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5764 RAPPORT du

Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale l'initiative du 1er juillet 1943 visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation (Du 3 février 1950)

Monsieur le Président et Messieurs, Comme nous vous l'avons fait savoir le 19 juillet 1943 (FF 1943, 607), le mouvement national des jeunes paysans suisses a déposé, le 1er du même mois, à la chancellerie fédérale, une initiative visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation. La vérification des liâtes a montré que l'initiative était appuyée par 54 698 signatures valables et avait ainsi abouti. Le 23 septembre 1943, vous nous avez invités à vous soumettre un rapport et des propositions sur cette initiative. Nous avons l'honneur de donner suite à votre demande.

A. TEXTE ET SIGNIFICATION DE L'INITIATIVE I. L'initiative est rédigée en allemand et en français, mais non en italien. Le texte allemand est le suivant: «Die unterzeichneten stimmberechtigten Schweizerbürger stellen gemäss Artikel 121 der Bundesverfassung und gemäss dem Bundesgesetz vom 27. Januar 1892 über das Verfahren bei Volksbegehren und Abstimmungen betreffend Revision der Bundesverfassung folgende Begehren.

Der Bundesverfassung wird nachstehender Artikel beigefügt: « Der Bund trifft in Verbindung mit den Kantonen die erforderlichen Massnahmen, um das nutzbare Grundeigentum der Spekulation zu entziehen.

Diese Massnahmen bezwecken insbesondere : Landwirtschaftlich nutzbaren Boden soll nur erwerben können, wer ihn als Grundlage seiner Existenz selbst bebaut. Ausnahmen regelt die Gesetzgebung.

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Landwirtschaftlich nutzbarer Boden ist vor Ueberschuldung zu schützen.

Die Spekulation mit Grundeigentum, das Geschäfts- und Wohnzwecken dient, soll verhindert werden. » En français, l'initiative a la teneur suivante: « Conformément à l'article 121 de la constitution fédérale et à la loi du 27 janvier 1892 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, les citoyens soussignés présentent la demande d'initiative suivante : La constitution fédérale sera complétée par un article ainsi rédigé : « La Confédération prend, avec le concours des cantons, les mesures nécessaires pour soustraire à la spéculation le sol utilisable.

Ces mesures tendront en particulier aux buts suivants: Le sol cultivable ne doit pouvoir être acquis que par celui qui le cultivera lui-même pour assurer son existence. Les dérogations seront réglées par la législation.

Le sol cultivable sera protégé contre le surendettement.

La spéculation immobilière pratiquée à des fins commerciales ou en vue de la construction sera empêchée. » Chose à signaler, le texte allemand est divisé en quatre alinéas, tandis que le texte français en a cinq. Cela provient du fait que les mots « Ces mesures tendront en particulier aux buts suivants » sont, en allemand, au début du deuxième alinéa, mais forment, dans le texte français, un alinéa spécial, le deuxième. Cette phrase devrait appartenir, par son contenu, au premier alinéa. La divergence n'est pas d'ordre matériel. Mais il y a aussi, entre les textes allemand et français, certaines différences dues vraisemblablement à la traduction. Ainsi au premier alinéa du texte allemand, il est question de soustraire à la spéculation le « nutzbares Grundeigentum » c'est-à-dire la propriété foncière utilisable. Le texte français, lui, parle du sol utilisable. Au dernier alinéa, les deux textes diffèrent sensiblement; rendu exactement en français, le texte allemand signifie que la spéculation doit être empêchée sur la propriété foncière affectée à des buts commerciaux ou de logement. « Sol cultivable » et « landwirtschaftlich nutzbarer Boden » ne sont pas deux notions identiques.

Pour ne pas créer de confusion, nous nous en tenons, dans ce rapport, à la version allemande. Il faut donc se représenter que, dans le
texte français, les alinéas 2 et 3 sont réunis pour former le deuxième, les alinéas suivants formant les troisième et quatrième.

Par souci de précision, nous indiquons que les signataires de l'initiative ont autorisé un comité réunissant tous les groupements qui auront

293 participé à la cueillette des signatures à retirer l'initiative au profit-d'un contre-projet de l'Assemblée fédérale.

H. Le texte de la disposition proposée nous apprend ce qui suit quant au but et au sens généraux de l'initiative. -- Les auteurs de l'initiative veulent, selon le titre donné à leur demande, « la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation », Les mesures sont considérées comme le moyen d'atteindre ce but; en empêchant la spéculation, on protégera le sol et le travail. La Confédération doit recevoir à cet eifet des attributions qui sont décrites en détail dans les quatre alinéas de l'initiative.

En vertu du premier alinéa, la Confédération doit, d'entente avec les cantons, prendre les mesures nécessaires pour soustraire à la spéculation le sol utilisable. C'est donc le sol utilisable qui est reconnu digne de protection ; la portée de l'initiative est ainsi limitée. Au troisième et au quatrième alinéas, il est question spécialement du sol cultivable. On demande, pour lui, tout d'abord une restriction de la liberté des contrats. Il ne doit pouvoir être acquis, sous réserve de dérogations à régler par la loi, que par celui qui le cultivera lui-même pour assurer son existence. En outre, il doit être protégé contre le surendettement. Le dernier alinéa, enfin, traite de la propriété foncière affectée à des buts commerciaux ou de logement; cette propriété doit, elle aussi, être soustraite à la spéculation.

On peut se demander s'il n'y a pas entre le titre de l'initiative et son contenu une certaine divergence. Dans le titre, en effet, il est question de la protection du sol et du travail, dans le texte de l'initiative, en revanche, seulement du sol (propriété foncière), mais non du travail. Une divergence, il est vrai, serait sans conséquence, puisque c'est le texte proposé pour l'article constitutionnel qui est déterminant, et non pas le titre indiqué sur les listes de signatures pour caractériser l'initiative. Il n'y a cependant pas contradiction entre le titre et le texte. En visant à protéger la propriété foncière contre les acquisitions à des fina de spéculation et le surendettement, l'initiative a aussi en vue la protection du travail, en tant qu'il suppose la possession du sol. Cela est évident au moins pour le sol cultivable. Mais ça l'est aussi,
dans un sens quelque peu différent, pour la propriété foncière affectée à des buts commerciaux (bâtiments commerciaux, entreprises artisanales, fabriques). On peut donc considérer que l'initiative a pour but direct la protection de la propriété immobilière, pour but indirect celle du travail.

Avant d'élaborer le présent rapport, le département de justice et police a demandé l'avis de M. Hans Huber, professeur, sur les questions juridiques que pose l'initiative; cet avis de droit est versé au dossier.

