la procédure de l'amende d'ordre et qu'il faudrait donc étendre la LAO41. Il ajoutait cependant que de sérieuses réserves juridiques s'opposaient selon lui à une extension de la procédure de l'amende d'ordre aux infractions du CP: le risque serait d'ouvrir grand la porte à l'inscription dans la LAO d'autres infractions telles que les voies de fait, les dommages à la propriété ou encore les désagréments causés par la confrontation à un acte d'ordre sexuel. C'est pourquoi le Conseil fédéral voulait renoncer à étendre la liste des amendes figurant dans la LAO42.

Différents participants à la consultation se sont exprimés en faveur de la mise en oeuvre de l'interdiction dans une loi fédérale autonome. D'autres ont souhaité que le recours à la procédure d'amende d'ordre soit possible pour réduire le travail des autorités d'exécution. D'autres encore ont demandé une mise en oeuvre dans le droit administratif pour des raisons de proportionnalité43. Le Conseil fédéral, tenant compte de ces souhaits, présente un projet sous la forme d'une loi autonome. Il fait siens les arguments suivants:

41 42

43

­

La mise en oeuvre dans une loi autonome répond ­ mieux que la modification du CP ­ au double objectif de la norme, à savoir garantir la sécurité et l'ordre publics et favoriser le vivre-ensemble à visage découvert dans l'espace public et dans les lieux accessibles à tout un chacun. L'interdiction de se dissimuler le visage ne fait pas partie du noyau dur du droit pénal réglementé dans le CP.

En font partie par exemple les infractions contre la vie et l'intégrité corporelle, contre le patrimoine, contre l'honneur ou le domaine privé, mais aussi des infractions graves contre l'ordre juridique et les intérêts fondamentaux de l'État ou contre la paix internationale.

­

Une loi autonome s'accommode mieux du long catalogue d'exceptions prévu par la norme. Ces exceptions ne sont pas usuelles dans le CP. En effet, les infractions contre des normes concernant les principes fondamentaux du droit pénal constituent en règle générale des violations graves qui ne souffrent pas de justifications pour des motifs privés, ou seulement dans des situations d'urgence temporelle ou matérielle bien définies. Une exception comme celle visée à l'art. 2, al. 3, LIDV, qui prévoit que la dissimulation du visage peut être autorisée dans les lieux publics et qui réglemente de ce fait un domaine régi aujourd'hui par les interdictions cantonales de se masquer, n'a pas vraiment sa place dans le CP.

La liste contenue à l'art. 1, al. 1, LAO répertorie les lois qui prévoient des contraventions pouvant être sanctionnées par une amende d'ordre dans une procédure simplifiée.

Mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 10a Cst.): modification du code pénal. Rapport explicatif du 20 octobre 2021 relatif à l'ouverture de la procédure de consultation, ch. 1.2.2.1. Le rapport est disponible à l'adresse suivante: www.ofj.admin.ch > Société > Projets législatifs en cours > Interdiction de se dissimuler le visage.

Voir ch. 2 du présent message et ch. 2.2.4 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

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­

Il est beaucoup plus facile et plus cohérent d'introduire la procédure d'amende d'ordre, que le Conseil fédéral privilégie, dans une loi autonome plutôt que dans le CP.

­

Une loi autonome permet également de réduire considérablement la peine maximale, comme l'ont demandé certains participants à la consultation et comme le réclame également la jurisprudence internationale, qui invoque le principe de proportionnalité. L'art. 106, al. 1, CP prévoit que le montant maximum de l'amende en cas de contravention est de 10 000 francs. Une dérogation à cette règle au cas par cas serait difficile à justifier dans le CP.

4.4

Champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage

En vertu de l'art. 10a, al. 1, Cst., il est interdit de se dissimuler le visage «dans l'espace public» et «dans les lieux accessibles au public ou dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun.» L'accessibilité au public est l'élément central de la norme. Celle-ci peut être tout à fait générale (espace public), mais peut aussi résulter de la fonction d'un lieu, comme lorsqu'il y est offert des prestations qui sont en principe ouvertes à tous ou à un grand nombre de personnes qui ne sont pas d'emblée définies avec précision. La question de la propriété du lieu ne revêt aucune importance: le sol privé que tout un chacun peut utiliser (comme un chemin de randonnée sur un alpage privé) est tout aussi concerné par l'interdiction de se dissimuler le visage que les commerces ou les établissements privés dans lesquels le public peut obtenir des biens ou services gratuitement ou contre paiement.

On peut qualifier de «public» l'espace qui est librement accessible au public ou qui sert au public44. Généralement, mais pas forcément, cet espace appartient à une collectivité ou à une corporation de droit public45. Il ne peut exister de définition juridique générale de l'espace public car pareille définition dépend du but visé, c'està-dire du bien que la norme doit protéger. L'art. 43a, al. 4, de la loi fédérale du 6 octobre 2000 sur la partie générale du droit des assurances sociales46 autorise l'observation d'assurés en vue de détecter les abus lorsque ceux-ci se trouvent «dans un lieu accessible au public» ou «dans un lieu qui est librement visible depuis un lieu accessible au public». Le Tribunal fédéral (TF) a considéré dans cette disposition sur l'accessibilité générale que les rues, les places, les gares, les aéroports, les moyens de transport publics, les parkings, les établissements culturels (théâtres, cinémas, salles de concert), les terrains de sport, les stades, les centres commerciaux, les grands magasins et les restaurants notamment faisaient partie de l'espace public47.

44 45 46 47

Par ex. l'espace aérien situé au-dessus de surfaces publiques ou des espaces sous terre utilisés à des fins publiques (puits des canalisations et conduites).

Arrêt 8C_837/2018 du 15 mai 2019, consid. 5.1, concernant l'observation d'une personne afin de savoir si elle avait droit à une rente invalidité.

RS 830.1 Arrêt 8C_837/2018 du 15 mai 2019, consid. 5.1, avec références à la doctrine, notamment sur l'art. 282 du code de procédure pénale, RS 312.0.

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L'art. 10a, al. 1, Cst. distingue «l'espace public», «les lieux accessibles au public» et les lieux «dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun». Il en va cependant toujours de l'accessibilité à un large public («breite Öffentlichkeit»)48.

L'«espace public» au sens de l'art. 10a Cst. est accessible à tous. En font partie par exemple les rues, les trottoirs et les places ouvertes au public, les chemins publics, les prairies, les champs et les forêts, les montagnes, mais aussi les eaux et les rives accessibles au public ainsi que l'espace aérien.

La délimitation entre «lieux accessibles au public» et «espace public» est un peu floue, mais elle ne pose pas de problème puisqu'il suffit de distinguer aux fins de l'art. 10a, al. 1, Cst. et de la législation d'exécution qu'il fonde les lieux ouverts à un large public des lieux privés qui ne sont accessibles qu'à un cercle limité de personnes. Peuvent être qualifiées de lieux accessibles au public au sens de l'art. 10a Cst. les installations dédiées à un but précis, largement ouvertes à tous sans restriction et généralement mises à leur disposition gratuitement. Il s'agit par exemple des piscines et des plages aménagées au bord des lacs et des fleuves, des places de jeu publiques, des terrains de football, des patinoires, des parcs d'entraînement de rue et de skateboard, des parcours Vita, des bains thermaux ouverts au public et des pistes d'escalade, de ski et de luge49.

Parmi les lieux «dans lesquels sont fournies des prestations ordinairement accessibles par tout un chacun» au sens de l'art. 10a, al. 1, Cst. figurent ceux où sont fournies des prestations de service public, comme les moyens de transport publics (bus, tram, train, bateau en service régulier), y compris les guichets, les salles d'attente, les points de vente de billets, la poste, mais aussi les services administratifs ouverts au public, les tribunaux et les parlements50. En font aussi partie les écoles, les universités, les structures d'accueil de jour, les foyers pour personnes âgées, les foyers médicalisés et les hôpitaux, étant donné qu'ils accueillent un cercle donné de personnes, comme des étudiants, des élèves, des personnes âgées ou des patients et leurs familles. Seuls les locaux qui sont accessibles au public sont cependant visés. Ainsi,
les bureaux des employés de l'administration ou les salles de séance internes et les locaux d'entreposage ne sont pas publics. En ce qui concerne les autres bâtiments administratifs, l'interdiction ne s'applique que dans les espaces accessibles au public.

Cette catégorie englobe également les lieux dans lesquels des fournisseurs publics ou privés mettent des biens et services à la disposition d'un large public, gratuitement ou contre paiement (voir ch. 5.3).

48 49

50

Formulation du TF dans son arrêt 8C_837/2018 du 15 mai 2019, consid. 5.1.

Les restrictions à la garantie du repos nocturne et dominical n'y changent rien. Des dispositions comparables peuvent aussi s'appliquer aux activités menées dans les lieux exclusivement privés.

Les tribunaux et les parlements qui siègent sont généralement ouverts au public. Les délibérations à huis clos font exception.

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5

Commentaire des dispositions

L'art. 10a Cst. est concrétisé dans la loi fédérale sur l'interdiction de se dissimuler le visage (LIDV). Cette loi définit: ­

l'objet et le champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 1 LIDV);

­

le comportement interdit (art. 2, al. 1, LIDV);

­

les exceptions à l'interdiction (art. 2, al. 2 et 3, LIDV);

­

la peine maximale encourue et la compétence en matière de poursuite pénale (art. 3 LIDV).

L'instauration de la procédure d'amende d'ordre implique en outre la modification de la LAO (art. 4 LIDV).

5.1

Objet et champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 1 LIDV)

L'art. 1 LIDV définit l'objet et le champ d'application de l'interdiction de se dissimuler le visage, inscrite à l'art. 10a Cst.. La loi régit la mise en oeuvre de cette interdiction (al. 1).

L'interdiction ne s'applique pas à bord des aéronefs civils en Suisse et à l'étranger (al. 2, let. a) ni dans les locaux qui servent aux relations diplomatiques ou consulaires ou qui sont occupés à des fins officielles par les bénéficiaires institutionnels visés à l'art. 2, al. 1, de la loi du 22 juin 2007 sur l'État hôte51 (al. 2, let. b).

