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XXXIIme année. Volume IV, No 52. Samedi 4 décembre Abonnement par année (franco dans toute la Suisse) 4 francs.

Prix d'insertion : 15 centimes la ligne. Les insertions doivent être transmises franco à l'expédition. -- Imprimerie et expédition de C.-J. Wyss, à Berne.

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Message du

conseil fédéral à l'assemblée fédérale concernant un projet de loi sur la responsabilité civile des fabricants.

(Du 26 novembre 1880.)

Monsieur le président et messieurs, L'art. 5 de la loi fédérale du 23 mars 1877 concernant le travail dans les fabriques, porte : « Une loi fédérale statuera les dispositions nécessaires quant « à la responsabilité provenant de l'exploitation des fabriques.

« En attendant, les principes suivants seront appliqués par le « juge appelé à prononcer : « à. Le propriétaire de la fabrique est responsable des dommages causés si un mandataire, représentant, directeur, ou surveillant de la fabrique a, dans l'exercice de ses fonctions, occasionné, par sa faute, des lésions corporelles ou la mort d'un employé ou d'un ouvrier.

« 6. Le propriétaire de la fabrique est également responsable « de ces dommages lorsque, même sans qu'il y ait faute spéciale « de la part de ses mandataires, représentants, directeurs ou surc veillants, l'exploitation de la fabrique a occasionné des lésions Feuille fédérale suisse. Année XXXII. Vol. IV.

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ou la mort d'un ouvrier ou employé, à moins qu'il ne prouve que l'accident provient d'un cas de force majeure, ou qu'il a été amené par la faute de la victime. Si celle-ci a été partiellement la cause de l'accident, la responsabilité du fabricant, quant aux dommages-intérêts, est réduite dans une juste proportion.

« c. Les actions en dommages-intérêts sont prescrites au bout de deux ans à dater du jour où l'accident a entraîné des lésions corporelles ou la mort.

« d. Le conseil fédéral désignera, en outre, celles des industries dont l'exercice suffit à engendrer certaines^rnaladies graves, auxquelles s'étendra la responsabilité prévue pour les accidents.

« Du reste, jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi relative a la responsabilité, le juge compétent prononcera sur la question des dommages-intérêts, en tenant compte des circonstances et d'après sa libre appréciation. »

Ces principes généraux ont été compris et appliqués différemment par les tribunaux. Tandis que certains juges se sont montrés réservés dans la fixation des dommages-intérêts, d'autres ont usé largement de la latitude que la loi leur a laissée. Il en est résulté une grande inégalité de traitement et une incertitude pénible aussi bien pour les ouvriers que pour les fabricants. La création d'une jurisprudence uniforme, qui remédierait à ces graves inconvénients, est dans tout pays une oeuvre lente et difficultueuse, mais surtout en Suisse où les règles de droit et de procédure varient suivant les cantons. Aussi demande-t-on avec instance l'exécution de l'engagement contenu dans le premier alinéa de l'art. 5 précité, c'està-diro la promulgation aussi prompte que possible d'une loi qui donne au juge des directions plus précises et qui assure ainsi une plus grande égalité de traitement.

En général, le principe de la responsabilité du fabricant, dans les cas d'accidents produits par une exploitation industrielle, est accepté comme répondant à une notion de justice et à un sentiment 'd'humanité. Ce principe a passé dans les lois et dans la jurisprudence de plusieurs pays et on peut considérer ce fait comme un des progrès les plus heureux de la science juridique dans l'époque moderne.

Ces idées ont surtout fait leur chemin dans les dernières années, et le parlement anglais vient de leur donner une grande consécration en édictant, au mois d'août de cette année, le bill sur 1'« employers liability » qui remplace le principe suranné du « common employaient », c'est-à-dire de la non responsabilité du maître vis-à-vis de ses propres employés.

ni Les industriels suisses, tout en acceptant le principe de la responsabilité, demandent qu'elle soit précisée et limitée. Ceux d'entre fiux qui ne disposent pas do ressources pécuniaires considérables, -- et ce sont sans contredit les plus nombreux, -- ne peuvent songer sans anxiété aux fatales conséquences que quelques accidents un peu graves auraient pour leur position financière, si le juge venait à fixer d'une manière exagérée les dommagesintérêts. Sans doute que pour la victime, il est rare qu'une somme d'argent puisse compenser le mal, et un sentiment de commisération peut facilement entraîner le juge à accorder beaucoup. Mais si le principe de la réparation du dommage est juste en soi, il ne faut pas le pousser à des conséquences extrêmes. On doit se dire que dans les accidents, ce qu'on appelle la fatalité joue presque toujours un rôle important. L'homme n'a pas plus la puissance de prévoir tous les maux que de les guérir tous, et le malheur surve.nu à l'ouvrier, après que le fabricant a pris toutes les précautions ra sonnables pour le prévenir, ne doit équitablement engager la responsabilité de ce dernier que dans une mesure limitée. S'il en était autrement, on arriverait par une pente rapide à l'iniquité et à l'absurde. Le fabricant dans l'établissement duquel un grave accident aurait eu lieu et qui aurait plusieurs victimes à indemniser, serait facilement conduit à la faillite, ce qui pourrait être non moins préjudiciable pour les victimes et les autres ouvriers que pour lui. Le malheur de l'un faisant dans la règle le malheur des autres, tel serait le résultat do la responsabilité poussée à l'extrême. Ce résultat n'est pas admissible.

Il est vrai qu'en matière d'exploitation de chemins de fer, on n'a pas fixé, en Suisse et en Allemagne, de limites à la responsabilité des compagnies quant aux indemnités à payer. Mais de nombreuses diiférences de situations justifient un traitement différent à l'égard des fabricants. En particulier, les progrès des sciences techniques permettent d'éviter les grands accidents de chemins de fer bien plus facilement que ceux des fabriques où l'on manie tant d'instruments dangereux, de substances explosibles, inflammables ou toxiques, et où l'ouvrier prend généralement une part personnelle plus grande et plus directe aux travaux.

Ces considérations ont
déterminé le reichstag allemand à faire, dans sa loi du 7 juin 1871, une distinction fondamentale entre les deux genres d'entreprises, et à n'admettre pour les fabriques, mines et carrières qu'une responsabilité limitée aux cas où il y a faute du représentant ou mandataire du fabricant (art. 2), tandis que pour les chemins de fer, la responsabilité est complète, hormis les seuls cas de force majeure ou de faute de la victime (art. 1er).

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La récente loi anglaise ne fait pas cette distinction, mais elle trace d'autres limites très-étroites pour la responsabilité (art. 1 et 2), et elle ne permet pas de dépasser, dans aucun cas, le triple montant du gain annuel de la victime (art. 3).

L'art. 5 de la loi fédérale concernant le travail clans les fabriques va donc beaucoup plus loin que les deux lois prémentionnées, en ce qu'il n'exclut la responsabilité du fabricant que dans les cas de force majeure ou de faute de la victime, et en ce qu'il ne fixe aucun maximum pour les dommages-intérêts. On comprend qu'une responsabilité si étendue effraye nos industriels, et qu'ils invoquent, pour en demander l'atténuation, .l'exemple de l'Allemagne et de l'Angleterre. Cet exemple, à lui seul, ne doit pas nous déterminer à restreindre la responsabilité des fabricants ; on sait que dans les luttes d'intérêts particuliers, les parlements se laissent parfois diriger par des influences trop égoïstes; chaque pays a d'ailleurs ses conditions spéciales auxquelles la législation doit plus ou moins s'accommoder ; et, par conséquent, nous ne devons accepter les principes admis dans d'autres lois qu'après les avoir passés au crible de la raison et du droit.

Mais ce qu'on doit constater dès l'abord, c'est que dans les deux pays dont nous parlons, les lois sur la responsabilité, adoptées après des discussions souvent très vives, out été, de la part des gouvernements tout au moins, le produit d'efforts tendant à concilier les intérêts légitimes des fabricants, qui se rattachaient à l'ancien principe, et des ouvriers, dont les revendications allaient souvent très loin. Les dispositions de la loi allemande relatives à la responsabilité des fabricants ont été introduites en quelque sorte à titre d'essai, attendu qu'on manquait de points de repère pour en déterminer la portée, tandis qu'en matière d'exploitation de chemins de fer, on avait derrière soi l'expérience faite dans plusieurs états allemands, et particulièrement en Prusse, où l'on appliquait depuis 1838 les principes d'une responsabilité très étendue. La loi anglaise, moins sévère pour les chemins de fer que la loi allemande, mais plus sévère pour les fabriques, s'est placée sous ce dernier rapport sur un terrain intermédiaire entre l'art. 2 de la loi allemande et la jurisprudence française dans ses décisions
les plus rigoureuses. Il est à remarquer, en effet, en ce qui concerne la France, qu'il n'y existe aucune loi spéciale sur la responsabilité, mais que l'on y applique les dispositions du droit commun. Le code civil renferme, art. 1382, 1383 et 1384, les règles suivantes : « Art. 1382. -- Tout fait quelconque de l'homme qui « cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel « il est arrivé, à le réparer.