L'initiative, son texte le fait ressortir, traite de deux choses: du sol cultivable (2e et 3e al.) et de la propriété foncière affectée à des bute commerciaux ou de logement (4e al.). Ces deux points doivent être examinés

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séparément, d'autant plus que la situation, tant de fait que de droit, n'est pas la même dans l'un et l'autre cas.

B. PROTECTION DU SOL AGRICOLE (l«r, 29 et 3e al. du texte de l'initiative)

I. Considérations générales. -- Pour pouvoir se déterminer à l'égard de l'initiative, il faut d'abord savoir si, admettant l'idée qui l'inspire, on veut aider à la réaliser. Dans l'affirmative, on doit examiner si, pour atteindre le but, il est nécessaire d'adopter une nouvelle disposition constitutionnelle ou si le texte actuel de la constitution suffit. Nous étudierons tout d'abord cette dernière question. Au moins dans le domaine que nous traitons ici, on peut avec assez de facilité et de sûreté établir le rapport existant entre la disposition proposée et le texte actuel de la constitution et juger si le changement est nécessaire.

Supposé que le but mérite d'être poursuivi, il faut, à notre avis, s'abstenir de créer une nouvelle base constitutionnelle s'il en existe déjà une qui soit suffisante. Pour ne pas surcharger la constitution et en compromettre la systématique, mais aussi pour ne pas porter atteinte à la sécurité juridique, il convient d'éviter que la constitution ne contienne, pour la même tâche législative, deux dispositions rédigées différemment. Sinon le législateur ne saurait pas à laquelle il doit se conformer.

Nous devons par conséquent examiner tout d'abord quelles possibilités la constitution, dans sa teneur actuelle, offre au législateur pour combattre la spéculation sur les terres agricoles et déterminer si et dans quelle mesure le texte proposé élargirait ces possibilités. Cet examen doit s'étendre aussi bien à la notion de spéculation comme telle qu'aux deux mesures envisagées spécialement par l'initiative: l'exclusivité réservée à celui qui exploitera lui-même le sol cultivable et la protection de ce sol contre le surendettement.

Dans l'esprit des auteurs de l'initiative, ces deux mesures doivent-elles être simplement des moyens de combattre la spéculation ou avoir plus ou moins un but propre ? La question peut rester ouverte. Les premiers mots du deuxième alinéa permettent, du moins pour celui-ci, de retenir la première éventualité; en effet, c'est prévenir la spéculation que de réserver le sol cultivable à celui qui le cultivera lui-même. Il n'y a pas une relation aussi certaine entre les mesures à prendre pour empêcher le surendettement (3e al.) et la lutte contre la spéculation. C'est pourquoi on peut dire que cet alinéa a plutôt un but propre, qui est conforme du
reste à la tendance de l'initiative. Etant donnés les termes employés, on est en droit d'admettre que les auteurs de l'initiative entendent donner à la notion de spéculation le sens le plus large possible.

Nous examinerons dans la suite les différents éléments de l'initiative, considérés comme base constitutionnelle de prescriptions légales.

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II. L'initiative entend, d'une manière générale, soustraire à la spéculation (1er al.) « le sol utilisable » et, en tant qu'elle a spécialement en vue les intérêts de l'agriculture (2e et 3e al.), le « sol cultivable ». Ces termes dépassent quelque peu le champ d'application de la loi du 12 décembre 1940 sur le désendettement de domaines agricoles (RO 62, 29), qui, selon l'article premier, 1er alinéa, s'applique aux domaines et aux biens-fonds déjà affectés exclusivement ou principalement à l'agriculture. La législation assurant l'exécution de l'article constitutionnel proposé pourrait donc s'étendre aux terres qui, jusqu'à maintenant, n'ont pas été utilisées pour l'agriculture mais sont cultivables. D'autre part, on peut se demander quel rapport il y a entre le texte de l'initiative et la notion de droit civil de la propriété foncière. Cette propriété a pour objet les immeubles, soit, d'après l'article 655 du code civil, les biens-fonds, les droits distincts et permanents immatriculés au registre foncier et les mines. Ces immeubles peuvent, eux aussi, être acquis par spéculation; en tout cas, le texte de l'initiative ne les exclut pas, mais il laisse à la législation le soin de fixer la limite, dans la mesure du besoin. Pour l'agriculture, les sources notamment ont de l'importance, outre les biens-fonds.

III. Interdiction constitutionnelle de la spéculation. -- 1. Est-il souhaitable ou nécessaire d'introduire dans la constitution une disposition expresse contre la spéculation ? Pour répondre à la question, il faut tout d'abord être au clair sur la notion de la spéculation. Il ne serait guère facile de définir cette notion avec exactitude et d'une manière scientifique. Cela n'est du reste pas indispensable, car on ne peut guère avoir de doutes sur le but que visent en fait les auteurs de l'initiative. Par spéculation, on entend généralement l'achat d'une chose dans l'intention non pas de la garder, mais de la revendre avec bénéfice. Du point de vue de l'économie, le but d'une telle opération n'est pas d'utiliser l'objet acquis, mais de gagner de l'argent en le revendant. La différence apparaît d'une manière particulièrement frappante en matière de transfert de biens-fonds agricoles, lorsqu'on oppose le spéculateur à celui qui achète un bien-fonds pour le cultiver lui-même.

2. Dans la législation
fédérale, le terme de « spéculation » n'a jusqu'ici trouvé que rarement accueil. En 1920, la société suisse des juristes, considérant les ordonnances extraordinaires édictées pendant la première guerre mondiale, a examiné si le futur code pénal suisse devrait avoir des dispositions contre la spéculation illicite (Sozialwucher); les avis étaient partagés (voir Revue de droit suisse nouv. série n° 39 p. la s., 126a). Le code pénal suisse se borne à punir, à l'article 157, l'usurier (Einzelwucher), ce qui est, naturellement, une notion moins large. Une disposition contre la spéculation en général n'entrait et n'entre pas en b'gne de compte. Cette notion se trouve dans le code pénal seulement à l'article 158 (invitation à spéculer) et à l'article 165, qui parle de « spéculations hasardées » comme cause de

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la banqueroute simple; dans ces deux cas, la spéculation n'est visée qu'eu égard à un dommage pécuniaire provoqué par elle dans des circonstances particulières. Cependant, les notions d'usure et de spéculation sont indéniablement parentes. L'article 157 du code pénal indique comme un des éléments de l'usure, l'exploitation de l'état de gêne d'une personne. C'est pourquoi le législateur préoccupé d'assurer la protection du sol agricole devrait se demander s'il n'y a pas lieu, dans ce domaine aussi, d'empêcher l'exploitation d'un état de gêne, puisque le sol cultivable est toujours plus rare dans notre pays et, par conséquent, particulièrement intéressant pour les spéculateurs.