5.1.1

Pas d'application à bord des aéronefs civils (art. 1, al. 2, let. a, LIDV)

L'interdiction de se dissimuler le visage ne s'applique pas aux personnes qui se trouvent à bord d'aéronefs civils en Suisse ou à l'étranger.

L'aviation civile internationale est régie par la Convention du 7 décembre 1944 relative à l'aviation civile internationale, dite de Chicago52. L'art. 1 de cette convention prévoit que chaque État a la «souveraineté complète et exclusive» sur l'espace aérien au-dessus de son territoire (régions terrestres et eaux territoriales). En ce qui concerne les avions qui volent dans l'espace aérien international (au-dessus de la haute mer), où aucun État ne peut faire valoir de droit de souveraineté, c'est le droit de l'État du pavillon qui s'applique. Un État peut donc faire appliquer son droit à bord de tous les avions civils survolant son territoire, qu'ils soient nationaux ou étrangers. Ce principe

51 52

RS 192.12 RS 0.748.0. Elle s'applique uniquement aux aéronefs civils, pas aux aéronefs d'État (art. 3, let. a, de la convention).

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est inscrit à l'art. 11, al. 1, de la loi du 21 décembre 1948 sur l'aviation (LA)53: «L'espace aérien au-dessus de la Suisse est soumis au droit suisse»54. La loi fédérale sur l'aviation prévoit aussi que «le droit suisse est applicable à bord des aéronefs suisses à l'étranger, en tant que le droit de l'État dans lequel ou au-dessus duquel les aéronefs se trouvent ne s'applique pas d'une manière impérative» (art. 11, al. 3, LA). Au vu de ces dispositions, la Confédération pourrait imposer une interdiction de se dissimuler le visage à bord des avions suisses et étrangers volant dans son espace aérien à condition qu'elle n'ait pas conclu d'autre convention avec d'autres États conformément à l'art. 11, al. 4, LA. L'interdiction pourrait également être imposée dans les avions suisses volant dans l'espace aérien international. Elle ne pourrait en revanche être appliquée dans l'espace relevant de la souveraineté d'autres États que si ces derniers renoncent à imposer leur propre droit.

L'aviation civile est une prestation «ordinairement accessible par tout un chacun» au sens de l'art. 10a, al. 1, Cst.. Le but de l'interdiction de se dissimuler le visage est toutefois de protéger la vie en commun au sein d'une société démocratique dans laquelle les gens se rencontrent à visage découvert (voir ch. 1.3.1). La situation dans l'aviation civile n'est pas la même que dans les transports publics. Les transports publics s'effectuent presque exclusivement sur le territoire suisse, et les personnes qui les empruntent sont nombreuses, se déplacent librement et montent et descendent quand elles veulent. Dans l'aviation, les vols intérieurs jouent un rôle secondaire. Il s'agit souvent de liaisons amenant ou ramenant des passagers de vols internationaux.

Les vols vers la Suisse et depuis la Suisse ont vite fait de traverser les territoires de nombreux États aux réglementations juridiques diverses, y compris en ce qui concerne la dissimulation du visage. Au surplus, les passagers des avions passent le plus clair de leur temps de voyage assis à la place qui leur est attribuée personnellement, ce qui est de nature à limiter les contacts avec les autres passagers. Un des objectifs importants de l'interdiction de se dissimuler le visage est de créer une réglementation uniforme praticable. Dans ces circonstances, il paraît
bon de ne pas l'appliquer aux personnes se trouvant à bord d'avions civils55.

Il en va autrement de la navigation maritime ouverte au public. Aux termes, de l'art. 4, al. 1, de la loi fédérale du 23 septembre 1953 sur la navigation maritime sous pavillon suisse56, «[l]e droit fédéral est en vigueur à bord des navires suisses: en haute mer sans partage; dans les eaux territoriales en tant que la loi de l'[É]tat riverain n'est pas 53 54

55

56

RS 748.0 L'État qui a la souveraineté sur l'espace aérien peut aussi renoncer à appliquer son droit à bord des aéronefs étrangers. L'art. 11, al. 2, LA autorise le Conseil fédéral à en décider: «Pour les aéronefs étrangers, le Conseil fédéral peut admettre des exceptions, si les dispositions sur la responsabilité civile et les dispositions pénales de la présente loi n'en sont pas affectées».

L'interdiction de se dissimuler le visage s'appliquera en revanche dans les zones de transit des aéroports suisses. Les passagers en transit ne séjournent en règle générale que peu de temps dans ces zones des aéroports; ils n'entrent pas en Suisse, mais attendent un vol de correspondance. Il reste que les zones de transit relèvent de la souveraineté suisse. Les arguments justifiant de ne pas appliquer l'interdiction à l'aviation civile (changements constants de souverainetés étatiques) ne valent pas ici. Les exploitants des aéroports pourront le cas échéant proposer des salons séparés pour les personnes en transit souhaitant garder leur voile intégral.

RS 747.30

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déclarée impérative». Lorsque des bateaux de croisière naviguent sous pavillon suisse, il y a sans nul doute prestation utilisable par tout un chacun. À bord de ces bateaux, les passagers se déplacent, se rencontrent et s'entretiennent pendant un long moment; il ne s'agit pas seulement d'un transport du point A au point B. À la différence de l'aviation, le nombre de territoires nationaux touchés en peu de temps est limité. C'est pourquoi l'interdiction de se dissimuler le visage doit s'appliquer dans les espaces accessibles à tous (mais pas dans les espaces réservés à l'équipage).

5.1.2

Pas d'application dans les locaux diplomatiques ou consulaires ou occupés par des bénéficiaires institutionnels au sens de la loi sur l'État hôte (art. 1, al. 2, let. b, LIDV)

Les locaux servant aux relations diplomatiques ou consulaires et ceux occupés à des fins officielles par les bénéficiaires institutionnels visés à l'art. 2, al. 1, de la loi du 22 juin 2007 sur l'État hôte57 sont exclus du champ d'application de la loi58. Ces locaux servent aux relations bilatérales ou multilatérales que la Suisse entretient avec d'autres États, avec des organisations internationales et avec des représentants de la société civile. Appliquer l'interdiction de se dissimuler le visage dans ces locaux irait totalement à l'encontre du but de l'art. 10a Cst., qui est de permettre les rencontres au sein de la société. Les personnes auxquelles le personnel diplomatique ou consulaire a affaire jouissent en outre souvent d'immunités diplomatiques ou consulaires. Qui plus est, l'accès aux locaux servant aux relations diplomatiques ou consulaires se fait souvent sur invitation, si bien que le critère de l'accessibilité au public, sur lequel repose l'interdiction de se dissimuler le visage (ch. 5.3), n'est pas rempli. Les employés des représentations diplomatiques ou consulaires pourront continuer d'exiger d'une personne qu'elle se montre à visage découvert pour qu'ils puissent mener à bien leurs tâches (établir un visa, délivrer un passeport ou une carte d'identité, par ex.).

5.2

Définition de la dissimulation du visage

Il faut commencer par se demander dans quel cas la dissimulation du visage tombe sous le coup de l'interdiction. Quelles sont les parties de la tête, plus précisément du visage, qui ne doivent pas être couvertes? Il est logique de penser, si l'on considère l'objectif de protection de l'interdiction, que ce sont les traits du visage qui sont déterminants. En effet, ce sont eux qui établissent l'individualité des personnes qui doivent pouvoir se rencontrer dans l'espace public à visage découvert. L'art. 2, al. 1, LIDV dans sa version allemande est calqué sur la formulation de la loi autrichienne

57 58

RS 192.12 Voir aussi Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques, RS 0.191.01; Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires, RS 0.191.02.

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sur l'interdiction de se dissimuler le visage59, qui interdit aux personnes de couvrir ou de cacher leur visage de manière à en rendre les traits méconnaissables («[Verboten ist es, das] Gesicht ... zu verhüllen oder zu verbergen, so dass die Gesichtszüge nicht erkennbar sind.»). Le terme «verhüllen» (couvrir, voiler) évoque des vêtements ou foulards qui masquent le visage, alors que le terme de «verbergen» (dissimuler, cacher) couvre tout autre objet permettant de dissimuler le visage60. En français (comme en italien), un seul verbe («dissimuler») est utilisé pour rendre les deux verbes en allemand. On entend par «traits du visage» les parties qui sont déterminantes pour lire l'expression du visage d'une personne (yeux, nez, bouche). La personne doit pouvoir être reconnue dans son individualité, faute de quoi il faut supposer qu'elle dissimule son visage.

5.3

Accessibilité au public (art. 2, al. 1, LIDV)

Les situations énoncées à l'art. 10a, al. 1, Cst., dans lesquelles l'interdiction de se dissimuler le visage s'applique, se recouvrent en partie. Leur point commun est l'accessibilité au public. L'art. 2, al. 1, LIDV énonce sur cette base les catégories relevant de l'art. 10a, al. 1, Cst. sous la forme suivante: «Il est interdit de dissimuler son visage de manière à rendre ses traits méconnaissables dans des lieux publics ou privés accessibles au public pour une utilisation gratuite ou payante.» Le «public» peut être un nombre de personnes illimité quand il en va par exemple de l'utilisation quotidienne de l'espace public, mais il peut aussi s'agir d'un public non quantifiable qui utilise des locaux affectés à un but déterminé. On peut penser aux tribunaux, écoles, hôpitaux, transports publics, mais aussi aux établissements de vente de biens ou de fourniture de services comme les restaurants, les bars, les magasins, les centres commerciaux, les cinémas, les stades de foot, les centres de fitness, les courts de tennis, les piscines, les salles d'escalade, les patinoires, les salons de coiffure, les salons de cosmétique, les banques, les salles de cours, les cabinets médicaux et les pharmacies.