419 « Art. 1383. -- Chacun est responsable du dommage qu'il «. a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négli« gence ou par son imprudence.

« Art. 1384. -- On est responsable non-seulement du « dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de « celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit « répondre ou des choses que l'on a sous sa garde, etc. » Pendant longtemps, la jurisprudence française a appliqué ces règles dans le sens du « comnaon employment » ; mais il y a déjà environ quarante ans que la cour de cassation a admis que le maître est responsable non seulement vis-à-vis des tiers, mais aussi vis-à-vis do ses employés, d'un accident survenu dans l'exécution d'un acte commandé par lui.

Le législateur suisse a ainsi l'avantage de pouvoir consulter les expériences faites dans ces trois grands pays manufacturiers, mais sa tâche n'en reste pas moins difficile.

En première ligne, on doit se demander s'il ne suffirait pas en Suisse d'appliquer comme en France le droit commun aux accidents de fabriques, o.u tout au moins d'attendre la promulgation du futur code des obligations, afin de déterminer plus exactement les points sur lesquels une loi spéciale doit s'écarter des règles générales qu'il fixera.

NOUS devons résoudre cette double question négativement pour les raisons suivantes.

Le droit commun, môme lorsqu'il sera uniformisé pour toute la Suisse, ne peut tenir lieu complètement d'une loi spéciale. Dès l'instant qu'on a cru devoir soumettre le travail dans les fabriques à un régime particulier, il en résulte aussi des obligations d'un caractère particulier. Il y a des faits d'un certain ordre à prendre en considération, des présomptions légales sui generis à établir. De là la nécessité d'une loi spéciale, nécessité déjà reconnue lors de la discussion de la loi sur le travail dans les fabriques.

Sans doute qu'il sarait préférable ,. avant d'aborder cette matière, d'avoir derrière soi un code général fixant le droit commun, ot surtout un code déjà expérimenté. On y trouverait ce grand avantage d'exprimer les mêmes choses de la même manière, ou, si l'on jugeait à propos d'admettre des expressions différentes, de pouvoir motiver exactement ces différences. Mais cet avantage doit céder le pas à des considérations d'urgence. La loi sur la responsabilité des
fabricants est instamment réclamée, et le besoin en est sérieusement reconnu. D'autre part, l'époque où le code des obligations entrera en vigueur ne peut, en ce moment, être fixée avec une entière certitude. En attendant, il pourrait être très fâcheux

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de laisser notre industrie des fabriques dans la situation où elle se trouve. D'ailleurs, il est facile de faire concorder le texte de la loi spéciale avec celui du projet de code déjà discuté par l'une des chambres et par la commission de l'autre chambre, de telle manière qu'il n'y ait d'autres différences essentielles que celles qu'on aura sciemment voulues.

Une autre question qu'on doit se poser, et qui a été posée de différents côtés, entre autres par les gouvernements de Berne et de Baie-ville (lettres du 25 août et du 22 septembre concernant la révision de la loi sur les fabriques), est celle de savoir si une loi de responsabilité ne devrait pas embrasser les diverses industries dangereuses et insalubres ou même d'une manière générale toutes les industries. La compétence de la Confédération serait indiscutable ; elle est contenue dans l'art. 64 de la constitution fédérale, relatif au droit des obligations. Il, n'est pas douteux que cette extension offrirait bien des avantages; elle couperait court au reproche d'inconséquence et d'injustice que l'on adressera toujours à une loi exceptionnelle comme l'est celle sur les fabriques. On doit convenir que le sens juridique naturel est choqué par le fait que des ouvriers exposés à de très grands dangers comme, par exemple, dans l'industrie du bâtiment ou dans l'exploitation des mines et carrières, ne sont pas placés sous la protection spéciale de la loi, tandis que d'autres ouvriers occupés à des travaux moins périlleux jouissent d'une telle protection parce que leur occupation se trouve avoir lieu dans une fabrique.

Mais cependant on doit abandonner l'idée, pour le moment du moins, de taire une loi de responsabilité applicable à toutes les industries. L'étude des conditions de l'industrie des fabriques est à peine suffisante après des années qu'on s'en occupe pour fixer la responsabilité spéciale; celle des conditions d'autres industries n'a pas encore eu lieu, car l'occasion ne s'en est pas présentée. Préciser pour chacune de ces dernières l'étendue de la responsabilité ne peut se faire à bref délai. Quelques formules générales applicables à tout le monde ne satisferaient pas les intérêts des fabricants ni des ouvriers de fabrique ; en sorte qu'il ne reste d'autre alternative, si l'on veut procéder sûrement 'et rapidement, que de régler la
responsabilité pour l'industrie des fabriques, qui est la mieux connue, sauf à en faire de même pour les autres industries au fur et à mesure que les besoins et les conditions de celles-ci auront été suffisamment étudiés.

C'est guidé par les considérations générales ci-dessus que notro département du commerce et de l'agriculture a entrepris l'élaboration d'un avant-projet de loi sur la responsabilité civile des fabricants. Cet avant-projet a été d'abord examiné par les inspecteurs

421 ·de fabrique, puis, dans trois sessions, par une commission consultative composée de MM. Eoguin, juge fédéral à Lausanne; Künzli, conseiller national à Eyken; Moser-Näf, conseiller national à Niederutzwyl ; Dr Sulzer, conseiller national à Winterthour ; Bieter, député aux états à Winterthour ; D r Guillaume à USTeuchâtel ; Klein, inspecteur de fabriques à Baie. Ce travail, soigneusement étudié, a été adopté par nous comme projet de loi, avec un certain nombre de modifications qui seront indiquées dans le cours de ce message.

A. Le premier point que la loi doit fixer, c'est celui de savoir sur qui pèse la responsabilité. La loi du 23 mars 1877 emploie dans le texte allemand le mot « Fabrikbesitzer », qui a été traduit en français tantôt par « propriétaire de fabrique » (art. 3, 4 et 5), tantôt par « fabricant » (art. 6 et suivants). Ce dualisme d'expressions est fâcheux, parce qu'il laisse supposer qu'on a en vue des personnes différentes, ce qui n'est pas le cas. L'expression allemande « Fabrikbesitzer » a été admise par les rédacteurs de la loi comme étant l'équivalent des mots « celui qui exploite une fabrique » ; il est indifférent qu'il en soit propriétaire ou non. La notion de « Besitz » (possession) est effectivement autre que celle de « Eigenthum » (propriété), mais la traduction française n'en tient pas compte dans les art. 3 à 6, tandis que plus loin, elle emploie le mot « fabricant », qui correspond mieux à l'expression allemande. Le juge peut à peine être induit en erreur par ces expressions différentes ou manquant de la précision désirable ; car le bon sens indique que la loi vise celui qui fait sa profession d'exploiter une fabrique, celui qui a les risques et périls de l'exploitation, et non pas celui qui ne serait que propriétaire sans exploiter effectivement et pour son compte. Toutefois, comme une loi doit éviter autant que possible l'ambiguïté dans les termes, nous pensons qu'il y a lieu de rédiger comme suit l'art. 1 e r : «Celui qui exploite une fabrique (fabricant) est responsable, etc. » II est superflu de faire remarquer que ces expressions comprennent non seulement les personnes physiques, mais aussi les personnes juridiques.