Or le législateur fédéral est déjà intervenu. Sa première intervention, en liaison déjà avec la dévaluation du franc suisse, revêtit la forme d'un arrêté du Conseil fédéral du 16 octobre 1936 concernant le commerce des immeubles agricoles (RO 52, 821). Cet arrêté, qui modifiait l'article 218 du code des obligations, a interdit d'aliéner les immeubles agricoles, en entier ou par parcelles, pendant six ans à compter de leur acquisition, sans une autorisation spéciale. La disposition a passé comme article 95 dans la loi sur le désendettement de 1940; aujourd'hui, on a même l'intention de porter de six à dix ans l'interdiction d'aliéner. Pendant la dernière guerre, nous intervînmes contre la spéculation qui se portait toujours davantage sur les biens agricoles, en prenant, en vertu de nos pouvoirs extraordinaires, l'arrêté du 19 janvier 1940 qui institue des mesures contre la spéculation sur les terres et contre le surendettement, ainsi que pour la protection des fermiers (RO 56, 78). Complété et modifié à plusieurs reprises, cet arrêté est, dans l'essentiel, encore en vigueur, mais il doit disparaître, étant fondé sur le droit de nécessité. Pour le remplacer, nous soumîmes aux conseils législatifs, par message du 30 décembre 1947 (FF 1948, I, 25 s.) le projet d'une « loi fédérale sur le maintien de la propriété foncière rurale ». La procédure en est au stade de l'aplanissement des divergences. Une des principales questions que la loi doit résoudre est précisément celle de savoir par quels moyens on pourra et devra lutter contre la spéculation malsaine sur les terres. On n'a pas voulu d'une procédure de ratification, analogue à
celle de l'arrêté fondé sur les pouvoirs extraordinaires, en vertu de laquelle tous les contrats de vente portant sur des biens-fonds agricoles devraient être soumis au contrôle de l'autorité. Le projet prévoit maintenant, outre un droit de préemption en faveur des plus proches parents, une procédure d'opposition qui, en principe, laisse libre le transfert des biens-fonds, mais permet à l'autorité de s'opposer à des opérations déterminées. En particulier, il doit être formé opposition (suivant l'article lofer, lettre a, du projet) « si l'acheteur acquiert le domaine ou le bien-fonds dans un but évident de spéculation ou avec l'intention évidente de placer des capitaux ».

Cette solution permet d'empêcher des opérations de spéculation manifestes grâce à l'intervention de l'autorité; si l'opposition est admise, l'opération devient en effet caduque (art, Wquater du projet). Une divergence, il est

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vrai, subsiste en ce sens que le Conseil national veut que la loi fédérale institue directement la procédure d'opposition, tandis que le Conseil des Etats entend laisser aux cantons la faculté de l'instaurer ou non.

3. Ces constatations nous amènent à examiner la question de la base constitutionnelle, des mesures pour la lutte contre la spéculation en matière agricole; la réponse jouera un rôle capital dans le jugement à porter sur l'initiative. Celle-ci veut créer cette base. Est-ce nécessaire ? La constitution, dans sa teneur actuelle, offre-t-elle déjà une base suffisante?

Le projet de loi sur le maintien de la propriété foncière rurale se fonde sur les articles 31 bis et 64 de la constitution. Ce dernier donne à la Confédération la compétence de légiférer sur toutes les matières du droit civil et sur le droit de poursuite. Il sert donc de base à toutes les prescriptions de droit privé, notamment aux dispositions du code civil et du code des obligations et à celles qui règlent l'exécution forcée. H permet donc de prévoir un droit de préemption sur les exploitations agricoles.

L'article 31 bis a un autre caractère; son rôle est ici spécialement important. Il s'agit d'un des nouveaux articles économiques insérés dans la constitution. Aux termes de son 1er alinéa, la Confédération prend, dans les limites de ses attributions constitutionnelles, des mesures propres à augmenter le bien-être général et à procurer la sécurité économique des citoyens. Le 2e alinéa l'autorise à prendre, tout en sauvegardant les intérêts généraux de l'économie nationale, des mesures en faveur de certaines branches économiques ou professions. En vertu du 3e alinéa, elle peut en outre, lorsque l'intérêt général le justifie, en dérogeant s'il le faut au principe de la liberté du commerce et de l'industrie, notamment édicter des prescriptions pour: a. Sauvegarder d'importantes branches économiques ou professions; 6. Conserver une forte population paysanne, assurer la productivité de l'agriculture et consolider la propriété rurale.

Il est évident que les mesures légales destinées à prévenir la spéculation, comme les demande l'initiative, peuvent déjà être prises en vertu de l'article 31 ois, particulièrement de son 3e alinéa, lettre b. S'il faut, dans la mesure possible, empêcher la spéculation sur les biens agricoles,
c'est parce qu'elle est de nature, comme on en a la conviction, à compromettre l'existence d'un nombre incalculable d'exploitations paysannes. La spéculation a pour effet de substituer au régime souhaitable de la stabilité les transferts fréquents de biens agricoles; elle fait monter les prix et tend souvent au morcellement et à l'aliénation par parcelles, en vue d'augmenter le gain. Bien par conséquent ne pourrait être plus préjudiciable à cette consolidation de la propriété rurale à laquelle vise la constitution que la multiplication des achats aux flns de spéculation. Le texte de la nouvelle disposition constitutionnelle a été précisément rédigé en vue de la lutte

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contre ce mal. Il est en effet significatif que ce soit précisément la commission d'experts instituée par le département de justice et police pour préparer la législation agricole qui ait demandé qu'on examine à nouveau les articles économiques adoptée en 1939 par le parlement et qu'on les soumette sous une nouvelle forme au vote du peuple et des cantons; soucieuse de réaliser sa mission et spécialement de consolider la propriété foncière rurale, elle tenait à ce qu'une base constitutionnelle solide fût créée le plus rapidement possible, ce qui représentait déjà à l'époque l'un des buts des articles économiques revisés.

Les articles économiques revisés ont été insérés dans la constitution en 1947. La présente initiative, qui a abouti quatre ans plus tôt, auraitelle même été déposée, ou aurait-elle eu le même texte si l'article 31 bis avait déjà trouvé place dans la constitution? C'est là une question qui doit rester ouverte. Vu la situation actuelle, il reste à examiner si des considérations sérieuses militent pour que le texte proposé par les auteurs de l'initiative soit inséré dans la constitution, à côté de l'article Slbis.

A différents égards, les deux textes diffèrent l'un de l'autre. L'initiative est plus précise en ce sens qu'elle indique expressément, aussi bien dans son titre que dans son texte, la spéculation comme un mal à combattre.