59

60

Bundesgesetz über das Verbot der Verhüllung des Gesichts in der Öffentlichkeit, Bundesgesetzblatt der Republik Österreich 2017, no 68 du 08.06.2017, disponible sur le site www.ris.bka.gv.at. Le §2, al. 1, de la loi décrit la dissimulation du visage comme suit: «Wer an öffentlichen Orten oder in öffentlichen Gebäuden seine Gesichtszüge durch Kleidung oder andere Gegenstände in einer Weise verhüllt oder verbirgt, dass sie nicht mehr erkennbar sind ... ist mit einer Geldstrafe bis zu 150 Euro zu bestrafen» (toute personne qui, dans les lieux publics ou dans des immeubles publics, dissimule les traits de son visage au moyen de vêtements ou d'autres objets de manière à les rendre méconnaissables est punie d'une peine pécuniaire allant jusqu'à 150 euros).

Le terme «verbergen» (dissimuler, cacher) comprend aussi la situation où l'on cache son visage avec ses mains. Cependant, seule la personne qui camoufle son visage systématiquement avec ses mains, c'est-à-dire pendant une période prolongée, violerait l'interdiction. Il ne suffit pas qu'elle couvre rapidement son visage avec ses mains.

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5.3.1

Non concerné par l'interdiction: l'espace privé

L'interdiction de se dissimuler le visage ne s'applique pas dans l'espace privé pour autant qu'aucune prestation ordinairement accessible par tout un chacun n'y soit fournie (art. 10a, al. 1, Cst.). Les bâtiments à usage privé, les appartements, les balcons, les jardins, les cours, les avant-places, mais aussi les prairies et les forêts privées fermées au public n'entrent donc pas dans le champ d'application de l'interdiction.

Qu'une personne qui se dissimule le visage soit visible depuis un terrain public ou privé n'importe pas si l'espace dans lequel elle se trouve ne peut être utilisé par le public. Ne tombent pas non plus sous le coup de l'interdiction les locaux mis à la disposition exclusive de sociétés fermées pour leurs manifestations (comme les salles de fête ou de conférence louées). L'interdiction ne vaut alors que pour les espaces accessibles à tout le monde.

Les bureaux non accessibles au public dans des entreprises ou les espaces de bâtiments administratifs, déjà évoqués au ch. 5, qui ne sont pas accessibles au public, ainsi que les espaces communs d'immeubles locatifs (cages d'escalier, buanderies, espaces de séjour, garages communs, places de jeu, jardins) doivent aussi être considérés comme des espaces privés non concernés par l'interdiction. Ils ne tombent donc pas sous le coup de l'art. 10a, al. 1, Cst. Comme il s'agit aussi de locaux à usage privé, le fait qu'on puisse les voir depuis l'extérieur ne joue aucun rôle. Une société a le droit d'employer des femmes portant le voile intégral dans ses espaces de travail non accessibles au public, de même qu'un propriétaire de bien immobilier a le droit de leur permettre de loger, gratuitement ou contre paiement, dans son immeuble. Le fait que des personnes extérieures puissent rencontrer ces femmes entièrement voilées (par ex. le facteur, des artisans, le livreur de pizza, les employés d'organisations d'aide et de soins à domicile) ne change rien au caractère privé de ces locaux, qui ne sont pas accessibles au public61. Pour ces motifs, le Conseil fédéral ne donne pas suite aux souhaits exprimés par certains participants à la consultation de faire appliquer l'interdiction également aux locaux communs des immeubles locatifs62. L'art. 10a Cst. interdit qu'une personne dissimule son visage dans les lieux accessibles au public, mais ne fonde aucun droit à ne pas croiser des personnes qui le font dans des lieux privés.

5.3.2

Véhicules et transports

5.3.2.1

Transports publics

Les véhicules doivent être distingués les uns des autres. Les transports publics, au nombre desquels comptent non seulement les entreprises aux mains de l'État mais 61

62

Inversement, des entreprises peuvent interdire la dissimulation du visage même dans des locaux qui ne sont pas accessibles au public. Il faut penser aux cas où des exigences de sécurité renforcées imposent que le visage soit visible ou lorsque des raisons d'hygiène ou de pratique professionnelle le requièrent. Exemples: sur le tarmac des aéroports, où règnent des conditions d'accès et des règles de sécurité très strictes, mais aussi dans les salles d'opération des hôpitaux ou aux guichets clients.

Ch. 2.2.1 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

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aussi les entreprises privées au bénéfice d'une concession, offrent des prestations dont tout le monde peut en principe bénéficier. Les moyens de transport publics sont des lieux où se rencontrent inopinément toutes sortes de gens dans un espace restreint.

L'interdiction de se dissimuler le visage s'y applique. Ces moyens de transport sont les trains, les trams, les bus, les cars postaux, les bateaux en service régulier, ainsi que les remontées mécaniques.

5.3.2.2

Moyens de transport privés utilisables par la collectivité

Les remontées mécaniques privées, les funiculaires, les télésièges, les bateaux d'excursion journalière, les bacs ou les calèches qui transportent des passagers sont à traiter comme les moyens de transport publics. Les entreprises qui prennent des passagers dans l'espace public, comme les sociétés de taxis ou celles qui proposent des chauffeurs via des applications, doivent l'être également. Leurs services sont en effet ouverts à tous, gratuitement ou contre paiement. Les courses précommandées d'un lieu à l'autre sont exceptées. L'analogie avec des véhicules utilisés à titre privé est plus convaincante ici qu'avec les transports publics (voir ch. 5.3.2.3).

5.3.2.3

Véhicules utilisés à titre privé

Parmi les espaces privés où l'interdiction de se dissimuler le visage ne doit pas s'appliquer, on trouve les véhicules utilisés à titre privé, même s'ils se déplacent ou sont garés sur sol public. Les personnes se voilant le visage qui circulent dans des voitures privées, dans des calèches privées ou à bord de bateaux à voile ou à moteur ne tombent pas sous le coup de l'interdiction de se dissimuler le visage, qu'elles soient visibles ou non de l'extérieur (cabriolets, fenêtres ouvertes, ponts de bateaux). Les conditions de propriété des véhicules utilisés à titre privé ne jouent aucun rôle. Les véhicules achetés sont tout aussi exclus de l'interdiction que les véhicules en leasing, loués ou empruntés, ou encore les véhicules d'un parc automobile d'autopartage63. Pour des raisons de sécurité dans les transports, le droit en vigueur interdit déjà au conducteur de se dissimuler le visage64.

63

64

Les sociétés de location de voiture ou d'autopartage fournissent certes des prestations qui sont en principe ouvertes à tous, mais elles ne proposent que des véhicules, pas des transports. Les particuliers décident de l'utilisation de ces véhicules comme s'ils en étaient propriétaires.

L'art. 31, al. 1, de la loi fédérale du 19 décembre 1958 sur la circulation routière (LCR, RS 741.01) exige que le conducteur reste constamment maître de son véhicule de façon à pouvoir se conformer aux devoirs de la prudence. Le champ visuel libre d'une personne qui se dissimule le visage étant extrêmement limité, cette exigence ne pourrait plus être respectée, raison pour laquelle il faudrait présupposer une incapacité de conduire au sens de l'art. 31, al. 2, LCR. Des exceptions s'appliquent tout au plus pour les organisations d'intervention en urgence, les militaires et la protection civile quand des masques doivent être portés au volant pour des raisons de sécurité (par ex. pour se protéger de gaz toxiques).

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La non-application de l'interdiction de se dissimuler le visage dans ces cas s'explique par les nettes différences qui existent par rapport aux prestations des transports publics ou offres privées comparables, ouvertes à tous (voir ch. 5.3.2.1 et 5.3.2.2). Les voitures privées sont utilisées par des personnes qui se connaissent ou qui voyagent volontairement ensemble. L'idée qui sous-tend l'interdiction de se dissimuler le visage (protéger la vie en commun dans une société ouverte) n'y est pas remise en question65.

L'interdiction de se dissimuler le visage ne fonde aucun droit à ne jamais être confronté à des femmes qui se dissimulent le visage (voir ch.56.3.1).

5.3.2.4

Véhicules et moyens de locomotion de la mobilité douce et des loisirs

L'interdiction de se dissimuler le visage s'applique dans le cas des véhicules et moyens de locomotion de la mobilité douce et des loisirs (comme les vélos, les vélos électriques, les rickshaws, les trottinettes, les skateboards et les patins à roulettes). Ces moyens de locomotion sont ouverts, contrairement aux voitures. Un contact avec le public est normal avec ces véhicules, qui sont le plus souvent utilisés en agglomération. L'analogie avec les piétons est évidente.

5.3.3

Non concernés par l'interdiction: les espaces virtuels et les médias

L'interdiction de se dissimuler le visage ne couvre que les espaces réels, pas les espaces virtuels. Le terme d'espace public, c'est-à-dire les lieux accessibles au public, s'entend au sens physique. Il existe certes des infractions qui étendent le caractère public à l'espace virtuel: l'art. 261bis CP (discrimination raciale) par exemple, qui déclare punissable l'incitation à la haine ou à la discrimination et le fait de rabaisser ou dénigrer publiquement une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle66.

La norme fixée à l'art. 261bis CP vise à sanctionner les comportements profondément discriminatoires, avilissants et abjects, susceptibles d'encourager les actes de violence contre les personnes visées. L'interdiction de se dissimuler le visage poursuit un tout autre but: la rencontre à visage découvert comme condition de la vie en commun dans une société libérale et démocratique (ch. 1.3.1). Dans l'espace virtuel, tout le monde peut à tout moment décider ce qu'il veut voir ou suivre.

L'interdiction de se dissimuler le visage concerne les personnes physiques et régit un aspect de l'ordre public (voir ch. 1.3, premier paragraphe). Elle n'a pas lieu d'être 65 66

C'est d'autant plus vrai que les véhicules se déplacent généralement vite dans la circulation et ne permettent guère les contacts avec le public.

Le TF a mûrement réfléchi à la notion de publicité d'une déclaration au sens de l'art. 261bis CP dans son arrêt 126 IV 176, consid. 2. Il estime qu'une déclaration est publique, de l'avis général, quand elle est perçue par un grand nombre, indéterminé, de personnes ou par un large cercle de personnes qui n'ont pas de relations personnelles entre elles (voir p. 178).