Il faut, en revanche, insister sur un point, c'est que la loi ne s'applique pas seulement aux fabricants inscrits sur la liste officielle, mais
aussi à ceux qui devraient y figurer. La surveillance de l'autorité ne peut être tellement stricte et vigilante que l'on puisse attendre de celle-ci qu'elle ne commettra pas d'omission dans l'établissement des listes de fabriques. Tout au contraire, soit par défaut de renseignements, soit parce que l'autorité n'a que des renseignements erronés de la part même de certains fabricants, elle aura toujours des listes plus ou moins incomplètes. Il n'en peut résulter pour

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les fabricants dont les établissements ont été omis par erreur ou ignorance, la libération de la responsabilité. Mais l'article pré mier, deuxième alinéa, de la loi du 23 mars 1877, trouvera ici son application. Cet article dispose: «Lorsqu'il y a doute sur la question « de savoir si un établissement industriel doit, ou non, être rangé «dans la catégorie des fabriques, le conseil fédéral prononce en « dernier ressort, après avoir pris le préavis du gouvernement «cantonal».

L'art. 13 est destiné à dissiper toute incertitude à cet égard.

B. Qui a droit à réclamer le bénéfice de la loi ? Evidemment les personnes que l'art. 34, 1er alinéa, de la constitution fédérale et la loi du 23 mars 1877 qui en découle, ont voulu protéger : les ouvriers de fabrique. Mais ce terme générique est susceptible d e diverses acceptions, les unes extensives, les autres restrictives. Il s'agit de les examiner de près.

On s'est demandé si l'on ne couperait pas court à toute difficulté d'interprétation en disposant par la loi que sont envisagées comme ouvriers dé fabrique les personnes qui figurent ou doivent figurer sur l'état nominatif prescrit par l'art. 6 de la loi sur le travail dans les fabriques. Cette solution, qui paraît simple, n'est toutefois pas pratique. Elle évite une difficulté pour se heurter contre une autre. En effet, d'après l'art. 6 mentionné, « les fabricants doivent tenir, suivant un modèle dressé par le conseil fédéral, un état exact des ouvriers travaillant dans leurs établissements » ; mais, jusqu'ici, ce modèle consiste dans une formule générale, sans prescriptions relatives aux catégories de personnes qui doivent figurer sur la liste. Le fait qu'un fabricant ne tient pas sa liste à jour ou la tient incomplète, ne peut actuellement infirmer les droits de l'ouvrier qui devrait y figurer. En revanche, si le conseil fédéral prescrivait quelles sont les personnes qui doivent être inscrites, et que cette inscription fût nécessaire pour réclamer le bénéfice de la loi sur la responsabilité, il y a bien des chances, avec la multiplicité de nos industries, pour que des omissions fussent faites dans l'énumération du personnel des ouvriers de fabrique, et il en résulterait des injustices. Le mieux est donc de ne rien statuer de trop précis, mais de laisser, dans les cas douteux, le juge apprécier les
conditions dans lesquelles la personne se trouve, eu égard au travail de fabrique.

Toutefois, il est utile d'indiquer ici, d'une manière générale, le sens que nous donnons a l'expression « ouvriers de fabrique ». A notre avis, cette expression s'applique à tous ceux qui, dans la fabrique, c'est-à-dire dans l'exploitation industrielle, quels que soient leur position, leur titre ou leur salaire, sont appelés à recevoir ou

423 à exécuter les ordres du fabricant lui-même, ou du directeur de la fabrique, ou d'un ingénieur, d'un chimiste, etc. Outre les ouvriers proprement dits, nous comprenons ainsi les surveillants, les contremaîtres, aussi bien que les mécaniciens, chauffeurs, etc., et nous '' envisageons que c'est là, sans aucun doute, les catégories de personnes que la loi du 23 mars 1877 a voulu viser en se servant des mots « employé ou ouvrier » (art. 5, lettres a et 6).

La loi allemande de 187L va plus loin que la nôtre, car, dans son art. 2, elle ne rend pas le fabricant responsable seulement visà-vis des employés et ouvriers, mais dans tous les cas où l'exploitation a occasionné la mort ou la lésion corporelle d'un homme (eines Menschen). Notre loi étant basée sur l'art. 34 de la constitution fédérale, qui ne parle que de la protection des ouvriers de fabrique, c'est de ceux-ci que nous avons uniquement à nous occuper. La responsabilité des fabricants vis-à-vis de tierces personnes doit être réglée d'après le droit commun.

Mais, dans une fabrique, à côté du personnel occupé aux travaux manuels, à la surveillance des machines, etc., il y a des employés et ouvriers d'un autre ordre au sujet desquels on peut se demander s'ils ont part au bénéfice de la loi. Est-ce qu'un directeur de fabrique, un ingénieur ou un chimiste à la paie du fabricant, sont protégés par la loi spéciale ou seulement par le droit commun ? La question est discutable ; on peut faire valoir qu'ils sont appelés à donner des ordres et non à en exécuter, et que le traitement qu'ils reçoivent est assez élevé pour leur permettre de s'assurer contre les accidents. Nous sommes cependant pour la première alternative en raison de ce que : 1° ce sont des employés que leurs fonctions exposent souvent aux mômes dangers que les ouvriers et parfois à des dangers plus grands encore ; 2° il serait difficile de tracer, dans la hiérarchie du personnel d'une fabrique, une limite au dessus de laquelle cesserait la responsabilité spéciale.

Il arrive fréquemment que dans le bâtiment de la fabrique se trouve le service commercial et de comptabilité. La loi s'applique-t-elle aux employés de ce service ? -- Oui, toutes les fois que l'accident est la conséquence inévitable des dangers spéciaux de l'exploitation : ainsi, dans le cas où un tel employé devrait, pour
remplir ses fonctions, arriver dans le voisinage d'une machine dangereuse ; ainsi également si une explosion de chaudière l'atteignait, soit dans son bureau, soit dans un autre lieu où il aurait à faire.

Il y a aussi à mentionner d'autres catégories d'ouvriers remplissant des fonctions en quelque sorte mixtes, tantôt dans la fabrique, tantôt en dehors. Si l'accident est le résultat direct de l'exploitation, ils doivent être traités comme ouvriers.

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Nous pourrions multiplier les exemples, mais nous croyons en avoir dit assez pour indiquer le sens que nous attachons aux-mots: « employés ou ouvriers ».

* C. Examinons maintenant les circonstances de lieu et de causalité nécessaires pour que la responsabilité du fabricant soit engagée.

1° II faiit Qìie l'accident ait 'eu UHM dans la fabrique. L'article 1er de la loi .du 23 mars 1877 définit la fabrique : « tout éta« blissement industriel où un nombre plus ou moins considérable « d'ouvriers sont occupés simultanément et régulièrement hors de « leur demeure et dans un local fermé. » Cette définition exclut certains travaux qui, bien qu'en relation directe avec l'exploitation de la fabrique, n'ont cependant pas lieu dans l'établissement même : ainsi les travaux de montage en dehors de la fabrique. Cela peut paraître inconséquent, car beaucoup de ces travaux sont plus dangereux que le travail dans la fabrique ; par exemple, le montage d'un pont de fer expose les ouvriers à de plus grands dangers que la fabrication même du pont. Mais la gravité du danger n'est pas le critère applicable à la responsabilité; car dans ce cas, il faudrait étendre le bénéfice de la loi à tous les ouvriers qui se trouvent dans les mômes conditions que ceux d'une fabrique occupés aux travaux de montage.

Est-ce que la fondation et la construction des culées ou des piliers d'un pont de 1er ne sont pas aussi dangereuses que la pose du pont ?

Pourquoi, dans un travail qui forme un tout, exclure les ouvriers maçons du bénéfice de la responsabilité alors qu'on y admettrait les ouvriers d'usine? Nous ne voulons pas contester qu'une loi générale sur la responsabilité des patrons, semblable à « l'employers liability bill » ne fût une bonne chose. Mais ce n'est pas une loi pareille que nous avons à faire. La constitution fédérale a voulu accorder une protection spéciale aux ouvriers de fabrique ; le sens du mot. «fabrique» a été défini par la loi du 23 mars 1877, et c'est à cette définition que -la loi sur la responsabilité doit s'en tenir.

Quant à l'expression « local fermé » employée dans la loi du 23 mars 1877, elle ne doit pas être entendue dans un sens trop restrictif; mais on doit admettre que cette expression embrasse tout l'établissement industriel, maisons, cours et dépendances, en d'autres termes, tous les locaux dans
lesquels a lieu l'exploitation de la fabrique.

2° II faut que l'accident soit la conséquence de l'exploitation de la fabrique. Ce mot « exploitation » est susceptible d'une signification étendue, et d'une autre plus restreinte.