L'article Slbis est rédigé en termes généraux. Mais comme nous l'avons déjà démontré, ce but Spécial peut être aussi atteint grâce aux articles économiques, dont un en particulier ·-- l'article Slbis, 3e alinéa, lettre 6 -- a été inspiré également par l'idée de la lutte contre la spéculation. Fondé sur les expériences acquises au cours de longues années, le message relatif au projet de loi sur le maintien de la propriété foncière rurale a souligné expressément ce danger et indiqué la lutte contre la spéculation comme principal but de la loi. Dans les délibérations qui ont eu lieu jusqu'à maintenant au sujet de ce projet, on n'a jamais soutenu que la base constitutionnelle existante ne suffisait pas pour édicter des dispositions contre la spéculation. Les difficultés que rencontre le projet résident ailleurs; elles viennent des opinions extrêmement différentes sur les moyens auxquels le législateur doit recourir pour arriver à ses fins. On a émis des doutes,
il est vrai, sur l'opportunité et même la nécessité de prévoir expressément, parmi les motifs d'opposition, celui du but évident de spéculation; ce n'est là cependant, somme toute, qu'une question de rédaction. Pour consolider la propriété rurale, il serait possible, en se fondant sur les dispositions actuelles de la constitution, d'avoir recours, dans le transfert des biens-fonds, à des mesures encore plus sévères et à une intervention encore plus accentuée de l'Etat que ce ne sera le cas, après le rejet d'une procédure obligatoire de ratification ou même de l'institution d'offices des transferts immobiliers ayant le droit exclusif de vendre et d'acheter. On a pu conetater que le législateur, s'il ne veut pas compromettre toute son oeuvre, doit s'imposer une certaine retenue dans le choix des moyens

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destinés à combattre la spéculation, A cela rien ne serait changé s'il pouvait se fonder non pas sur les articles économiques, mais sur le texte proposé par l'initiative.

Une autre différence entre les textes consiste dans le fait que l'article 31bia, 3e alinéa, permet de prendre des dispositions de protection spéciales seulement si « l'intérêt générai le justifie, », et il règle le rapport avec la liberté du commerce et de l'industrie en déclarant que les prescriptions envisagées peuvent déroger, « s'il le faut », à ce principe. L'initiative n'indique pas ces deux conditions. Cette différence n'a cependant, elle non. plus, aucune conséquence pratique; en particulier, les réserves faites dans l'article 31 bis n'ont pas pour effet que le législateur se sente moins libre dans l'exécution de sa tâche qu'il ne le serait en se fondant sur le texte de l'initiative. Il doit, de toute façon, avoir constamment en vue l'intérêt général, que la disposition constitutionnelle applicable le réserve expressément ou non. Sans aucun doute, les auteurs de l'initiative ont, eux aussi, déposé leur demande, dans la conviction qu'empêcher la spéculation, c'était oeuvrer dans l'intérêt général du peuple; ils ne peuvent raisonnablement attendre du législateur, et n'attendent pas non plus de lui, une mesure qui favorise seulement des intérêts privés. Une telle mesure n'aurait d'ailleurs aucune chance d'être acceptée. L'initiative comme les articles économiques tendent à sauvegarder les intérêts publics. Le principe de la liberté du commerce et de l'industrie est d'importance secondaire, car il ne concerne que le commerce des biens-fonds exercé à titre professionnel, tandis que la loi doit régir aussi les ventes de biens-fonds faites par des particuliers sans que ce soit leur profession. Même là où la constitution permet de déroger au principe de la liberté du commerce et de l'industrie, le législateur ne doit d'ailleurs faire usage de son pouvoir que dans la mesure où il le faut vraiment; il est dans la nature même des libertés garanties par la constitution qu'on ne puisse y porter atteinte sans nécessité et plus qu'il n'est indispensable. Le texte de l'initiative contient aussi, bien qu'implicitement, cette réserve, On pourrait voir aussi une certaine différence dans la manière dont le droit constitutionnel et l'initiative
prévoient le concours des cantons pour atteindre leur but. Suivant le texte de l'initiative, la Confédération prend les mesures nécessaires contre la spéculation « avec le concours des cantons ». L'article 32, 2e alinéa, de la constitution prescrit à titre général que les cantons seront consultés lors de l'élaboration des lois d'exécution des articles économiques et qu'ils seront habituellement chargés d'exécuter les dispositions fédérales. Cette différence des textes ne saurait toutefois pas non plus avoir de conséquences pratiques. Le teste de l'initiative est moins clair que celui de l'article 32, et la consultation des cantons, telle qu'elle est prévue dans la disposition constitutionnelle, serait certainement conforme à l'esprit de l'initiative. On ne saurait en tout cas pas déduire de cette légère différence de rédaction qu'il est nécessaire d'avoir

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dans la constitution, en plus des articles économiques, le texte proposé par l'initiative.

Notons enfin que le texte de l'initiative est plus impératif que celui de l'article Slot« de la constitution. Il semble vouloir donner au législateur un mandat précis, en commençant par ces mots : « La Confédération prend les mesures nécessaires ... »; les autres alinéas donnent le même son.

En revanche, l'article Slbis se borne à donner à la Confédération des attributions. Comme la disposition constitutionnelle, que ce soit le texte de l'initiative ou l'article 31 Sis, n'est pas directement applicable et ne peut produire ses effets sans la législation d'exécution, la différence constatée oblige de se demander si avec un texte impératif de la constitution, une loi fédérale doit de toute manière être édictée. Ce que réclame le texte peut être évidemment considéré un voeu, mais sa réalisation dépend de l'aboutissement d'une loi d'exécution, et ce résultat de nouveau ne peut être imposé. Si la loi d'exécution est rejetée, la disposition imperative de la constitution restera lettre morte, et cela pourrait demeurer ainsi même après plusieurs essais infructueux. La loi est un acte pour soi, qui est soumis à ses propres règles; la disposition constitutionnelle sert seulement de point de départ et de base pour la loi d'exécution. C'est pourquoi on a déjà constaté, avec raison, que même les mandats apparemment impératifs donnés par la constitution au législateur sont, en règle générale, de simples autorisations (v. Burckhardt dans la Festgabe pour Fleiner 1927, p. 68s.; Giacometti, Bundesstaatsrecht, p. 98, 101).

Dans le cas qui nous occupe, le projet de loi sur le maintien de la propriété foncière rurale est le moyen qui doit permettre de juguler la spéculation agricole. Le sort du projet montrera quel résultat il est possible d'obtenir dans ce domaine. L'initiative, malgré son texte impératif, ne peut obtenir plus.