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dans le domaine des médias et nul ne l'a d'ailleurs demandé pendant la campagne précédant la votation. Elle serait injustifiable sous l'angle des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution que sont les libertés d'opinion et d'information (art. 16 Cst.) et la liberté des médias (art. 17 Cst.). L'interdiction de se dissimuler le visage ne s'applique donc pas dans les médias imprimés, sur les réseaux sociaux, ni à la télévision, non seulement pour les comptes rendus nationaux et étrangers, mais aussi, par exemple, pour des discussions menées en studio au sujet de la dissimulation du visage.

Dans ces derniers cas, les rédactions responsables doivent avoir la possibilité d'inviter aussi des femmes se voilant le visage pour que le public puisse se forger librement une opinion, comme l'exige la loi fédérale du 24 mars 2006 sur la radio et la télévision dans la description du mandat de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR)67.

5.4

Exceptions à l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 2, al. 2 et 3, LIDV)

5.4.1

Principes d'interprétation

Les al. 1 et 3 de l'art. 10a Cst. prévoient des exceptions à l'interdiction de se dissimuler le visage: l'interdiction ne s'applique pas dans les lieux de culte (art. 10a, al. 1, Cst.) et la loi doit prévoir des exceptions qui ne peuvent être justifiées que par des raisons de santé ou de sécurité, par des raisons climatiques ou par des coutumes locales (art. 10a, al. 3, Cst.).

Les exceptions sont citées de manière exhaustive dans la Constitution («ne peuvent être justifiées que»). La disposition constitutionnelle s'inscrit toutefois dans la systématique de la Constitution. Elle doit être interprétée dans le cadre du pluralisme méthodologique68 et ne se place pas au-dessus des autres normes constitutionnelles. Il faut en outre interpréter la Constitution en considérant son unité (interprétation en harmonie avec le reste de la Constitution): le principe de l'égalité des normes constitutionnelles est applicable, le principe de proportionnalité revêtant dans ce contexte 67

68

Cf. art. 24, al. 4, let. a, de la loi fédérale du 24 mars 2006 sur la radio et la télévision RS 784.40): «La SSR contribue à la libre formation de l'opinion en présentant une information complète, diversifiée et fidèle, en particulier sur les réalités politiques, économiques et sociales». L'interdiction de se dissimuler le visage s'applique en revanche lors de visites guidées des studios de télévision ou des locaux des médias, puisqu'il s'agit de prestations ouvertes au public.

Au sujet du pluralisme méthodologique appliqué par le TF dans l'interprétation des textes de droit, voir par exemple l'ATF 145 IV 364, p. 367 (qui renvoie aux ATF 142 IV 105, consid. 5.1, p. 110, et 143 IV 122 consid. 3.2.3, p. 125): le TF y explique que l'interprétation de la loi se dégage en premier lieu du texte lui-même, de sa lettre, de son but et de son esprit et des valeurs sur lesquelles la loi repose selon la méthode téléologique; le TF ne privilégie aucune méthode d'interprétation, mais s'inspire d'un pluralisme pragmatique pour rechercher le sens véritable de la norme. L'interprétation du droit constitutionnel suit les mêmes règles méthodologiques que l'interprétation des lois et des ordonnances. Voir à ce sujet le document «Analyse vom 8. April 2014 des Bundesamtes für Justiz über die Auslegung der art. 121a und 197 Ziffer 9 der Bundesverfassung zuhanden der Arbeitsgruppe «Auswirkungen der Masseneinwanderungsinitiative auf die völkerrechtlichen Verträge der Schweiz», ch. 2.1, p. 4, à l'adresse suivante: www.sem.admin.ch > fza > auslegung-bv-d (texte en allemand avec des passages en français).

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une importance particulière69. Le législateur doit penser, dans la mise en oeuvre d'une norme constitutionnelle, à tous les sujets constitutionnels touchés, afin d'assurer que l'ordre juridique reste aussi peu contradictoire que possible70. Il faut en tenir compte en déterminant les situations dans lesquelles il n'est pas punissable de se dissimuler le visage. La volonté des auteurs d'une initiative qui est à l'origine d'une nouvelle norme constitutionnelle n'est pas décisive. Elle peut néanmoins être prise en considération, par exemple dans le cadre de l'interprétation historique71.

Dans les articles de doctrine rédigés après l'acceptation de l'initiative populaire, certains auteurs critiquent la position que le Conseil fédéral défendait déjà dans le rapport explicatif relatif à l'avant-projet. Ils estiment qu'une interprétation qui intègre d'autres dispositions constitutionnelles ne tient pas suffisamment compte du fait que l'initiative s'inscrit en opposition à celles-ci ni qu'elle vise fondamentalement à empêcher toute intervention politique72.

On peut objecter à cette opinion qu'il n'existe pas de hiérarchie des normes dans la Constitution. Le Conseil fédéral estime peu convaincant l'argument selon lequel une initiative populaire qui porte sur un sujet ponctuel, étroitement délimité sur le fond, comme celui de la dissimulation du visage, serait en contradiction avec de nombreuses normes constitutionnelles centrales, qui caractérisent de vastes domaines de la vie en société et qui sont reconnues par une large partie de la population. De l'avis du Conseil fédéral, il n'y a pas de raison de s'écarter des principes d'interprétation usuels et il refuse de considérer la nouvelle disposition constitutionnelle isolément plutôt que dans le contexte de la Constitution dans son ensemble.

Plusieurs participants à la consultation ont demandé au Conseil fédéral d'insérer des exceptions supplémentaires dans la loi, notamment en matière de liberté de conscience et de croyance, de droits de la personnalité, d'égalité des sexes ou encore de liberté de réunion et d'expression73. Certains auteurs de doctrine critiquent le fait que les exceptions prévues dans l'avant-projet autorisent des pratiques jugées de peu d'importance sous l'angle des droits fondamentaux et du principe de la proportionnalité alors qu'il
manque une exception pour la dissimulation du visage pour des motifs religieux. Ils y reconnaissent certes la volonté présumée des auteurs de l'initiative, mais estiment

69 70

71

72

73

ATF 145 IV 364, consid. 3.3 p. 367.

Analyse vom 8. April 2014 des Bundesamtes für Justiz über die Auslegung der art. 121a und 197 Ziffer 9 der Bundesverfassung zuhanden der Arbeitsgruppe «Auswirkungen der Masseneinwanderungsinitiative auf die völkerrechtlichen Verträge der Schweiz» (en allemand avec des passages en français), ch. 2.1, p. 4. Le document peut être consulté à l'adresse suivante: www.sem.admin.ch > fza > auslegung-bv-d.

La relation entre droit international et droit interne. Rapport du Conseil fédéral du 5 mars 2010 en réponse au postulat 07.3764 de la Commission des affaires juridiques du Conseil des États du 16 octobre 2007 et au postulat 08.3765 de la Commission des institutions politiques du Conseil national du 20 novembre 2008, FF 2010 2067, ch. 8.7.1.2.

Ehrenzeller/Müller/Schindler, Jusletter du 28 mars 2022, no 43 à 51. Les auteurs argumentent qu'il faut de ce fait renoncer aux exceptions légales ajoutées pour des raisons d'unité de l'ordre juridique et qui vont au-delà des motifs évoqués à l'art. 10a, al. 3, Cst., voir en particulier no 49 s.

Ch. 2.2.2.1 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

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qu'elle ne doit pas être déterminante74. L'interdiction vaut à leur avis presque exclusivement pour le voile islamique, ce qu'ils jugent problématique au vu du principe de non-discrimination et des obstacles élevés prévus pour que soient admises des inégalités de traitement75.

L'interdiction de se dissimuler le visage restreint différents droits fondamentaux garantis par la Constitution et par les conventions sur les droits de l'homme, comme le Conseil fédéral l'a déjà constaté de façon critique dans son message relatif à l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage»76. La restriction de la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.) est également voulue, comme le montre le libellé de l'art. 10a Cst., qui prévoit à l'al. 1 une dérogation uniquement dans les «lieux de culte». L'art. 10a Cst. ne tient compte ni dans la description du champ d'application de l'interdiction (al. 1), ni dans l'énumération des exceptions (al. 3), des motifs idéaux tels que les convictions politiques, religieuses ou idéologiques de personnes qui veulent dissimuler leur visage ­ à l'exception des «lieux de culte». Il signifie donc que le fait de se dissimuler le visage doit être autorisé dans les lieux destinés à la rencontre de communautés religieuses et à la pratique d'actes religieux, et être interdit dans d'autres lieux accessibles au public. C'est ce qui découle de la norme constitutionnelle adoptée par le peuple et les cantons elle-même et non de la «volonté présumée» des auteurs de l'initiative. L'affirmation selon laquelle la dissimulation du visage concerne presque exclusivement le voile porté pour des raisons religieuses, en raison des nombreuses exceptions, n'est pas non plus correcte: les personnes qui se masquent le visage lors de manifestations ou de grands événements sportifs sont bien plus nombreuses que les personnes qui dissimulent leur visage pour des raisons religieuses.

5.4.2

Lieux de culte (art. 2, al. 2, let. a, LIDV)

Les lieux de culte ne sont pas concernés par l'interdiction de se dissimuler le visage au sens de l'art. 10a, al. 1, Cst. Il faut entendre par lieux de culte tous les locaux destinés à la pratique d'une religion ou utilisés pendant une durée déterminée pour la pratique d'une religion (par ex. location momentanée d'un espace qui est également destiné à d'autres usages). La notion ne se limite pas à une religion donnée. Sont des lieux de culte les mosquées et les salles de prière musulmanes, mais aussi les églises, les synagogues, les temples bouddhistes et les cimetières ainsi que les lieux de prière d'autres communautés religieuses. Doivent aussi être considérés comme des lieux de culte les cours, jardins, crématoires, réfectoires, ainsi que les salles de cours et pièces de vie qui sont rattachés à des lieux de prière. Le règlement intérieur relève de la

74 75 76

Benedict Vischer, Wie ist das Verhüllungsverbot mit den Grundrechten zu vermitteln?, Jusletter du 4 avril 2022, no 21 et 29.