Dans le premier cas, l'exploitation de la fabrique comprend l'ensemble de. tous les travaux quelconques, industriels, cotnmer-

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ciaux, manuels, principaux et accessoires, qui se trouvent réunis et exécutés par le fabricant dans les bâtiments de sa fabrique et dans ses dépendances, et qui concourent tous, mais dans une mesure plus ou moins directe, à former l'ensemble de l'entreprise de fabrication.

Dans le second cas, l'exploitation de la fabrique ne comprend que les travaux industriels spéciaux exécutés dans les locaux de la fabrique par les employés et ouvriers et qui, à teneur de l'art. 1er de la loi du 23 mars 1877, constituent seuls le fait d'un établissement industriel soumis a ses prescriptions.

Les considérations développées jusqu'ici dans cet exposé des motifs, indiquent assez que c'est uniquement cette dernière signification que nous admettons pour le mot « exploitation ». Toutefois, il est utile de développer ces considérations, de manière à ne laisser aucun doute sur l'intention de la loi (ratio legis).

0 Une matière qui a la plus grande analogie avec celle qui nous occupe, est la responsabilité provenant de l'exploitation des chemins de fer. L'Allemagne et l'Angleterre ont englobé dans une seule loi la responsabilité des chemins de fer et celle des fabricants. En Suisse, nous avons, depuis le 1er juillet 1875, une loi sur la responsabilité des chejnins de fer qui a été essentiellement empruntée à la loi allemande de 1871, et qui emploie, dans son art. 2, les mots « dans l'exploitation » (beim Setriebe), identiques à ceux de la loi allemande. Il importe de rechercher comment, dans la pratique, ces mots ont été interprétés en ce qui concerne la responsabilité des chemins de fer.

A cet égard, il est des plus intéressant de lire dans les ouvrages spéciaux de la littérature juridique et dans les recueils de la jurisprudence allemande, quelles controverses et difficultés d'interprétation se sont soulevées dans la pratique pour déterminer les limites de cette exploitation et les cas où les dispositions de la loi spéciale, qui dérogeait si gravement au droit commun, étaient applicables en faveur des tués, blessés et de leurs ayants-droit.

La loi allemande de 1871 succédait elle-même, nous l'avons déjà dit, à une loi prussienne de 1838, qui ne se servait point des mots «bei dem Betrieb», mais bien de ceux (art. 25) «bei der Beförderung auf der Bahn» et, lors de la discussion au reichstag, les orateurs du gouvernement
et des députés éminents essayèrent de préciser la signification des expressions « bei dem Betrieb » ; mais leurs efforts furent couronnés de peu de succès, il faut le reconnaître.

C'est donc la jurisprudence qui a eu mission de déterminer l'étendue de ces mots appliqués aux chemins de fer ; elle l'a fait in casu et dans les circonstances diverses et variées qui lui ont été soumises, et ses arrêts ont admis la doctrine suivante, sanctionnée

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par la liante cour de Leipzig et restée invariable depuis plusieurs années.

Les mots « bei dem Betrieb » comprennent non-seulement le transport par trains de voyageurs et marchandises et les services dits du mouvement et de la traction, ces opérations principales qui constituent l'exécution préparatoire, principale et définitive de l'industrie du chemin de fer, comme agent de circulation sur rails, mais encore tous les faits qui sont en relation directe avec les moyens d'action dangereux propres à cette industrie. Par conséquent, ne rentrent sous l'empire des dispositions exceptionnelles de la loi en faveur des tués et blessés, que les accidents qui sont en connexion directe d'effet à cause (Kausal-ZusammenJ/ang) avec les fonctions spéciales et les dangers exceptionnels qui résultent des transports à locomotive par une voie ferrée.

En conséquence, la jurisprudences refusé le bénéfice de la loi exceptionnelle aux cas ci-après et leâ a laissés sous l'empire du droit commun : a. les blessures reçues en chargeant et déchargeant les marchandises d'un wagon arrivé à destination, et stationnant sur une voie de garage, ou près d'un quai à marchandises ; b. les blessures reçues sur un quai, dans une salle d'attente, ou même dans un wagon, par la chute d'une tuile, d'une plaque de zinc, d'un réverbère ou d'un bagage, par les violences d'un autre voyageur ou d'un employé; les blessures reçues par-suite de rupture d'une grue, par suite de la chute d'une pierre d'un viaduc, par suite de travaux de mise sur rails d'un wagon déraillé sur une voie de garage, par suite de chute dès le marchepied d'un wagon en place, etc., etc. ; c. les blessures reçues dans les travaux d'entretien des voies, comme renouvellement et pose des rails et traverses et autres appareils, dans les travaux de pose et direction des télégraphes des chemins de fer et dans les travaux d'expédition et réception des marchandises et de délivrance des billets..., les blessures reçues dans un accident survenu sur un passage à niveau par mauvais conditionnement des contre-rails, chute d'un char, ou autrement, sans que ces accidents aient pour cause le passage d'un train, d'une locomotive ou d'autres actes.-,d'exploitation ; d. les blessures reçues dans les travaux de construction et de réparation opérés dans les ateliers qui sont a.nnexés au chemin
de fer, dans les travaux de réparation d'une prise d'eau pour locomotives, etc. ; et, pour motiver ces décisions, les arriHs disent que les accidents pendant la construction et dans les ateliers de réparation et

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d'entretien des machines rentrent dans la catégorie prévue à l'article 2 de la. loi (responsabilité du propriétaire en cas de faute de ses employés et ouvriers), car la responsabilité exceptionnelle de l'art. 1er ne s'applique que lorsqu'il y a des dangers spéciaux inhérents à l'exploitation par voies ferrées.

La loi fédérale du l or juillet 1875 s'est placée au même point de vue que le législateur allemand: il suffît pour s'en convaincre de lire le rapport de la commission du conseil national (P. féd.

1874, III. 258). Cette commission a accusé nettement ses tendances en indiquant (art. 1er) que pendant la construction, la compagnie concessionnaire est responsable d'une faute quelconque, et ces fautes quelconques, c'est par ses représentants, employés, entrepreneurs de travaux, même par les ouvriers eux-mêmes, qu'elle peut les commettre à l'égard des autres ouvriers, auxquels elle sera tenue de payer une indemnité, si la faute est admise par le juge comme prouvée.

Pour les dommages causés pendant l'exploitation, cette loi a maintenu purement et simplement le texte de la loi allemande (sauf quelques modifications insignifiantes) et le rapport de la commission dit (page 261) : «La raison doit en être cherchée dans la nature môme des exploitations de chemins de fer ou de bateaux à vapeur. La force de la vapeur remplace pour les entreprises de ce genre le personnel, elle en remplit les fonctions et doit être traitée d'une façon toute spéciale. Le voyageur qui se confie à une entreprise de transport de cette espèce devient pour ainsi dire incapable d'exercer aucune volonté, ou de veiller à sa conservation. Il est lancé en avant, dans un vagon fermé, par une force extraordinaire. » Aussi la jurisprudence du tribunal fédéral a-t-elle admis la même distinction que la jurisprudence allemande entre l'exploitation dans le sens restreint, qui seule permet l'application de l'art. 2 de la loi fédérale et de la présomption de responsabilité visée par cet article, et les autres services de l'entreprise rentrant dans la notion d'exploitation prise en un sens général, mais qui, étant communs à toutes les industries et entreprises commerciales, restent pour la responsabilité, en cas de mort et blessures, soumis aux dispositions du droit commun.

Les arrêts fédéraux ne sont pas encore nombreux, mais l'un d'eux est
significatif; c'est celui du 27 avril 1878, cause Chaubert contre S. 0.; il en résulte qu'une blessure, ayant causé perte d'un oeil par cas fortuit pendant un travail d'entretien ou de réparation de la voie, en dehors de l'exploitation proprement dite, n'est pas soumise à la responsabilité de l'art. 2 de la loi fédérale et qu'il faut, pour que la compagnie soit responsable, qu'il y ait contre elle

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la preuve d'une faute commise par ceux dont elle doit répondre (art. 3); (voyez aussi arrêts 23 novembre 1878).