4. Ces considérations conduisent, quant à la demande générale d'empêcher la spéculation sur les Uens agricoles, aux conclusions suivantes: "une nouvelle disposition constitutionnelle, en plus de l'article Slbis, n'est pas nécessaire ; cet article suffit et permettrait même d'avoir recours à des mesures plus sévères que celles qui, selon toute vraisemblance, peuvent en fait être prises. Le projet de
loi sur le maintien de la propriété foncière rurale, dont les conseils législatifs achèveront bientôt la discussion, a précisément pour but essentiel de combattre la spéculation. Il réalisera par conséquent, dans la mesure du possible, ce que veut l'initiative.

IV. Acquisition du sol cultivable réservée à celui qui le cultivera lui-même. --- Au 2e alinéa, l'initiative prévoit, à titre de mesure spéciale pour la protection du sol et du travail, que le sol cultivable doit pouvoir être acquis seulement par celui qui le cultivera lui-même pour assurer son existence; les dérogations seront autorisées et réglées par la législation.

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Tout d'abord, on doit se demander, ici aussi, s'il faut une nouvelle disposition constitutionnelle pour atteindre ce but spécial. Les considérations émises au sujet du but général de l'initiative (empêcher la spéculation) demeurent applicables: L'article Slbis de la constitution dans la teneur actuelle, singulièrement son alinéa 3, lettre 6, suffit. Il est juste -- et possible -- de réserver le sol cultivable à celui qui le cultivera lui-même.

Mais c'est aussi une façon de conserver une forte population paysanne, d'assurer la productivité de l'agriculture et de consolider la propriété rurale. Il est en effet contraire à ce but que le sol agricole puisse être acquis librement, comme une marchandise quelconque. Il ne faut en particulier pas que, parmi plusieurs amateurs, l'acquéreur soit simplement celui qui peut et veut payer le prix le plus élevé, privant ainsi, dans nombre de cas, de jeunes agriculteurs capables de l'occasion de se créer une existence indépendante.

Nous ne voulons pas nous borner à constater que le 2e alinéa ne suffit pas à recommander l'initiative; il nous paraît essentiel d'examiner également si la demande est fondée matériellement et si le législateur doit s'occuper de cette affaire. Rappelons que cette question n'occupe pas les autorités fédérales pour la première fois. En 1937 déjà, lors de la discussion de la loi sur le désendettement au Conseil national, une proposition, dont le contenu était identique au texte du 2e alinéa de l'initiative, fut repoussée à une grande majorité après une discussion approfondie dans la commission et au conseil (v. B. S. 1937 CN p. 630 s., 730 s., 758).

Cette demande exprime une idée juste, mais elle dépasse de beaucoup le but. Si l'on y donnait suite d'une manière conséquente, il n'y aurait avec le temps plus d'affermages et plus de fermiers. Une telle situation serait évidemment intenable; point n'est besoin de fournir des preuves détaillées à ce sujet. Les affermages agricoles sont un élément essentiel de la structure économique et sociale de notre pays. En outre, ils permettent, dans nombre de cas, aux jeunes agriculteurs -de faire leur chemin, en passant de la condition de valet à celle de fermier, puis de propriétaire; ils créent entre la ville et la campagne des rapports qui facilitent la compréhension. Tout au plus faut-il veiller
à ce que le rapport numérique, non défavorable, qui existe entre les entreprises exploitées par leur propriétaire et les exploitations affermées ne se modifie pas trop.

A cela s'ajoutent d'autres difficultés et obstacles. Il n'est pas dit que celui qui acquiert un domaine agricole pour l'exploiter lui-même soit aussi un bon paysan. S'il échoue, il faudrait logiquement, dans l'intérêt de l'approvisionnement du pays et d'une utilisation aussi bonne que possible du sol, prendre des mesures draconniennes pour le remplacer. Le législateur ne pourra et ne voudra pas, du moins en temps de paix, appliquer de telles méthodes. Notons en passant que les réalisations forcéesoffrent la possibilité d'éluder la règle envisagée et qu'il est nécessaire en Feuille fédérale. 102e année. Vol. I.

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pareils cas, de sauvegarder les droits des créanciers hypothécaires et des cautions et de leur permettre d'acquérir l'immeuble grevé, soit aux enchères, soit de gré à gré, sans qu'on examine s'ils veulent l'exploiter eux-mêmes et s'ils en sont capables. Lorsqu'il s'agit d'une entreprise très obérée, le propriétaire préfère du reste souvent la vendre à un non-agriculteur disposant de fonds plutôt que de s'exposer à la réalisation forcée, afin d'être débarrassé du fardeau de ses dettes et de pouvoir continuer, comme fermier, à cultiver le domaine. Quant à savoir si la restriction devrait s'appliquer aussi aux cas de transfert successoral, c'est une question qu'on peut laisser ouverte. A noter qu'il faudrait aussi tenir compte des besoins justifiés de l'Etat, des communes, collectivités et établissements et, d'une manière générale, réserver l'expropriation.

Dans notre agriculture, ce sont les petites exploitations et les exploitations moyennes qui dominent. Ici et là, les très petites exploitations, dont le rendement est complété par un gain accessoire, sont très largement répandues. Nombreux sont les ouvriers travaillant dans des fabriques ou ailleurs, les employés et les manoeuvres possédant une petite exploitation agricole qu'ils cultivent avec l'aide de leur famille et qui leur est nécessaire pour améliorer leur revenu.

Le législateur ne peut faire abstraction de tous ces besoins variés et particularités, qui exigeraient une réglementation détaillée et compliquée.

La demande contenue dans l'initiative ne pourrait jamais, vu nos conditions, être satisfaite, pas même approximativement, car elle se heurte à trop d'intérêts différents, également légitimes. Les règles légales seraient telles et souffriraient tant d'exceptions qu'il ne resterait presque rien du principe. A cela s'ajouterait --- inconvénient supplémentaire --- la nécessité d'organiser un contrôle sévère et complet du marché des biens-fonds, comme l'ont suffisamment prouvé les délibérations concernant le projet de la loi sur le maintien de la propriété foncière rurale. Les adversaires du projet ont objecté au cours de la discussion et objectent aujourd'hui encore que la loi veut créer un monopole des paysans sur le sol agricole; c'est là un reproche infonde, mais dangereux. Abstraction faite d'une certaine protection indirecte résultant
de l'opposition, le projet se borne, en réalité, à prévoir un droit de préférence, bien naturel, en cas de préemption: entre plusieurs titulaires du droit de préemption, de même rang, la préférence doit être accordée à celui qui veut exploiter lui-même le bien-fonds et en paraît capable (art. 12, 2e al.).