Ibid., no 29.

FF 2019 2885, ch. 4.2.3, p. 2920. Sont concernés en première ligne le droit au respect de la vie privée (art. 13, al. 1, Cst.), la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.)

et l'interdiction de discrimination (art. 8, al. 2, Cst.), mais aussi d'autres droits tels que la liberté d'opinion (art. 16 Cst.) ou la liberté de réunion (art. 22 Cst.).

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communauté religieuse. C'est elle qui décide si des personnes qui se voilent le visage peuvent accéder à ses locaux ou non77.

5.4.3

Protection ou recouvrement de la santé (art. 2, al. 2, let. b, LIDV)

Il n'est pas punissable de se dissimuler le visage pour protéger ou recouvrer la santé, que ce soit celle de la personne elle-même ou celle de tiers. Le port du masque peut même être prescrit dans l'espace public pour lutter contre une épidémie. Le moyen utilisé doit être adapté. De simples bouts de tissus enroulés autour du visage ne suffisent pas, sauf à titre de réaction improvisée en cas d'urgence, par exemple pour arrêter un saignement. L'exception vise les bandages médicaux, les masques hygiéniques ou autres destinés à se protéger d'une affection des voies respiratoires, d'allergies, de polluants de l'air, d'incompatibilité à la lumière et aux rayons UV ou pour un apport supplémentaire en oxygène. Elle peut aussi viser le moyen utilisé par une personne pour dissimuler en public qu'elle est gravement défigurée78.

Exiger la présentation d'un certificat médical pourrait permettre d'éviter des abus dans pareils cas et faciliter le travail des autorités de poursuite pénale. De bonnes raisons plaident cependant contre cette mesure: ­

le rapport entre le coût et l'utilité serait disproportionné, étant donné que le non-respect de l'interdiction de se dissimuler le visage constitue une contravention et que l'authenticité et la fiabilité des certificats médicaux sont difficiles à vérifier, notamment dans le cas de touristes, lorsqu'ils ont été émis à l'étranger;

­

les masques hygiéniques sont surtout répandus dans les régions asiatiques pour se protéger des affections des voies respiratoires dans la foule;

­

il n'est pas possible d'obtenir un certificat médical pour se protéger seulement des conditions climatiques (art. 2, al. 2, let. d, LIDV; voir ch. 5.4.5);

­

il est relativement facile de détecter les abus quand le moyen utilisé n'est pas adéquat du point de vue de l'hygiène.

5.4.4

Garantie de sa propre sécurité (art. 2, al. 2, let. c, LIDV)

Se dissimuler le visage pour garantir sa sécurité n'est pas punissable. On entend par là la sécurité personnelle et non la sécurité publique. Tel est le cas des personnes qui 77

78

Pour les mêmes raisons amenant à exclure les lieux de culte de l'interdiction de se dissimuler le visage (permettre aux individus de s'habiller conformément à leurs convictions lorsqu'ils se rendent dans les lieux de réunion de leur communauté religieuse), il faut laisser les communautés religieuses libres d'autoriser ou d'interdire l'accès auxdits lieux aux personnes portant le voile intégral.

Dans ce cas, la personne concernée se dissimule le visage pour protéger sa santé psychique.

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prennent les mesures de protection prescrites par l'ordonnance sur les règles de la circulation routière, comme les conducteurs de motocycles ou de cyclomoteurs et leur passager portant un casque intégral79. Les exceptions valent aussi pour les équipements de protection utilisés dans la pratique d'un sport et d'autres activités de loisir (comme l'escrime, la plongée, le sport automobile). La disposition couvre aussi les mesures de sécurité prises sur le lieu de travail, comme la protection lors de travaux de soudure, d'activités générant de la poussière, d'activités industrielles dangereuses, lors de la manipulation de produits toxiques ou d'animaux (par ex. les apiculteurs) ainsi que lors d'interventions dans le domaine de la sécurité (par ex. masques à gaz et masques protecteurs ou masques destinés à garantir l'anonymat, utilisés conformément au droit par la police, l'armée, les pompiers ou les services de sécurité).

5.4.5

Protection contre les conditions climatiques (art. 2, al. 2, let. d, LIDV)

Les personnes qui se dissimulent le visage pour se protéger des conditions météorologiques, par exemple du froid pendant l'exercice d'une activité sportive ou de loisirs en hiver ou lors d'un séjour à haute altitude, mais aussi de grosses chaleurs, de fortes pluies, de la grêle ou du vent, ne sont pas punissables. Il est irréaliste de vouloir fixer des limites de température et cela n'aurait aucun sens puisque tout le monde ne ressent pas la température de la même manière. Les abus ne devraient toutefois pas être nombreux: une personne qui se dissimule le visage ne peut invoquer le froid si elle porte des vêtements qui ne paraissent guère adéquats pour la protéger.

5.4.6

Coutumes locales (art. 2, al. 2, let. e, LIDV)

L'art. 10a, al. 3, Cst. excepte les coutumes locales de l'interdiction de se dissimuler le visage. Le terme de «coutumes locales» englobe assurément les coutumes folkloriques telles que le carnaval, le Silvesterchlausen ou le Gansabhauet à Sursee. Comptent aussi au nombre des coutumes les fêtes à connotation religieuse, comme les processions, et la tradition de porter un voile lors de mariages ou d'enterrements80. Une coutume peut être répandue dans une vaste partie du pays ou seulement dans une région voire une localité.

Il ne faut pas prendre le mot local au sens purement statique. Une coutume provenant de l'étranger qui s'est depuis longtemps établie dans la société doit également faire partie des exceptions. Pour Halloween, par exemple, il doit être possible de se dissimuler le visage.

79 80

Art. 3b de l'ordonnance du 13 novembre 1962 sur les règles de la circulation routière (RS 741.11).

Il existe des traditions selon lesquelles les mariées portent un voile clair le jour de leur mariage ou des personnes en deuil un voile noir lors de funérailles. L'exception doit également s'appliquer au trajet pour se rendre à pareil événement.

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5.4.7

Représentations à des fins artistiques ou à des fins de divertissement (art. 2, al. 2, let. f, LIDV)

Il n'est pas possible d'englober a priori dans les «coutumes locales» les activités culturelles et récréatives impliquant de se dissimuler le visage. Pareils spectacles sont souvent donnés «dans des lieux publics ou privés accessibles au public pour une utilisation gratuite ou payante» (art. 2, al. 1, LIDV). C'est le cas des spectacles de rue, des représentations avec des personnages de conte, de bande dessinée ou de cinéma, de manifestations telles que la Streetparade, la costumade, mais aussi les enterrements de vie de célibataire et les anniversaires d'enfants. Comme pour les coutumes locales, il s'agit d'activités courantes en Suisse, qui ne soulèvent pas de problème notable en ce qui concerne aussi bien la vie en commun dans une société démocratique (ch. 1.3.1) que la protection de l'ordre public (ch. 1.3.2)81. Ces activités présentent donc une certaine proximité matérielle avec les coutumes. Les spectacles culturels et récréatifs qui se jouent régulièrement sur des places ou dans des rues données peuvent se muer en traditions locales.

L'art. 10a, al. 3, Cst. énumère certes les motifs d'exception de manière exhaustive.

Cependant, le comité d'Egerkingen (celui qui a lancé l'initiative «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage») avait lui aussi défendu l'opinion, pendant la campagne de votation, que pareilles activités ne devaient pas être interdites82. Les dispositions de la Constitution, toutes situées au même niveau hiérarchique, doivent être interprétées de manière à assurer l'unité et la cohésion de la Constitution (interprétation en harmonie avec le reste de la Constitution, voir ch. 5.4.1). Les spectacles culturels et récréatifs entrent dans le champ de protection de divers droits fondamentaux tels que la liberté personnelle (art. 10, al. 2, Cst.), la liberté de l'art (art. 21 Cst.) et la liberté de réunion (art. 22 Cst.), garantis par des traités internationaux sur les droits de l'homme et par la Constitution. Ils n'interfèrent en rien avec le but de l'interdiction de se dissimuler le visage83, sont largement acceptés et sont souvent considérés comme une forme d'expression importante de la vie dans une société démocratique. Les faire figurer parmi les exceptions à l'interdiction de se dissimuler le visage n'a pas été contesté lors de la consultation84.

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83

84

Les autorités locales sont compétentes pour combattre les comportements intrusifs ou agressifs de personnes déguisées dans les rues de leur ville pour protéger l'ordre public.

Le comité d'initiative a déclaré que les artistes de rue déguisés et les acteurs culturels ne devaient pas se faire de souci, étant donné qu'ils ne représentaient aucun danger pour la sécurité et que leurs activités n'étaient pas liées à des messages antidémocratiques. Voir comité d'Egerkingen, arguments sur l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», https://interdiction-dissimuler-visage.ch > portfolio > klar-definierteausnahmen.

Le canton du Tessin, dont la Constitution interdit à l'art. 9a de se dissimuler le visage depuis le 1er juillet 2016 (Costituzione della Repubblica e Cantone Ticino du 14 décembre 1997, RS 131.229), prévoit notamment des exceptions pour les fêtes et les manifestations religieuses, traditionnelles, culturelles, artistiques, récréatives ou commémoratives, voir l'art. 4 de la Legge sulla dissimulazione del volto negli spazi pubblici du 23 novembre 2015, RS tessinois 550.200.

Ch. 2.2.2.6 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

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5.4.8

Publicité (art. 2, al. 2, let. g, LIDV)

Il faut aussi excepter de l'interdiction de se dissimuler le visage les personnes qui le font à des fins de publicité, comme celles qui se déguisent en lapin en chocolat pour une marque, en marmotte, en vache ou en bouquetin pour faire la promotion d'une destination de vacances, en ballon ou en phoque pour un match de football ou une compétition de natation ou encore en personnage de conte pour un parc de loisir. Il en va de même pour les personnes qui font de la publicité politique, par exemple en revêtant les emblèmes de leur parti lors de rassemblements ou d'opérations de promotion de leur parti85.