L'art. 2 de la loi allemande qui se rapporte aux mines, carrières et fabriques dit: « Wer 'eine "Fabrik betreibt ». La signification de ce mot « betreibt » ne parait pas avoir donné lieu aux mômes difficultés d'interprétation que les mots « bei dem Betrieb » appliqués aux chemins de fer. Du moins, le commentaire du Dr Bgcr (Breslau 1876), qui renferme la jurisprudence allemande sur la matière, ne reproduit aucun jugement relatif à l'interprétation de ce mot. Par contre', il résume (pages 176 et 177) dans les thèses suivantes, la signification généralement admise : « Par le mot « Betrieb », on doit comprendre les fonctions de « l'exploitation qui constituent le danger inhérent à celle-ci ; et par
Par conséquent: I. « Les lésions corporelles survenant clans l'accomplissement « de fonctions qui, dans l'exploitation de toute autre industrie, « provoqueraient des dangers ou les rendraient possibles de la même « manière et au même degré, ne tombent pas sous l'art. 2 de la « loi impériale. » II. « Les seules lésions corporelles survenant dans l'accomplissc« ment de fonctions dont le danger est spécial à l'exploitation d'une « fabrique, et ne se présente pas de la même manière da.ns l'exploi« tation d'autres industries, tombent sous l'art. 2 de la loi. » III. « Les lésions corporelles survenant dans certains modes « d'exploitation qui ne sont pas absolument nécessaires pour le but « propre de l'exploitation de la fabrique (par exemple transport de « matières premières), et qui, pour des raisons de convenance, sont « joints à l'exploitation comme industries accessoires, même à titre « régulier, ne tombent pas sous l'art. 2 de la loi. » Bien que la teneur de ces thèses laisse à désirer sous certains rapports, elle indique cependant la tendance de l'art. 2 de la loi allemande. Mais cette loi, on ne doit pas le perdre de vue, n'est pas aussi restrictive que la loi suisse du 23 mars 1877 en ce qui concerne la personne de la victime d'un accident. Cette dernière loi, art. 5, restreint la responsabilité
à la personne de l'employé ou de l'ouvrier, tandis que- la loi allemande parle d'une personne en général (eines Menschen). Notre loi permet ainsi d'interpréter plus facilement les mots « dans l'exploitation » en les mettant en rapport avec la personne de la victime, qui doit être un employé

429 ou un ouvrier. Il faut de plus que l'accident soit arrivé « dans la fabrique », ce que la loi allemande ne prescrit pas. En se servant de ces différents critères, le juge arrivera sans trop de difficulté à régler les cas douteux.

Quelques exemples peuvent n'être pas déplacés ici. Une fabrique a des hommes de peine exclusivement occupés à ramener de la gare les matières premières, à les décharger dans la fabrique, à charger les produits fabriqués, à les conduire à la gare et à les mettre sur wagons; s'il arrive un accident dans le cours de ces opérations, la responsabilité du fabricant doit être réglée d'après le droit commun et non d'après le droit spécial, môme si l'accident a eu lieu dans la fabrique, attendu que ces hommes de peine ne sont pas des ouvriers de fabrique proprement dits, mais que les fonctions qu'ils remplissent pourraient l'être de la même manière par une entreprise de camionnage indépendante de la fabrique.

Toutefois si l'opération du chargement et du déchargement dans la fabrique les exposait à un danger inhérent à l'exploitation, on devrait les envisager comme ouvriers de fabrique, et les traiter en conséquence pour le cas où un accident résulterait de ce danger spécial. Mais la loi sur la responsabilité ne serait pas applicable si l'un d'eux recevait, par exemple, un coup de pied de cheval dans l'intérieur de la fabrique ou en dehors, car ce n'est pas l'exploitation industrielle qui aurait occasionné l'accident. Vis-à-vis de camionneurs ordinaires non attachés à la fabrique, la loi spéciale ne pourrait jamais être invoquée, mais seulement le'droit commun.

D'une manière générale, nous estimons que lorsque des hommes à la solde du fabricant remplissent des fonctions qui les obligent, même d'une manière passagère, à entrer en contact avec l'exploitation de la fabrique, si un accident leur arrive dans la fabrique et par suite de l'exploitation de celle-ci, ils ont droit à être traités comme des ouvriers de fabrique pour les indemnités qu'ils peuvent réclamer.

Autre exemple. Un chargement de fers en barres arrive dans une usine, et les ouvriers ordinaires de l'usine sont appelés à opérer le déchargement. Un accident se produit. La loi sur la responsabilité est-elle applicable ? Nous estimons que oui, attendu que l'on tomberait dans des subtilités sans fin si l'on voulait
établir trop de distinctions en ce qui concerne les ouvriers proprement dits.

c II y a beaucoup d'accidents qui peuvent arriver dans une fabrique (par exemple, chutes, brûlures, etc.), et qui ne sont pas nécessairement la conséquence de l'exploitation industrielle, mais qui pourraient arriver" de la même manière dans tout établissement autre qu'une fabrique. Le juae sera sans doute embarrassé quel-

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quefois pour savoir s'il y a lieu d'appliquer le droit spécial ou non.

C'est le propre des lois exceptionnelles de faire naître des difficultés d'interprétation et d'exécution. Mais- l'appréciation sagace des circonstances de la cause et la compréhension exacte de la ratio legisaideront le juge mieux que des exemples trop multipliés. Nous ne voulons donc pas poursuivre plus loin cette casuistique, ce qui précède pouvant suffire à faire comprendre la pensée qui nous a dirigés.

L'art. 5, lettre d, de la loi du 23 mars 1877 porte : « Le « conseil fédéral désignera, eu outre, celles des industries dont « l'exercice suffit à engendrer certaines maladies graves, auxquelles « s'étendra la responsabilité prévue pour les accidents. » Jusqu'ici cette disposition n'a pas reçu d'exécution, attendu que l'enquête n'est pas encore complètement terminée. Lorsque le conseil fédéral aura désigné ces industries, la question de savoir si la maladie pour laquelle une indemnité est demandée est bien la conséquence principale ou unique de l'exploitation industrielle, sera l'affaire de l'expertise médico-légale. Le juge n'aura pas, sous ce rapport, de points difficiles à régler comme ce sera souvent le cas pour les autres genres d'accidents.

3° II faut que l'accident soit arrivé par la faute dit fabricant ou d'un de ses représentants dans l'exercice de ses fonctions, ou même aussi par cas fortuit.

La loi allemande fait une distinction fondamentale entre la responsabilité des chemins de fer, qui est traitée comme une obligatio ex lege, et la responsabilité des fabricants, qui constitue seulement une obligatio quasi ex delicto. Les chemins de fer sont en effet responsables de tout accident, à moins qu'ils ne prouvent que l'accident est le résultat de la force majeure ou d'une faute de la victime ; par contre, les fabricants ne sont responsables que si l'accident est arrivé par la faute d'un mandataire, et c'est au plaignant à faire cette preuve.

La loi anglaise fait aussi de la responsabilité des « employers » une obligatio quasi ex delicto, avec cette différence, par rapport à la loi allemande, que la responsabilité résulte expressément de l'insuffisance des installations (art. 1er, chiffre 1) et de l'action d'un camarade de travail (même article, chiffre 3), aussi bien que de la faute commise par le mandataire chargé
de donner des ordres ou d'en surveiller l'exécution (ibid., chiffres 2 et 4). Quant au cas fortuit, il est exclu par l'art. 2, chiffres 1 et 2, et la production de la preuve doit avoir lieu suivant le droit commun.

L'art. 5 de la loi fédérale du 23 mars 1877 est beaucoup plus sévère que ces deux législations, et traite la responsabilité du

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fabricant comme une obligatio ex lege. Voici comment la commission du conseil des états a motivé cette partie de la loi (P. féd. 1876, TV. 228 et 229) : « D'accord avec le conseil national, nous admet· « tons comme second principe essentiel (art. 5 &) la responsabilité « pécuniaire du propriétaire de fabrique vis-à-vis des ouvriers, en « cas de lésions corporelles résultant de l'exploitation de la fabrique, « et nous protégeons l'ouvrier par une présomption de preuve fondée ·« sur la nature des choses, mais pouvant être détruite par une contre« preuve. C'est là une règle de droit qui est posée, avec plus de -« sévérité encore, dans les détails de la loi sur la responsabilité des « entreprises de chemins de fer. Certains industriels paraissent.

·« avoir soulevé des objections contre ce principe. Nous estimons -« qu'ils ont tort. En réalité, ce n'est pas une loi d'exception que -« nous avons l'intention de mettre au jour ; il ne s'agit pas non « plus d'un privilège destiné à favoriser d'une manière exceptionnelle « la classe ouvrière. Dans notre conviction, c'est une doctrine « juridique découlant de la nature des choses et de l'essence des « circonstances de fait qui existent en cette matière. Si les ouvriers « sont blessés dans les limites des circonstances locales données de ·« la fabrique et des rapports qu'ils ont avec les machines et autres « engins, ou d'une manière générale par l'état de fait créé par ·s l'exploitation, soit, (jomme le dit l'article, « par l'exploitation de « la fabrique », il ne serait pas . équitable d'imposer à l'ouvrier « blessé l'obligation de prouver que ce sont ces circonstances qui ·« sont la cause de l'accident et qu'il n'y a pas de sa faute à lui.