Bien que, maintenant déjà la constitution offre une base suffisante, nous ne pouvons ainsi appuyer l'idée de réserver, en cas de vente, le sol cultivable aux agriculteurs qui le cultiveront eux-mêmes.

V. Protection contre le, surendettement. -- L'initiative demande, dans son 3e alinéa, la protfietion dn sol cultivable contre le sirrendettement. Il s'agit là, on le sait, d'un point important du programme de la politique

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agraire suisse. Constatons cependant que cette demande, dans la mesure où elle concerne le législateur fédéral, a été déjà satisfaite par la loi du 12 décembre 1940 sur le désendettement de domaines agricoles, entrée en vigueur le 1er janvier 1947.

Cette loi combat de trois manières l'endettement du sol. Les mesures visant à prévenir le surendettement sont de caractère durable et, de ce fait, les plus importantes; elles se trouvent dans la troisième partie de la loi. Outre l'interdiction d'aliéner (art. 95) et une application renforcée du droit successoral paysan (art. 94), on y trouve notamment l'institution de la charge maximum (art. 84 à 93), suivant laquelle les biens-fonds agricoles ne peuvent être grevés de charges foncières ou de droits de gage que jusqu'à concurrence de leur valeur d'estimation. Cette mesure, qui a rencontré une approbation générale, assure une protection durable aux exploitations agricoles, du moins pour l'avenir, contre la constitution de charges excessives. Ses effets bienfaisants ne manqueront pas de se faire sentir. La seconde partie de la loi (art. 10 s.) cherche à faire disparaître les cas de surendettement; ce désendettement proprement dit est facultatif, il est vrai, et s'appliquera seulement dans les cantons qui prennent la chose en main. Dans cette partie, des mesures spéciales sont en outre prévues à l'effet d'éviter un nouvel endettement, une fois éteintes les créances hypothécaires non couvertes (art. 69 à 74). Enfin, la loi a donné aux cantons la possibilité de prescrire l'amortissement des créances garanties par gage, sans égard à leur couverture (art. 107). Cette obligation d'amortir, que les cantons peuvent instituer, travaille contre l'endettement et a pour effet une régression des charges hypothécaires. Ainsi le législateur a fait, dans ce domaine, ce qui lui est possible.

La loi sur le désendettement a été édictée en vertu de l'article 64 de la constitution, en considération du fait qu'elle règle des questions concernant le droit privé, la poursuite et le concordat. On peut se demander si cela est vrai pour toutes ses prescriptions. Si une base constitutionnelle avait fait défaut pour certaines dispositions au moment où la loi fut votée, en 1940, elle aurait été créée, sans aucun doute, peu après, grâce aux articles économiques, en particulier à
l'article 31 bis, 3e alinéa, lettre 6; si lacune il y avait, la lacune a donc été comblée. Les mesures prévues par la loi, celles qui sont durables comme les autres, servent toutes à consolider la propriété rurale. Cette consolidation comprend les mesures à prendre pour prévenir le surendettement. Comme le législateur s'est déjà acquitté de cette tâche, il n'est pas nécessaire d'ajouter aux dispositions constitutionnelles une nouvelle, qui mentionne expressément le but spécial.

VI, En conclusion, nous constatons que le sol agricole peut être protégé, dans la mesure des possibilités, en vertu des articles 31 bis et 64 de la crniKtitntinTi, qn« nette protection existe déjà en partie et qu'elle s'étend aux points spécialement indiqués dans l'initiative (2e et 3e al.). Invoquant

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les considérations émises (ch. I.) contre l'introduction dans la constitution de dispositions superflues, nous exprimons l'avis qu'il est indiqué, dans ces conditions, de ne pas compléter la constitution de la manière proposée.

G. PROTECTION DU SOL NON AGRICOLE (1er et 4<= al. du texte de l'initiative)

Le dernier alinéa du texte de l'initiative se propose d'empêcher la spéculation sur la propriété foncière, affectée à des buts commerciaux ou de logement. Nous retrouvons ici, expressément indiquée, l'intention exprimée, au 1er alinéa, pour le sol utilisable en général. Il faut admettre que les auteurs de l'initiative subordonnent le 4e alinéa de leur texte au 1er, comme c'est le cas pour les 2e et 3e alinéas. Cela ressort, semble-t-il, notamment de la différence rédactionnelle constatée dans le texte français (division en 5 alinéas). Il y a donc lieu de conclure que le législateur fédéral devrait aussi prendre les mesures relatives à la propriété foncière non agricole « avec le concours des cantons ».

Ici aussi, nous examinerons tout d'abord si, pour cette autre tâche législative, une nouvelle disposition doit être introduite dans la constitution.

Nous verrons ensuite ce qu'il Taub penser de cette tâche elle-même: Faut-il l'accepter ? Existe-t-il de bonnes raisons pour ne pas s'en charger ?

I. La disposition proposée délimite son diamp d'application par le terme de « propriété foncière affectée à des buts commerciaux ou de logement ». Elle vise donc les maisons d'habitation et les appartements existant dans d'autres bâtiments, par exemple dans des bâtiments commerciaux. Elle ne s'applique pas au logement de la famille paysanne dans la maison campagnarde, puisqu'il s'agit ici de la propriété foncière agricole.

En parlant de la propriété foncière affectée à des buts commerciaux, l'initiative se sert de termes très généraux. Vu l'absence de toute limitation, on doit comprendre, par cette expression, tous les bâtiments et installations dans lesquels s'exerce ou peut s'exercer une activité commerciale, qu'elle soit commerciale au sens étroit ou industrielle : il s'agit donc des magasins, ateliers, installations artisanales ou industrielles, fabriques, également des bâtiments accessoires comme les dépôts, entrepôts, et en outre aussi des hôtels, pensions, auberges, bureaux et autres locaux utilisés par les professions libérales, par des banques, des sociétés et des entreprises privées, etc. Seuls les bâtiments et locaux des administrations publiques sont exclus de cette nomenclature. Pour le reste, les termes de l'initiative (buts commerciaux ou de logement) s'appliquent bien à l'ensemble de la
propriété foncière non agricole. En bref, cette partie de l'initiative tend à protéger contre la spéculation la propriété foncière urbaine.

II. Qu'en est-il de la base constitutionnelle, s'agissant do la lutte contre la spéculation dans ce domaine? La constitution fournirait une base cer-

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taine dans la mesure seulement où les mesures envisagées pourraient se fonder sur l'article 64 seul, en tant donc que ces mesures resteraient sur le terrain du droit privé et du droit de la poursuite. Mais avec des prescriptions de ce genre, on arriverait difficilement à combattre efficacement la spéculation; la lutte contre la spéculation devrait, en effet, par analogie aux dispositions du projet de loi sur le maintien de la propriété foncière rurale, restreindre le transfert des biens-fonds et la liberté de la vente. Ces prescriptions seraient contraires au principe de la liberté des contrats consacré par notre code des obligations. L'article 31 bis, 3e alinéa, lettre b, de même valeur que l'article 64, permettrait de les adopter pour l'agriculture.