Comme dans les situations exposées au ch. 5.4.7, le comité de l'initiative «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage» a déclaré avant la votation que l'interdiction de se dissimuler le visage ne visait pas les mascottes publicitaires86. Le texte de l'initiative ne contenait toutefois pas cette exception; elle ne figure donc pas à l'art. 10a, al. 3, Cst. Il est néanmoins clair, en ce qui concerne ces activités, qu'elles ne remettent aucunement en question le but de l'interdiction de se dissimuler le visage (voir ch. 1.3.1 et 1.3.2). Une seule personne s'est opposée pendant la consultation, pour des raisons de principe, à prévoir des dérogations pour ce genre d'activités87.

La publicité et le divertissement peuvent aussi être concomitants: dans les régions de prédilection des randonneurs ou des skieurs, par exemple, les offices du tourisme recourent à des figures déguisées pour souligner le caractère familial du lieu. Ici aussi, il faut procéder à une interprétation en harmonie avec le reste de la Constitution.

L'art. 10a, al. 3, Cst., la liberté économique garantie par l'art. 27 Cst. et, dans le cas de la publicité politique, la liberté d'opinion et la liberté d'information garantis par l'art. 16 Cst. doivent être conciliées de la meilleure manière possible.

La prise en compte de la Constitution dans son ensemble dans la définition des exceptions a aussi fait l'objet d'un arrêt du TF sur l'interdiction cantonale de se dissimuler le visage qui est en vigueur au Tessin depuis le 1er juillet 201688. Les personnes déguisées en mascotte qui font de la publicité pour des magasins ou des manifestations sportives ne menacent pas la liberté des interactions sociales («libera interazione sociale»),
a jugé le TF, et pareilles activités ne constituent pas un danger pour l'ordre et la sécurité publics. Le canton du Tessin a donc dû prévoir des exceptions pour les activités publicitaires dans la loi de mise en oeuvre de la disposition constitutionnelle89.

85 86

87

88 89

Il est naturellement interdit de se dissimuler le visage en recourant à des moyens directement visés par l'art. 10a.Cst.

Les personnes déguisées en mascottes publicitaires ne représentent aucun risque pour la sécurité et ne remettent pas la démocratie en question, voir comité d'Egerkingen, arguments sur l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», https://interdiction-dissimuler-visage.ch > portfolio > klar-definierte-ausnahmen.

Ch. 2.2.2.7 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

ATF 144 I 281 du 20 septembre 2018 ATF 144 I 281, consid. 7.3 et 7.4, p. 304 s.

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5.4.9

Exercice des droits fondamentaux que sont la liberté d'opinion et la liberté de réunion dans les lieux publics (art. 2, al. 3, LIDV)

L'autorité compétente peut, à condition que la sécurité et l'ordre publics ne soient pas compromis, autoriser des personnes à se dissimuler le visage dans les lieux publics pour exercer leurs droits fondamentaux à la liberté d'opinion ou à la liberté de réunion lorsque la dissimulation du visage est nécessaire à leur propre protection (let. a) ou pour exprimer figurativement leur opinion (let. b). L'objectif principal de cette disposition est de trouver un équilibre entre, d'une part, l'intérêt public à empêcher que des infractions soient commises par des auteurs anonymes et à pouvoir les poursuivre et, d'autre part, l'intérêt individuel à pouvoir exercer des droits fondamentaux tels que la liberté d'opinion et la liberté de réunion dans l'espace public sans restriction disproportionnée.

5.4.9.1

Interdiction de se camoufler le visage: extension à toute la Suisse

Un des buts de l'interdiction de se dissimuler le visage, que les auteurs de l'initiative «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage» ont souligné pendant la campagne de votation90, est de protéger l'ordre public. C'est pourquoi l'art. 10a Cst. vise à empêcher les personnes de se camoufler le visage afin de commettre des infractions de manière anonyme, et ce dans toute la Suisse (voir ch. 1.3.2). Les personnes au visage camouflé, qui sont souvent en groupe, sont surtout présentes lors de grandes manifestations (manifestants violents, hooligans lors de manifestations sportives). Quinze cantons ont déjà introduit des interdictions spécifiques de se camoufler le visage lors de manifestations ou de matchs91.

5.4.9.2

Jurisprudence concernant les interdictions cantonales

La jurisprudence reconnaît l'intérêt public à interdire la dissimulation du visage pour prévenir ou du moins empêcher que les grandes manifestations qui se déroulent sur sol public ne donnent lieu à des débordements et que les participants ne commettent

90

91

Explications du Conseil fédéral sur les votations du 7 mars 2021, Initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», p. 10 ss, Arguments du comité d'initiative, p. 14.

Il s'agit des cantons suivants: AG, AR, BE, BS, FR, GE, JU, LU, NE, SH, SO, TG, VD, ZG et ZH. S'y ajoutent TI et SG, qui appliquent une interdiction générale de se dissimuler le visage. Explications du Conseil fédéral sur les votations du 7 mars 2021, Initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage», p. 11.

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des infractions, poussés par un anonymat qui rend les tâches d'investigation de la police difficiles, voire impossibles92. Dans ses arrêts concernant des interdictions cantonales de se camoufler le visage, le TF a confirmé la licéité de ces interdictions et des restrictions des droits fondamentaux qu'elles impliquent, qu'il en aille de la liberté d'opinion (art. 16 Cst.), de la liberté de réunion (art. 22 Cst.), de la liberté personnelle (art. 10, al. 2, Cst.) ou éventuellement de la protection de la sphère privée: ­

lorsqu'il existe une base légale suffisamment concrète;

­

lorsque l'atteinte aux droits fondamentaux susmentionnés est proportionnée, autrement dit que l'intérêt public à interdire de se dissimuler le visage l'emporte sur l'intérêt individuel à porter un masque ou à rendre son visage méconnaissable.

Les manifestations qui se réclament des droits fondamentaux que sont la liberté d'opinion et la liberté de réunion jouissent d'une grande importance dans une société démocratique93. Les manifestants ont le choix entre plusieurs moyens pour attirer l'attention sur un sujet donné. Des masques spéciaux peuvent en être un, comme les masques à gaz portés pour revendiquer un air pur, les masques de vache pour encourager un élevage en accord avec la nature ou les masques personnalisés pour manifester contre des personnalités politiques connues94. Ils sont alors des formes d'expression spécifiques, figuratives, qui relèvent du domaine protégé par la liberté d'opinion et d'information consacrée par l'art. 16 Cst.

Les manifestants peuvent aussi avoir un intérêt légitime, pour des raisons de protection de la personnalité, à ne pas montrer publiquement leur visage, parce qu'ils ont toutes les raisons de craindre d'être discriminés ou de subir de graves désavantages personnels s'ils se présentent comme des sympathisants d'une cause donnée95.

Pour tenir compte de pareils cas, le TF a exigé que les réglementations cantonales prévoient des exceptions à l'interdiction de se camoufler le visage96, afin de respecter le principe de proportionnalité. L'intérêt légitime de la population au maintien de l'ordre public doit être mis en oeuvre de façon à ne pas porter atteinte de manière disproportionnée aux droits fondamentaux des manifestants. Dans le cas du Tessin, le TF a examiné, au moyen d'un contrôle abstrait des normes, la licéité de la législation 92

93

94 95

96

Voir ATF 117 I 472, consid. 3 f, p. 485 s. Dans cet arrêt de principe du 14 novembre 1991, le TF avait à vérifier, dans le cadre d'un contrôle abstrait des normes, la licéité de l'interdiction de se camoufler le visage inscrite dans la législation sur les contraventions du canton de Bâle-Ville. Voir aussi ATF 144 I 281, consid. 5.4 .1 à 5.4.3, p. 296 ss.

La liberté de réunion protège les différentes manières qu'ont les êtres humains de se rencontrer dans le cadre d'une certaine organisation ayant un but réciproque de formation ou d'expression de l'opinion, ATF 132 I 256, consid. 3, p. 258.

ATF 117 I 472, consid. 3 c, p. 478 s.

L'ATF 117 I 472, consid. 3 g bb, p. 486 cite l'exemple d'une manifestation pour les droits des homosexuels. On peut aussi penser aux manifestations contre les graves violations des droits de l'homme commises à l'étranger, auxquelles les individus participent de manière anonyme pour ne pas mettre en danger les membres de leur famille qui y vivent.

L'interdiction bâloise de se camoufler le visage est admissible, pour le TF, parce que la réglementation des exceptions garantit que l'interdiction puisse être appliquée d'une manière judicieuse tenant compte des circonstances concrètes, ATF 117 I 472, consid. 3h, p. 487.

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d'exécution de l'interdiction de se dissimuler le visage inscrite à l'art. 9a de la constitution cantonale. Il a décidé que le législateur cantonal devait prévoir explicitement des exceptions à l'interdiction au regard des droits fondamentaux que sont la liberté d'opinion et la liberté de réunion lors de manifestations97. Le canton a dès lors complété sa liste d'exceptions dans la loi par les dissimulations de visage pour des motifs à caractère politique98.

5.4.9.3

Appréciation de la disposition à la lumière de la CEDH et du Pacte II de l'ONU

L'interdiction de se camoufler le visage lors de manifestations entre dans le champ d'application des art. 10 (liberté d'expression) et 11 (liberté de réunion et d'association) CEDH. On n'a pas connaissance de décisions spécifiques de la Cour EDH sur une telle interdiction. Cependant, l'art. 10 CEDH protège aussi la forme dans laquelle une opinion est exprimée. Le droit à exprimer librement son opinion englobe donc le droit à exprimer des idées par son habillement ou par son comportement99. Selon la jurisprudence de la Cour EDH, l'art. 10, par. 2, CEDH ne laisse que peu de latitude pour limiter le droit d'exprimer librement son opinion dans le domaine des déclarations et débats politiques, la garantie revêtant une importance particulière en la matière100. Lorsqu'il y a atteinte au droit d'exprimer librement son opinion, la Cour EDH examine si elle est proportionnée, au vu de toutes les circonstances, et si les motifs invoqués par le gouvernement pour la justifier paraissent fondés et suffisants101. La liberté de réunion garantie par l'art. 11 CEDH protège notamment le droit de décider de la date, du lieu et des modalités d'un rassemblement. Lors de l'examen de la proportionnalité d'une atteinte à cette liberté, il faut mettre en balance les motifs acceptables d'une restriction au sens de l'art. 11, par. 2, CEDH et l'importance fondamentale d'une libre expression de son opinion par des paroles, des actes ou le silence102.