« Comme règle, on peut équitablement établir la présomption que « c'est la nature de l'exploitation qui a causé l'accident. Le fabri« cant, aidé de tout le personnel de sa fabrique, sera réellement « bien mieux placé pour prouver au juge que dans le cas spécial « il y a eu quelque chose d'irrégulier ou d'extraordinaire, qui re« jette la faute, en tout, ou en partie, sur l'individu blessé ou sur « un tiers pour lequel l'entrepreneur n'est aucunement responsable, « et qui le dégage, en tout ou en partie, de la responsabilité. Ce « principe, s'il est admis, ne constitue en aucune façon un droit « exceptionnel pour la Suisse ;
bien au contraire, il s'est implanté ·« depuis longtemps dans d'autres pays. La preuve qu'en établis« sant cette règle de droit, nous nous trouvons, de l'aveu des in« dustriels prévoyants eux-mêmes, sur le terrain du droit, gît dans « le fait que le principe adopté par nous et la doctrine proposée « au point de vue de la preuve à faire, se trouve littéralement « dans les modifications proposées au projet de la commission d'experts, « par la société commerciale et industrielle suisse (voir la brochure « déjà citée, qui a été transmise au département des chemins de ·« fer et du commerce par lettre du 27 juillet 1875 ; proposition Feuille fédérale suisse. Année XXXII.

Vol. IV.

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« de modification à l'art. 4, page 4). Du reste, les industriels « peuvent couvrir cette responsabilité, du moins pour la plupart « des cas, au moyen de conventions avec les compagnies d'assu« rauces et de primes relativement modiques. » Bon nombre d'industriels n'ont pu se réconcilier avec la disposition dont il s'agit. Ils voudraient que l'on s'en tînt au principe de la loi allemande ou tout au moins que l'on se plaçât sur le terrain de la loi anglaise.

Nous ne pouvons en principe nous joindre à cette manière de voir. D'abord, en ce qui concerne la loi allemande, qui ne rend le fabricant responsable qu'en cas de faute d'un mandataire chargé de donner des ordres ou d'en surveiller l'exécution, cette loi reste à moitié chemin de l'application d'un principe qui, s'il est reconnu juste, peut et doit être poussé plus loin, sans tomber dans l'exagération. L'idée juste est celle-ci : l'ouvrier devant être un instrument docile entre les mains de ses supérieurs, s'il lui arrive un malheur dans l'exécution des ordres qu'il reçoit, le fabricant doit être responsable. Mais nous dirons : pourquoi l'ouvrier serait-il protégé seulement contre la faute de ses supérieurs, et non point contre la faute-de ses camarades, commise dans l'exécution commune des ordres reçus? L'ouvrier n'est pas plus libre de choisir les uns que les autres ; le travail de fabrique exige de la discipline non seulement vis-à-vis des supérieurs, mais aussi entre camarades; l'ouvrier n'est que la partie d'un tout qui doit concourir à un résultat donné. Si un accident se produit dans la mise en oeuvre de cet ensemble, la responsabilité du fabricant ne doit-elle pas être engagée, quelle que soit la position hiérarchique de celui qui en est la cause?

A ce raisonnement on objecte que les ouvriers doivent se surveiller réciproquement et que c'est encourager le relâchement que de rendre le fabricant responsable en cas de faute de l'ouvrier.

Il y a là quelque chose de vrai; mais comme cette surveillance réciproque n'est pas toujours possible, ni ne peut être toujours efficace, il n'est pas équitable de faire peser sur l'ouvrier les conséquences d'accidents qu'il n'est pas en son pouvoir individuel d'éviter.

Plusieurs pays ont admis (par exemple, la Prusse dans l'art. 73 de la loi sur l'exploitation des mines), que le fabricant n'est responsable
que s'il a commis une faute dans le choix de ses gens (culpcc in eligendo) ou dans la surveillance de l'exploitation (culpa in inspiciendo) ; mais la preuve de cette faute est évidemment très difficile à faire, et dans la plupart des cas, cette difficulté entraîne la négation de la responsabilité.

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Le système de la loi anglaise se rapproche plus de notre manière de voir; mais il en diffère essentiellement en ce qu'il exclut le cas fortuit. Or, il arrive fréquemment dans une exploitation industrielle que, sans que l'on puisse imputer à personne une faute spéciale et sans qu'il y ait cas de force majeure, des accidents se produisent en raison môme de la nature dangereuse de l'exploitation. Dans ces cas, la responsabilité du fabricant doit être engagée en principe, aussi bien qu'on l'a admis pour l'exploitation des chemins de fer (voir cependant la réserve mise a l'art. 5 du projet de loi ci-après.

Nous maintenons donc sous ces différents rapports le point de vue de la commission unanime du conseil des états. Doit-il en être de même en ce qui concerne la charge de faire la preuve?

Si, comme dans la loi allemande ou la loi anglaise, la responsabilité était envisagée comme une obligatio quasi ex delicto, il serait conforme à la nature des choses que le plaignant eût la charge de faire la preuve de l'acte illicite, sous réserve de la preuve contraire. On doit remarquer toutefois que le projet de code fédéral des obligations met dans tous les cas la production de la preuve à la charge de la personne responsable : Art. 69, « Le maître est « responsable du dommage causé par ses ouvriers ou employés, « dans l'exécution de leurs services, sauf le cas où il prouve qu'il « a mis tout le soin nécessaire à provenir ce dommage.

« Les personnes juridiques qui exercent une industrie, sont « soumises à la môme responsabilité. » (Voir aussi les art. 68 et 72.)

A plus forte raison, lorsque la responsabilité est traitée comme obligatio ex lege et comprend les cas fortuits, hormis ceux de force majeure, la charge de faire la preuve doit-elle incomber en bonne logique à celui qui veut dégager sa responsabilité. Sur ce point encore, on doit donc donner raison à la commission du conseil des états.

D. Des exceptions de libération que le fabricant peut faire valoir.

1° La force majeure. Chacun sait qu'une définition abstraite et exacte de la force majeure ne peut être donnée, mais que celle-ci doit être établie par les circonstances du cas. Les juristes anglais ont voulu préciser en disant: la force majeure résulte exclusivement d'un acte de Dieu (act of G-od, vis divina) ou de l'intervention des ennemis du
roi. Mais cette définition n'épuise pas la matière, et certains cas peuvent être envisagés comme de force majeure qui ne pourraient trouver leur place dans l'une ou l'autre de ces acceptions.

D'une manière générale, on peut dire qu'il y aura cas de force majeure lorsque le fabricant aura pris, en vue de prévenir l'accident, toutes les précautions que l'état de la science indiquait et

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qu'on pouvait raisonnablement attendre de lui, et lorsque l'événement s'étant néanmoins produit, il n'était pas dans le pouvoir humain d'y résister ou d'en empêcher les conséquences (casus, cui infirmitas humana resistere non potest).

Dans les délibérations, discussions et commentaires qui ont accompagné et suivi en Allemagne l'adoption de la loi de 1871 sur la responsabilité des chemins de fer, la notion de la force majeure a été largement, discutée ; mais comme cela était naturel, ces discussions et commentaires cherchaient leurs exemples et leurs citations dans les principes admis par. la science pour' la responsabilité à imposer à un voituriet--transporteur de marchandises ou de personnes, et faisant métier et industrie de ce transport : c'est ainsi qu'on discutait les règles juridiques du « receptum nautarum » en droit romain. Après bien des hésitations, on s'est arrêté à admettre que la forée majeure prévue à l'art. l or de la dite loi devait être non seulement la vis divina, c'est-à-dire le fait providentiel que l'homme ne peut éviter, -- coup de foudre, tremblement de terre, inondation -- mais qu'elle pouvait encore être le fait de l'homme, en ce sens que cet événement doit être tel qu'aucune prudence humaine ne pouvait l'éviter et lui résister.

Alors on a défini la force majeure: une puissance extérieure, soit un accident naturel inévitable, soit un accident fortuit du fait de l'homme, auquel les forces humaines ne peuvent résister, qu'elles ne peuvent prévoir, et dont elles ne peuvent éviter les conséquences par des précautions raisonnables.