Mais il manque dans la constitution une disposition en vertu de laquelle on pourrait les adopter également pour la propriété foncière urbaine. L'article 3Ibis, 1er alinéa, donne à la Confédération le pouvoir de prendre les mesures propres à augmenter le bien-être général et à procurer la sécurité économique des citoyens. Ce pouvoir, vu l'imprécision des termes, ne suffit cependant pas et il n'est accordé que dans les limites des autres attributions constitutionnelles de la Confédération.

Contrairement à la propriété foncière agricole., la propriété foncière non agricole ne fait donc pas l'objet d'une disposition constitutionnelle qui permette de la protéger contre la spéculation. H est pour le moins très douteux que l'article 64 puisse suffire. Si donc les mesures prévues au 4e alinéa de l'initiative doivent reposer sur une base sûre, il reste à introduire cette base dans la constitution.

III. Sur le fonds de la question, nous reconnaissons d'emblée que, .pour la propriété foncière urbaine aussi (s'il est permis d'user de cette expression simplifiée), la spéculation, dans le mauvais " sens du terme, n'est point désirable et qu'elle apporte des dangers. Dans ce secteur également, elle fait monter les prix et nuit à une certaine stabilité dans l'usage.

Si un bien-fonds sert à un but commercial quelconque, la spéculation peut avoir des effets néfastes pour la protection du travail, protection que les auteurs de l'initiative ont sans doute aussi en vue. Ces effets ne seront toutefois pas aussi dangereux que dans l'agriculture, où il s'agit, par la
préférence qu'on veut accorder à celui qui cultivera lui-même le sol, de mieux garantir l'approvisionnement du pays, de mieux tenir compte du lien qui attache le paysan à la terre et de mieux protéger la famille. La rareté du sol, qui, à la campagne, est la cause profonde de toutes les difficultés, ne joue pas le même rôle à la ville, du moins si l'on fait abstraction des cas plutôt exceptionnels de pénurie aiguë de logements. H est plus ou moins possible de remédier à la pénurie de bâtiments commerciaux ou maisons d'habitation ; mais on ne peut plus obtenir du sol cultivable dans une mesure suffisante. Cette cause essentielle, celle qui favorise la spéculation, n'a donc pas la même importance dans les localités qu'à la campagne.

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Pour les bâtiments commerciaux et les maisons d'habitation, la lutte contre la spéculation est un problème beaucoup plus difficile et complexe que pour les terrains agricoles pour lesquels le principe n'est pas combattu, la discussion portant seulement sur le chois de la méthode. Où est la limite entre la spéculation et une liberté de disposer et de transférer demeurant compatible avec les intérêts généraux ? Il est inutile de rappeler combien la construction de logements est ou peut être souhaitable, et même d'une urgente nécessité ; l'Etat commettrait une erreur en paralysant cette activité ou en l'entravant sérieusement par ses interventions. Or s'il n'est pas possible d'escompter un gain convenable, l'esprit d'entreprise, auquel sont liés certains risques, ne se développera jamais. Le législateur devrait respecter cet esprit s'il veut éviter que son intervention ne fasse en définitive plus de mal que de bien.

Quelle voie devrait suivre le législateur ? A quels moyens devrait-il avoir recours ? Sur ces points, l'initiative ne fournit aucune indication, contrairement à ce qu'elle fait pour le sol agricole. Elle laisse au législateur toute liberté et se décharge ainsi sur lui de la difficulté de trouver une solution convenable.

Il s'agirait apparemment d'une restriction des ventes et achats qui nécessiterait un contrôle officiel du transfert des biens-fonds urbains dans son ensemble. Les conditions de l'autorisation ou du refus de chaque opération devraient être fixées. Il ne conviendrait pas de s'en prendre au placement de capitaux comme tel. Le moyen le plus efficace de combattre la spéculation consisterait à édicter un contrôle des prix; mais sur quels principes faudrait-il l'établir? Quels éléments seraient déterminants pour calculer le prix admissible ? Les questions d'estimation donnent Heu à bien des difficultés à la campagne, et elles seraient encore beaucoup plus délicates à résoudre dans les villes, où la situation est plus complexe. En bref, on doit se demander si le législateur pourrait mettre sur pied une réglementation utilisable, sans céder à l'arbitraire ou sans tout abandonner à l'appréciation des autorités chargées d'appliquer la loi.

L'opportunité et l'efficacité de prescriptions fédérales contre la spéculation, dans ce domaine, paraissent donc déjà discutables. Mais les
doutes augmentent encore si l'on prend en considération la législation cantonale.

H y a un rapport étroit entre la spéculation et les dispositions cantonales concernant les impôts. En imposant fortement les gains résultant de la spéculation, les cantons peuvent empêcher des abus, et ils ont souvent recouru à ce procédé. Si celui-ci n'élimine pas la spéculation, il assure du moins à la communauté une partie du gain obtenu et fait ainsi la part de l'intérêt général. Dans le cas où le droit fédéral limiterait la spéculation, cette source d'imposition serait réduite pour les cantons, sans compensation, et les communes en ressentiraient encore les effets par une régression dans la construction privée. Certes, nous l'avons déjà fait

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remarquer, l'initiative prévoit que la Confédération aurait, dans ce secteur aussi, à établir sa législation avec le concours des cantons. Mais il est difficile de se représenter comment elle pourrait résoudre le dilemme, atteindre le but indiqué par l'initiative, donc interdire la spéculation, sans entrer en conflit avec les cantons et les communes.

Les prescriptions des cantons et des communes ont aussi une importance considérable, notamment en ce qui concerne le plan d'extension des villes et des grandes localités. Les projets et l'établissement de rues, de canalisations et d'installations analogues limitent sérieusement la libre disposition du sol à la périphérie des villes. Et la spéculation se trouve par là même empêchée ou au moins entravée, de sorte que l'intervention du législateur fédéral paraît superflue.

Mentionnons que du point de vue juridique ces prescriptions fondées sur le droit cantonal portent atteinte à la garantie de la propriété, puisqu'elles excluent le droit de libre disposition du propriétaire dans un sens déterminé. Jusqu'où ces atteintes peuvent-elles aller sans léser la notion du droit de propriété ? La réponse à cette question dépend, elle aussi du droit cantonal en premier lieu. Presque toutes les constitutions cantonales garantissent expressément la propriété. Elle est sans doute garantie aussi par le droit fédéral, quand bien même la constitution ne le dit pas explicitement, sauf qu'elle fait mention du principe de l'indemnité en matière d'expropriation. Le législateur fédéral préférera toutefois éviter d'intervenir sans nécessité réelle dans ce domaine.