Selon la jurisprudence constante de la Cour EDH, le fait qu'une réunion soit organisée illégalement ne justifie pas forcément qu'il y ait atteinte au droit d'exprimer librement son opinion. Lorsqu'aucune violence n'est exercée, en particulier, il est important que les autorités fassent preuve d'une certaine tolérance envers les manifestations pacifiques pour que la liberté de réunion ne soit pas vidée de sa substance103.

Une atteinte aux droits fondamentaux est admissible si elle repose sur une base légale, qu'elle sert un des intérêts publics énumérés exhaustivement aux art. 10 et 11 CEDH et qu'elle est proportionnée. Les intérêts publics entrant en considération sont en particulier la protection de l'ordre et de la sécurité publics et la protection des droits d'autrui. Si une plainte était déposée devant la Cour EDH, l'examen de la proportionnalité 97 98 99 100 101 102 103

ATF 144 I 281, consid. 5.4.4 et 5.4.5, p. 298 s.

Art. 4 de la Legge sulla dissimulazione del volto negli spazi pubblici du 23 novembre 2015, RS tessinois 550.200.

Gough c. Royaume-Uni du 28 octobre 2014, no 49327/11, § 149, et les références citées Eitim ve Bilim Emekçileri Sendikasi c. Turquie du 25 septembre 2012, no 20641/05, § 69 s.

Perinçek c. Suisse du 15 octobre 2015, no 27510/08, § 196 Kudrevicius et autres c. Lituanie du 15 octobre 2015, no 37553/05, § 144 Ibid., § 150

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dépendrait des circonstances concrètes: la restriction des droits fondamentaux des manifestants induite par une interdiction de se camoufler le visage peut-elle être tolérée en l'espèce? Les considérations auxquelles s'est prêtée la Cour EDH dans l'appréciation d'autres cas concernant les art. 10 et 11 CEDH laissent supposer qu'une interdiction absolue de se camoufler le visage, n'admettant aucune exception, ne tiendrait pas.

Le Comité des droits de l'homme de l'ONU applique des critères encore plus stricts en ce qui concerne le respect du Pacte international du 16 décembre 1966 relatif aux droits civils et politiques (Pacte II de l'ONU)104. Le droit de manifester est couvert par les art. 19, par. 2 (droit à la liberté d'expression), et 21 (droit de réunion pacifique) du Pacte II de l'ONU. Des restrictions sont notamment possibles pour protéger la sécurité nationale et l'ordre public (art. 19, par. 3, let. b, et 22, par. 2, du Pacte II de l'ONU). En 2020, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a constaté que la dissimulation du visage peut être un moyen d'exprimer son opinion lors de manifestations pacifiques ou servir à se protéger de représailles. Le fait de se dissimuler le visage ne permet pas de conclure en soi à des intentions violentes105.

5.4.9.4

Situation après l'inscription de l'art. 10a dans la Constitution

En acceptant l'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage» et en inscrivant cette interdiction à l'art. 10a Cst., le peuple et les cantons ont décidé d'introduire l'interdiction de se dissimuler le visage dans toute la Suisse106. L'art. 10a, al. 3, Cst. ne prévoit pas d'exception spécifique pour les manifestations ou les rassemblements. La protection de l'ordre public, notamment face à la violence anonyme lors de manifestations et de matchs, est une question qui a été âprement débattue pendant la campagne de votation. La votation du 7 mars 2021 doit donc être interprétée comme un appui à une interdiction de se dissimuler le visage qui soit uniforme et praticable dans l'ensemble du pays. Une interprétation en harmonie avec le reste de la Constitution doit en tenir compte.

104 105

RS 0.103.2 Voir l'observation générale no 37 du Comité des droits de l'homme de l'ONU du 17 septembre 2020, ch. 60: «Le port de tenues dissimulant le visage ou de déguisements, comme des capuches ou des masques, par les personnes participant à une réunion, ou le recours à d'autres méthodes pour participer anonymement à une réunion peuvent faire partie des moyens d'expression d'une réunion pacifique ou être le moyen pour les participants d'éviter des représailles ou de protéger leur vie privée, notamment face aux nouvelles technologies de surveillance. ... Le port de déguisements ne devrait pas, en lui-même, être considéré comme étant le signe d'une intention violente.» 106 L'ont également acceptée huit cantons sur les neuf qui n'avaient pas encore instauré d'interdiction de se camoufler le visage: AI, BL, GL, NW, OW, SZ, VS et, de justesse, ZG ont dit oui. Les Grisons ont dit non, de justesse.

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5.4.9.5

Appréciation de la disposition lors de la consultation et modification ultérieure

L'exception ajoutée par le Conseil fédéral dans l'avant-projet envoyé en consultation, à l'interdiction de se dissimuler le visage dans l'espace public, seul ou en groupe (art. 332a, al. 2, let. g, AP-CP), a suscité de nombreuses réactions. Au total, 40 % des participants (22 sur 55) ont été critiques et ont demandé soit la suppression de la disposition, soit son durcissement, ou ont mis en doute sa praticabilité. Seuls quatre participants ont approuvé la disposition telle que formulée, et deux autres ont souhaité qu'elle soit moins restrictive107.

Le Conseil fédéral tient compte des critiques formulées sur la praticabilité de l'exception. Se fondant sur les résultats de la consultation et sur d'autres réflexions, il introduit un régime d'autorisation. L'autorité compétente pourra ainsi accorder une autorisation lorsque la dissimulation du visage sert à assurer la sécurité des personnes lors de l'exercice de leurs droits fondamentaux que sont la liberté d'opinion ou la liberté de réunion, ou à exprimer figurativement leur opinion.

L'autorisation reste soumise à la condition que les personnes qui dissimulent leur visage en application de cette disposition ne doivent pas porter atteinte à la sécurité et à l'ordre publics.

5.4.9.6

Commentaire de l'art. 2, al. 3, let. a et b, LIDV

L'adoption de l'art. 10a Cst. est la manifestation d'un intérêt à une interdiction de se dissimuler le visage à l'échelle nationale dans les lieux publics, notamment lors de manifestations. L'art. 2, al. 3, LIDV vise à garantir que cet intérêt ne restreigne pas de manière disproportionnée l'exercice des droits fondamentaux à la liberté d'opinion et à la liberté de réunion. L'exception s'applique lorsque les conditions suivantes sont remplies: ­

l'autorité compétente a autorisé la dissimulation du visage;

­

l'autorisation a été accordée parce que les personnes concernées entendent dissimuler leur visage pour pouvoir exercer leurs droits fondamentaux à la liberté d'expression ou à la liberté de réunion tout en assurant leur propre protection ou pour exprimer figurativement leur opinion;

­

les personnes qui dissimulent leur visage ne portent pas atteinte à la sécurité et à l'ordre publics.

Les exceptions visent la présence de personnes, quel que soit leur nombre, dans des lieux publics; il peut s'agir d'actions individuelles, de stands à caractère politique, de rassemblements ou encore de cortèges lors de manifestations.

L'autorité compétente doit pouvoir autoriser que des personnes se dissimulent le visage pour assurer leur propre protection lorsqu'elles exercent leurs droits fondamentaux à la liberté d'opinion et à la liberté de réunion dans les lieux publics (let. a). Tel 107

Sont d'un avis critique 14 des 26 cantons, 3 sur 5 partis et 5 organisations, dont l'Union des villes suisses et l'Association des communes suisses.

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est le cas des manifestants qui doivent pouvoir rester anonymes pour des raisons de protection de la personnalité afin de se protéger ou de protéger leur famille de poursuites ou de graves discriminations. Ce serait le cas par exemple lors de manifestations contre des régimes autoritaires qui commettent de graves violations des droits de l'homme ou encore en cas de risque de perte d'emploi si l'on apprend qu'une position politique ou idéologique est en contradiction fondamentale avec les valeurs défendues par une entreprise ou une organisation donnée. Les alcooliques anonymes ou d'anciens détenus qui souhaitent tenir un stand dans l'espace public doivent eux aussi pouvoir le cas échéant se dissimuler le visage pour exercer leurs droits fondamentaux de manière acceptable.

Une autorisation doit également pouvoir être délivrée lorsque la dissimulation du visage est une forme d'expression figurative de son opinion destinée à faire passer un message visuel (let. b). Ces situations ne remettent pas en question les objectifs de l'interdiction de se dissimuler le visage, soit la protection de la vie en commun dans une société démocratique et la protection de l'ordre public (ch. 1.3.1 et 1.3.2). Les masques visant à attirer visuellement l'attention sur un sujet donné peuvent même être l'expression d'un engagement social particulier quand le comportement de ceux qui les portent reste pacifique. La jurisprudence du TF sur les interdictions cantonales de se dissimuler le visage (voir ch. 5.4.9.2), la jurisprudence d'États tels que l'Autriche, qui possède une réglementation comparable à l'interdiction suisse (voir ch. 3.3) et la pratique stricte de la Cour EDH au sujet de la liberté d'expression et de la liberté de réunion (voir ch. 5.4.9.3) montrent que les sanctions étatiques sont considérées dans ces cas-là comme des atteintes disproportionnées aux droits fondamentaux.

Contrairement à l'avant-projet, l'art. 2, al. 3, LIDV prévoit un régime d'autorisation pour les deux situations où la dissimulation du visage dans les lieux publics doit rester possible pour l'exercice de la liberté d'opinion ou de réunion. Le régime de l'autorisation restreint la possibilité de se montrer ou de se rassembler dans les lieux publics spontanément en se dissimulant le visage.