Il a été admis, en conséquence, que le transporteur garantît absolument l'entretien de son matériel et le fait de ses employés, et seulement partiellement le fait d'un tiers, s'il est constant qu'il pouvait par ses soins, sa prévoyance et ses procautions raisonnables <éviter le dommage causé, ou le prévenir.

Ainsi on a dit: la foudre tue le mécanicien de la locomotive et il s'en suit un déraillement : il n'y a pas force majeure, car le ·chauffeur devait être présent et donner les signaux d'alarme et.

d'arrêt. La compagnie est donc responsable de la négligence, ou de l'incapacité de cet employé. Mais le mécanicien et le chauffeur sont tous deux foudroyés, alors, il y a forée majeure.

Ainsi les auteurs allemands admettent comme force majeure un
accident causé par la guerre, la chute d'un tunnel, l'acte d'un fou s'élançant sur la voie au moment même du passage du train, alors que l'entreprise exploitant le chemin de fer avait pris tous les soins et précautions réglementaires et possibles pour éviter les chances d'un accident, ou le provenir par une surveillance suffisante et raisonnable.

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Le mot de « force majeure » reproduit dans l'article du projet amènera en Suisse les mômes discussions et controverses : c'est inévitable, et il faut d'avance s'y résigner.

Ces discussions se trouveront toutefois restreintes par la précision avec laquelle la loi indiquera l'étendue de la responsabilité du fabricant.

2° Un acte criminel ou délictueux commis soit par un autre ouvrier, soit par un tiers.

Il y a des actes criminels qui évidemment ne peuvent jamais entraîner la responsabilité du fabricant : par exemple, si un employé ou ouvrier poignarde un autre ouvrier ou employé, si un tiers jette du dehors une pierre qui blesse un employé ou ouvrier. De tels faits ont beau se produire dans la fabrique, ils n'ont aucun rapport avec l'exploitation ·elle-même.

La question devient discutable lorsque l'acte criminel se trouve mêlé au fait de l'exploitation, de telle sorte que la mort ou la lésion corporelle qui en résulte n'a pu survenir qu'à cause de la nature dangereuse de l'exploitation. La loi allemande ne prévoit pas expressément l'exception de libération pour des cas semblables survenant dans l'exploitation des chemins de fer, mais les auteurs allemands admettent que la responsabilité est toujours engagée lorsqu'il s'agit d'actes des employés de chemins de fer, et qu'elle l'est aussi pour les actes de tiers, à moins que la compagnie ne prouve dans ce dernier cas la force majeure (Eger, pages 116, 117 et 118).

La loi fédérale du 1er juillet 1875 sur la responsabilité des chemins de fer et des 'bateaux à vapeur, contient à l'égard des employés le même principe (art. 3), mais elle s'écarte de la loi allemande en ce qu'elle admet pour les faits de tiers, la preuve que l'accident est dû « à la négligence ou à la faute des voyageurs ou « d'autres personnes non employées pour le transport sans qu'il y «ait eu. faute imputable à l'entreprise» (art. 2).

La commission du conseil des états, dans son rapport déjà cité sur la loi concernant le travail dans les fabriques, s'est occupée de cette question. Le conseil national avait admis dans l'art. 5 la phrase suivante : « si l'accident a été occasionné par la faute d'un « tiers, le propriétaire a recours contre lui. » La commission des états a combattu cette disposition par des motifs que nous croyons devoir reproduire : « Cette disposition, dans sa teneur,
suppose que le fabricant « est responsable en première ligne, vis-à vis de la victime de l'ac« cident, pour tout acte de tiers dans sa fabrique. Le droit de re« cours, qui va sans dire et qu'il possède vis-à-vis de l'auteur réel

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« de la faute, est parfois réellement illusoire. Peut-être la respon« sabilité que nous imposons au propriétaire de la fabrique pour « tous ses représentants et employés, est-elle en réalité la partie « essentielle de l'intention qu'a mise le conseil national dans cette « phrase. Si celle-ci veut dire davantage, c'est-à-dire si tout ce qui « peut arriver de punissable dans une fabrique, par le fait de tiers, « est toujours mis, au point de vue pécuniaire, sur la responsa« bilité du fabricant, on imposerait, à notre avis, à chaque fabri« cant un fardeau de responsabilité fort exceptionnel et réellement « effrayant, que nous ne pouvons trouver justifié en droit. Suppo« sons que ce tiers ne soit pas un étranger intrus (car alors la « responsabilité serait réellement par trop recherchée), mais bien un « camarade qui, par exemple, par haine personnelle, épie intention« nellement l'occasion de jeter son ennemi dans un engrenage, et « que le fait soit constaté, nous ne pouvons pas trouver, en droit, « qu'il y ait lieu d'imposer la moindre responsabilité au proprié« taire de la fabrique. En conséquence, la commission a cru devoir « se borner, en ce qui concerne la responsabilité pour les tiers, « dans la disposition transitoire, à ce qui est dit à la lettre a. » Ces motifs ne sont pas très-clairs, et la tendance même n'est pas suffisamment indiquée. L'art. 5 de la loi du 23 mars 1877 parle premièrement du cas de faute d'un mandataire, représentant, directeur ou surveillant de la fabrique (lettre à), puis de tout accident quelconque occasionné par l'exploitation de la fabrique (lettre fe). L'acte criminel de l'ouvrier ou d'un tiers étranger à la fabrique n'est nulle part excepté et l'on peut déduire de ce silence que, pourvu que l'accident soit le résultat de l'exploitation de la fabrique, la responsabilité du fabricant est toujours engagée, saut' le recours contre l'auteur de la faute ou de l'acte criminel, recours fondé sulle droit commun. La commission des états n'envisage pas ou ne paraît pas envisager la chose de cette manière, 'mais les exemples qu'elle cite ne sont guère probants. En effet, si un tiers s'introduit subrepticement dans la fabrique pour y commettre un acte criminel dont il résulte un accident, le fabricant doit pouvoir invoquer la force majeure lorsque réellement il a été impossible
d'empêcher l'acte criminel ou d'en prévenir les effets. Si un ouvrier jette malicieusement son camarade dans un engrenage, c'est un acte individuel qui tombe sous le coup du droit pénal ordinaire. Mais la commission des états aurait dû serrer la question de plus près et se demander si, à teneur de l'art. 5, lettre l>, de la loi qu'elle avait la tâche d'examiner, dans le cas où la force majeure ne pourrait être prouvée, le fabricant ne demeurait pas responsable des conséquences de l'acte criminel d'un tiers lorsque la nature dangereuse de l'exploitation aurait occasionné des accidents ; -- respon-

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sable également des conséquences fâcheuses que l'acte criminel d'un ouvrier envers son ennemi aurait eues pour d'autres camarades en raison de la nature dangereuse de l'exploitation.

A notre avis, ce point doit être réglé d'une manière qui coupe -court à d'ultérieures discussions. Nous partageons le sentiment de la commission des états qu'il ne faut pas aller trop loin en ma-tière de responsabilité. Aussi voulons-nous insérer dans la loi que le fabricant peut se libérer par l'exception tirée de l'acte criminel d'une personne quelconque, non-compris cependant les mandataires, représentants, directeurs ou' surveillants de la fabrique. Ces derniers sont en effet investis particulièrement de la confiance du fabricant. Les ouvriers sont vis-à-vis d'eux dans un rapport de subordination, et ils ne peuvent les contrôler ni les réprimander. Si un .acte criminel ou simplement de folie est commis par les préposés dû fabricant, c'est à celui-ci à en supporter les conséquences, sauf le droit de recours que nous lui réservons expressément.

L'acte criminel (ou de folie) de l'ouvrier produisant des accidents ea raison de la nature dangereuse de l'exploitation, pourrait, avec quelque raison, être assimilé à celui du mandataire du fabricant. Nous ne le faisons pas : 1° pour diminuer la responsabilité ; 2° parce qu'en général les ouvriers ne doivent pas être trop insouciants de ce qui se passe autour d'eux ; 3° parce que l'esprit ·de vengeance ne doit pas être encouragé par la perspective que si un grave accident se produit, le fabricant sera là pour payer.