Par conséquent, il serait malaisé de formuler des dispositions de droit fédéral uniformes pour combattre la spéculation sur le marché des immeubles urbains et de les adapter à des circonstances très variables; de telles dispositions seraient d'ailleurs superflues, étant donné que le droit cantonal entrave déjà la spéculation. On peut en outre prévoir que l'institution d'un contrôle efficace et de restrictions rencontrerait une opposition très forte, à laquelle on ne pourrait dénier toute justification. Dans ces conditions et étant donné le résultat douteux auquel il faut s'attendre, nous ne pouvons recommander cette partie de l'initiative. H paraît pour le moins prématuré d'y donner suite. Si l'Etat doit pouvoir
prendre un jour avec succès des mesures contre la spéculation dans ce secteur, il faut qu'elles puissent se fonder sur une base plus solide. Si le 4e alinéa du texte de l'initiative devait être inséré dans la constitution, il resterait vraisemblablement lettre morte dans les circonstances actuelles, vu les difficultés que rencontrerait la législation d'exécution.

Dans ces conditions, nous ne pouvons pas non plus recommander d'opposer au seul 4e alinéa de l'initiative un contre-projet au sens de l'article 121, 6e alinéa, de la constitution.

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D. PLACE DANS LA CONSTITUTION Pour le cas où l'initiative serait adoptée, il convient de décider où le nouveau texte devrait être inséré dans la constitution. L'initiative est muette sur ce point; ses auteurs se sont bornés à demander que le texte proposé soit introduit dans la constitution. Il incombera donc à l'Assemblée fédérale de fixer, le cas échéant, sa place dans la constitution. En lui attribuant un chiffre, l'Assemblée fédérale ne violera ni ne dépassera la volonté des auteurs de l'initiative. Ce complément, sans influence aucune sur le fond, est toutefois nécessaire, car la nouvelle disposition doit avoir une place déterminée dans la constitution.

Le texte proposé n'a besoin de cette précision que s'il est adopté.

Celle-ci doit donc rester en dehors du texte, qu'il faut d'ailleurs soumettre sans changement au vote du peuple et des cantons (art. 121, 6e al., Cst.).

En revanche, l'arrêté que l'Assemblée fédérale devra prendre pourra attribuer à la disposition sa place dans la constitution. De cette manière, il ne sera fait aucunement violence à la volonté populaire, puisque l'arrêté fédéral indiquera au citoyen la place où le texte devra être inséré dans la constitution.

Pour le choix de cette place, le contenu de l'initiative est déterminant ; la nouvelle disposition doit être ajoutée au groupe d'articles dont elle se rapproche le plus. Les considérations émises dans le présent rapport donnent d'utiles indications à ce sujet. Nous avons vu que des prescriptions du droit civil peuvent servir d'une certaine manière à protéger la propriété foncière (en particulier par l'établissement d'une charge maximum). Ces prescriptions ne suffisent cependant pas à combattre efficacement la spéculation, car il faut encore une limitation de la liberté des contrats et de la liberté des transferts. Parmi les articles économiques, l'article Slbîs vise notamment à consolider la propriété rurale. C'est pourquoi une disposition analogue en faveur de la propriété foncière non agricole aurait sa place indiquée à côté de cet article. Il conviendra donc, le cas échéant, d'insérer le teste de l'initiative non pas à la suite de l'article &4 mais parmi les articles économiques. Comme la nouvelle disposition ne pourrait être insérée entre les articles 3lbis et SI ter, mais devrait se trouver dans ce petit groupe
et avant l'article 32, il paraît indiqué d'en faire un article 'ilsexies.

Nous arrivons aux conclusions suivantes: L'initiative du mouvement national des jeûnas paysans suisses, visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation est, en tant qu'elle concerne le sol cultivable, inutile, puisque des mesures peuvent être prises en vertu de la constitution dans sa teneur actuelle et que le problème a déjà été partiellement résolu; en tant qu'elle vise

309 un autre type de propriété foncière, on ne peut, pour des raisons de fond, la recommander. Par conséquent, l'initiative doit être entièrement rejetée.

Dans le cas cependant où elle serait adoptée, la disposition proposée devrait être insérée dans la constitution sous la forme d'un article Slsexies.

Nous avons l'honneur de vous soumettre un projet d'arrêté fédéral conforme à ces conclusions.

Veuillez agréer, Monsieur le Président et Messieurs, les assurances de notre haute considération.

Berne, le 3 février 1950.

Au nom du Conseil fédéral suisse: Le président de la Confédération, Max PETITPIERRE 8051

Le chancelier de la Confédération, LEHMGRUBEN

(Projet)

ARRÊTÉ FÉDÉRAL sur

l'initiative visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation L'Assemblée fédérale de la Confédération suisse, vu l'initiative visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation et le rapport du Conseil fédéral du 3 février 1950; vu l'article 121 de la constitution fédérale et les articles 8 et suivants de la loi du 27 janvier 1892 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, arrête : Article premier L'initiative visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation est ainsi conçue: Conformément à l'article 121 de la constitution fédérale et à la loi du 27 janvier 1892 concernant le mode de procéder pour les demandes

310

d'initiative populaire et les votations relatives à la révision de la constitution fédérale, les citoyens soussignés présentent la demande d'initiative suivante: La constitution fédérale sera complétée par un article ainsi rédigé: « La Confédération prend, avec le concours des cantons, [les mesures nécessaires pour soustraire à la spéculation le sol utilisable.

Ces mesures tendront en particulier aux buts suivants: Le sol cultivable ne doit pouvoir être acquis que par celui qui le cultivera lui-même pour assurer son existence. Les dérogations seront réglées par la législation.

Le sol cultivable sera protégé contre le surendettement.

La spéculation immobilière pratiquée à des fins commerciales ou en vue de la construction sera empêchée. »

Art. 2 Cette initiative sera soumise au vote du peuple et des cantons.

Art. 3 Si elle est adoptée, la disposition qui fait l'objet de l'initiative sera insérée dans la constitution sous la forme d'un article Slsexies.

Art. 4 H est recommandé au peuple et aux cantons de rejeter l'initiative.

Art. 5 Le Conseil fédéral est chargé d'exécuter le présent arrêté.

8051

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RAPPORT du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'initiative du 1er juillet 1943 visant la protection du sol et du travail par des mesures contre la spéculation (Du 3 février 1950)

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1950

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5764

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09.02.1950

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291-310

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