Ce régime a été proposé par certains participants
à la consultation afin de faciliter la mise en oeuvre des exceptions par les autorités chargées de l'exécution. Il est en effet difficile pour les autorités compétentes de constater lors d'une manifestation si l'un des deux cas de figure autorisant la dissimulation du visage prévus à l'art. 2, al. 3, LIDV est applicable. Le régime de l'autorisation permet aux autorités de mieux déterminer avec les milieux concernés, avant une manifestation ou une autre action, si l'exception est applicable. La procédure d'autorisation peut être conçue de façon simple et non bureaucratique. On peut aussi envisager des décisions de portée générale que les autorités compétentes pourraient même accorder sur place. L'instauration d'un régime d'autorisation implique un peu plus de travail administratif en amont, mais elle clarifie la situation pour les autorités qui doivent mettre en oeuvre l'interdiction de se dissimuler le visage le moment venu, et elle permet également de restreindre le travail administratif lié aux sanctions. Les modalités du régime de l'autorisation devront être définies par les cantons.

L'art. 2, al. 3, LIDV ne protège d'emblée que les activités qui ne troublent pas l'ordre et la sécurité publics. Aucune protection n'est assurée aux personnes ou groupes de personnes dont le comportement ou les annonces préalables indiquent qu'elles ont

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l'intention de commettre des atteintes au droit sous couvert de l'anonymat. Une personne qui viole l'ordre juridique ou prend des dispositions dans ce but ne peut pas invoquer les exceptions. Dans ces cas, la dissimulation du visage est punissable et les autorités compétentes peuvent donner des amendes même si la dissimulation du visage a été autorisée au préalable.

5.5

Punissabilité et poursuite pénale (art. 3 LIDV)

Comme l'interdiction de se dissimuler le visage est concrétisée dans une loi autonome, la peine maximale doit être précisée. L'avant-projet, qui prévoyait une modification du code pénal, reprenait la peine maximale de 10 000 francs d'amende fixée pour les contraventions (art. 103 en relation avec l'art. 106, al. 1, CP). Certains participants ont demandé une nette réduction de la peine maximale en invoquant le principe de proportionnalité, compte tenu du fait qu'une infraction contre l'interdiction de se dissimuler le visage avait un degré d'illicéité peu élevé108. La Cour EDH a jugé que la modicité de la sanction prévue était, sous l'angle de la proportionnalité, un critère déterminant pour décider de la légalité des interdictions de se dissimuler le visage instaurée en France et en Belgique109.

L'art. 3, al. 1, LIDV fixe dès lors le montant maximal de l'amende en cas de contravention à l'interdiction de se dissimuler le visage à 1000 francs. Les tribunaux cantonaux décideront du montant au cas par cas, en respectant le principe de proportionnalité. L'art. 3, al. 2, LIDV précise que la poursuite pénale relève de la compétence des cantons.

5.6

Recours à la procédure d'amende d'ordre (modification de l'art. 1, al. 1, let. a, ch. 18, de la loi sur les amendes d'ordre, art. 4 LIDV)

L'art. 4 LIDV crée la base légale pour recourir à la procédure d'amende d'ordre. Dans l'AP-CP envoyé en consultation, le Conseil fédéral avait renoncé à recourir à cette procédure. Il avait expliqué que de sérieuses réserves juridiques s'opposaient à une extension de cette procédure simplifiée aux infractions du CP. Il pensait en effet qu'une telle extension risquait d'ouvrir grand la porte à l'inscription d'autres infractions telles que les voies de fait, les dommages à la propriété ou encore le désagrément causé par la confrontation à un acte d'ordre sexuel. Il avait toutefois déjà relevé qu'il

108

Ch. 2.2.3 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

109 S.A.S. contre France du 1er juillet 2014, requête no 43835/11; Belcacemi et Oussar contre Belgique du 11 décembre 2017, requête no 37798/13, voir aussi ch. 3.1 et 3.2.

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était central de pouvoir réprimer facilement une infraction mineure telle que la violation de l'interdiction de se dissimuler le visage110.

Lors de la consultation, de nombreux participants ont proposé de recourir à la procédure de l'amende d'ordre, plus simple et plus rapide à mettre en oeuvre par les cantons111. Il est possible de prévoir cette procédure simplifiée dans la loi autonome qui est proposée.

La procédure relative aux amendes d'ordre permet de régler efficacement les sanctions infligées pour des infractions dont le degré d'illicéité est peu élevé. L'autorité de poursuite pénale offre ainsi aux contrevenants la possibilité de reconnaître l'infraction commise et de payer l'amende, et d'éviter ainsi tout traitement ultérieur par les autorités. Comme cette procédure n'occasionne pas de charges supplémentaires pour les autorités, elle est gratuite pour les contrevenants.

L'art. 4 LIDV prévoit de compléter l'énumération figurant à l'art. 1, al. 1, let. a, de la loi sur les amendes d'ordre (LAO) par un ch. 18 permettant de sanctionner une infraction à l'interdiction de se dissimuler le visage par une amende d'ordre. En plus de la modification de la LAO, il faudra également modifier l'ordonnance du 16 janvier 2019 sur les amendes d'ordre112 en intégrant l'art. 1 LIDV à la liste des amendes 2 de l'annexe 2. Il est prévu de fixer à 200 francs le montant de l'amende en cas d'application de la procédure. Le Conseil fédéral adaptera l'ordonnance pour l'entrée en vigueur de la LIDV.

6

Conséquences

6.1

Conséquences pour la Confédération

La LIDV n'a pas de conséquence financière pour la Confédération. Elle n'exige pas l'engagement de personnel.

6.2

Conséquences pour les cantons et les communes

La poursuite pénale et l'examen judiciaire sont du ressort des cantons. Ceux-ci pourraient donc avoir besoin de plus de moyens, financiers et humains. On ne s'attend pas toutefois à un nombre élevé de cas à traiter. Le recours à la procédure de l'amende d'ordre permet de réduire quelque peu ces besoins supplémentaires par rapport à l'avant-projet envoyé en consultation.

110

Mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage (art. 10a Cst.): modification du code pénal. Rapport explicatif du 20 octobre 2021 relatif à l'ouverture de la procédure de consultation, ch. 1.2.2.1. Le rapport est disponible à l'adresse suivante: www.ofj.admin.ch > Société > Projets législatifs en cours > Interdiction de se dissimuler le visage.

111 Ch. 2.2.4 de la synthèse des résultats de la procédure de consultation, disponible sur le site www.fedlex.admin.ch > Procédures de consultation > Procédures de consultation terminées > 2021 > DFJP.

112 RS 314.11

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La LIDV règle de manière complète la punissabilité des personnes qui se dissimulent le visage dans des lieux publics ou privés accessibles au public pour une utilisation gratuite ou payante. Le droit fédéral a force dérogatoire et prime les réglementations cantonales qui lui seraient contraires. Ce principe s'applique notamment aux lois cantonales interdisant de se camoufler le visage.

6.3

Conséquences économiques

La mise en oeuvre de l'interdiction de se dissimuler le visage pourrait avoir des conséquences économiques dans les régions touristiques. L'exemple du Tessin, qui a instauré une interdiction cantonale le 1er juillet 2016, montre toutefois que les touristes provenant d'États où les femmes se voilent le visage s'adaptent aux nouvelles règles.

Les commerces des centres urbains pourraient profiter économiquement de l'application stricte de l'interdiction lors de manifestations si celle-ci empêche les infractions qui auraient été commises sous le couvert de l'anonymat.

7

Aspects juridiques

7.1

Constitutionnalité

La disposition met en oeuvre l'art. 10a Cst. Elle repose sur la compétence de la Confédération de légiférer en matière de droit pénal (art. 123, al. 1, Cst., voir ch. 4.2).

L'art. 1 LIDV touche à plusieurs droits fondamentaux, comme la liberté personnelle (art. 10, al. 2, Cst.), la protection de la sphère privée (art. 13, al. 1, Cst.), la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.), la liberté d'opinion (art. 16 Cst.), la liberté de réunion (art. 22 Cst.) et la liberté économique (art. 27 Cst.). Ces droits fondamentaux peuvent être restreints dans les limites de l'art. 36 Cst. Toute restriction doit être fondée sur une base légale, justifiée par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui, proportionnée au but visé et ne doit pas violer l'essence des droits fondamentaux. Les exceptions prévues à l'art. 2, al. 2 et 3, LIDV garantissent que les intérêts individuels prépondérants pourront être protégés de façon appropriée lors de la mise en oeuvre de l'art. 10a Cst.

7.2

Compatibilité avec les obligations internationales de la Suisse

La nouvelle réglementation touche aux garanties consacrées par la CEDH et le Pacte II de l'ONU, en particulier à la liberté de religion (art. 9 CEDH, art. 18 du Pacte II de l'ONU), à la liberté d'expression (art. 10 CEDH, art. 19 du Pacte II de l'ONU) et à la liberté de réunion (art. 11 CEDH, art. 21 du Pacte II de l'ONU), mais aussi au droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH, art. 17 du Pacte II de l'ONU). Tant la CEDH que le Pacte II de l'ONU autorisent que des restrictions soient apportées à ces libertés. Sont notamment possibles les restrictions qui se fondent sur une base légale

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et qui sont nécessaires dans une société démocratique pour maintenir la sécurité publique, protéger l'ordre public, la santé et les moeurs ou sauvegarder les droits et les libertés d'autrui. Les exceptions à l'interdiction de se dissimuler le visage prévues à l'art. 2, al. 2 et 3, LIDV garantissent que les intérêts individuels prépondérants pourront être protégés de façon appropriée lors de la mise en oeuvre de l'art. 10a Cst. Le Conseil fédéral est d'avis que la réglementation prévue est compatible avec les obligations internationales de la Suisse.

7.3

Forme de l'acte à adopter

Le projet contient des dispositions importantes qui fixent des règles de droit et doivent être édictées sous la forme d'une loi fédérale en vertu des art. 164, al. 1, Cst. et 22, al. 1, de la loi du 13 décembre 2002 sur le Parlement (LParl)113. La loi est donc sujette au référendum (art. 141, al. 1, let. a, Cst.).

113

RS 171.10

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