L'acte criminel d'un étranger à la fabrique doit libérer aussi -de la responsabilité, même sans qu'il soit nécessaire de faire la preuve de la force majeure : tout au plus pourrait-on réserver comme
3° La propre faute de la victime. Cette sorte d'exception doit être examinée de plus près que cela ne parait nécessaire au premier abord. La môme notion se trouve dans l'art. 1er de la loi allemande relativement aux chemins de fer ; elle n'est pas renfermée ·dans l'article 2, qui se rapporte aux fabriques, attendu qu'elle est exclue par le principe môme de l'article, qui n'engage la responsabilité qu'autant qu'il y a eu faute des préposés du
fabricant. La loi anglaise ne la contient pas non plus, les cas de responsabilité étant tous précisés. Par contre, nous la retrouvons dans la loi fédérale du 1er juillet 1875 (art. 2), et dans celle du 23 mars 1877 ;(art. 5, lettre 6).

Cette notion est juste sans contredit ; mais pour prévenir les 'difficultés d'application, il faut : 1° indiquer jusqu'où elle s'étend ; 2° distinguer entre les cas où l'accident est amené uniquement par

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la faute de la victime et ceux où il y a concours de fautes imputables soit à 'la victime, soit à un tiers, et qui sont ensemble la cause de l'accident (concurrirendes Verschulden).

Le mot « la faute » (Verschulden) comprend en soi tous les degrés de la coulpe, pour employer le vieux mot français. Il importe peu qu'il y ait eu intention, ou simplement négligence ou imprudence (culpa lata, citlpa levis). Le fabricant aura seulement à prouver que l'accident provient de cette faute, c'est-à-dire a sa cause dans le fait fautif, sans qu'il soit du reste nécessaire de prouver en même temps que le fait est prémédité, dolosif, etc. La faute doit ainsi être envisagée d'une manière générale et le fait qui la constitue doit être qualifié tel par l'appréciation générale de la diligence naturelle exigée de tout homme raisonnable. L'appréciation individuelle et subjective est exclue (dïligentia, quum quis in suis rébus adhïbere solet), mais cette notion de faute doit être appréciée au point de vue du degré de raison, d'intelligence, d'expérience et d'attention qui doit être présumé le partage de toute persontie dans les actes de la vie ordinaire (diligens pcderfamilias).

Mais dans le travail de la fabrique, il y a des dangers qui ne peuvent être prévus par le simple bon sens et que des hommes, même très intelligents et instruits, ne peuvent connaître s'ils n'y ont été rendus spécialement attentifs. Il est donc nécessaire que lèsouvriers aient connaissance de ces dangers si le fabricant veut se libérer par l'exception tirée de la faute de la victime. A cet effet, les prescriptions nécessaires devraient, dans la règle, être renfermées soit dans le règlement de fabrique, soit dans des ordonnances spéciales affichées, autant que possible, dans les endroits où le danger existe. Dans tous les cas où des défenses ou bien des ordres formels auront été donnés, par écrit ou verbalement, la faute de l'ouvrier pourra être admise sans difficulté.

La commission consultative nous avait proposé une définition précise de la faute de la victime dans la rédaction suivante : « Un « accident (ou une maladie dans le sens de l'art. 3), sera considéré « comme ayant pour cause la propre faute da la victime, lorsqu'il « est uniquement imputable à sa négligence, ou lorsqu'il est unique«ment amené par une inobservation de sa part des
défenses et ordres «de service». Mais nous avons pensé que cette définition est trop précise pour embrasser tous les cas; qu'elle n'est dans l'intérêt ni du fabricant ni de l'ouvrier; que la négligence ou l'inobservation de défenses ou d'ordres de service sont évidemment des caractères constitutifs de la faute sans qu'il soit nécessaire de le dire; que c'est en conséquence un des points sur lesquels il faut s'en remettreà l'appréciation du juge. Nous avons ainsi écarté la proposition.

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Mais à côté de ces cas de violation facile à constater des prescriptions établies, il y en a d'autres où la faute de l'ouvrier consiste non point en un acte conscient dû à une intention réelle ou à une négligence répréhensible, mais en une inattention passagère, en une maladresse inattendue que n'explique que trop l'imperfection de l'organisme humain. Ici la faute est si légère qu'elle se confond pour ainsi dire avec le cas fortuit. Dans de pareils cas, le jugené saurait admettre l'exception présentée par le fabricant. Il ne l'admettra pas plus vis-à-vis de celui-ci que vis-à-vis d'une compagnie d'assurances contre les accidents, une minute d'inattention ou de distraction ne saurait priver l'ouvrier du bénéfice de la loi.

Quand cent fois, deux cent fois, mille fois peut-être dans un jour,, l'ouvrier doit exécuter le même mouvement, approcher ses doigts de la même machine dangereuse, ou quand il doit manipuler fréquemment des substances inflammables ou explosibles, on ne saurait lui imputer à faute un accident survenu inopinément sans qu'il y ait eu de sa part négligence on imprudence prolongée. C'est dans ce sens seulement que nous comprenons la disposition du projet de loi; toute autre interprétation serait odieuse et contraire à la ratio legis.

Il peut arriver que la faute résultant de l'intention ou d'une négligence ou imprudence prolongée et en quelque sorte volontaire, soit duement constatée, et qu'en même temps il soit aussi constaté qu'à elle seule, et sans un concours de fautes imputables à d'autres personnes, elle n'aurait pu amener l'accident ou du moins pas dans de telles proportions. Le droit commun allemand fixe comme règle que l'obligation d'indemniser cesse lorsque la faute du lésé concourt avec celle d'autrui. (Die Verbindlichkeit zur Entschädigung fällt, ivenn ' die Schuld des Beschädigten concurrirt.) Toutefois, en matière d'exploitation de chemins de fer, la législation allemande n'a pas admis cette règle d'une manière absolue (Bger, 134, etc.). La loi fédérale du 1er juillet 1875 ne parle pas expressément de ce concours de fautes, mais elle semble indiquer par son art. 4 in fine que si ce concours se présente, l'entreprise de chemin de fer est seulement libérée par la preuve que la victime a commis un actecriminel ou déloyal, ou a violé sciemment des prescriptions de
police. La loi fédérale du 23 mars 1877, par contre, a expressément déclaré que le concours de fautes atténuait la responsabilité du fabricant. « Si, dit l'art. 5, lettre &, la victime a été partiellement la cause de l'accident, la responsabilité du fabricant, quant aux dommages-intérêts, est réduite dans une juste proportion. » Oe principe nous paraît équitable, et nous le reproduisons dans notre projet (art. 5, lettre &).

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La loi anglaise, article 2, chiffre 3, rend l'ouvrier responsable «dans tous les cas où l'imperfection ou la négligence qui a occasionné la lésion lui était connue et où il a négligé dans un délai convenable d'en donner connaissance au fabricant ou à son préposé, à moins qu'il ne lui soit connu que le fabricant ou un de ses préposés a déjà connaissance de la dite imperfection ou négligence.» Cette disposition a pour but de stimuler l'attention de l'ouvrier et elle a pour effet de créer une exception de libération pour le fabricant. Nous sommes d'avis qu'il y a lieu d'admettre cette disposition seulement dans la catégorie du concours de fautes. Le fabricant et ses préposés ont en première ligne l'obligation de surveiller leurs installations; l'ouvrier n'a pas toujours les connaissances nécessaires pour apprécier le degré de danger d'une défectuosité qu'il peut remarquer. S'il omet de mentionner les. faits de cette nature qu'il découvre, on peut admettre le partage de la responsabilité. C'est un des cas dans lesquels le fabricant pourra invoquer la faute partielle de la victime, (art. 5 ; lettre &.)

Dans le cas où c'est la propre faute de la victime qui a seule occasionné l'accident, tout comme dans le cas où l'accident résulte d'un concours de fautes, c'est la victime seule qui est 'privée du droit à indemnité soit en totalité dans le premier cas, soit partiellement dans le second. Mais il est évident que les tiers ou les autres ouvriers blessés conservent leur droit a l'égard du fabricant, lequel est libéré seulement, en totalité ou en partie, à l'égard du ou des auteurs de la faute.

E. Le droit de recours du fabricant contre les personnes fautives, que ce soient ses employés ou des tiers, est laissé par la loi allemande dans la compétence des législations particulières des états.

Il est toutefois évident que l'entreprise ne peut appeler en garantie l'auteur de la faute, mais qu'elle doit ester en jugement principalement et que son droit de recours ne peut être exercé que subsi.diairement et éventuellement.

C'est dans le même sens que notre projet donne au fabricant le droit de recours contre son mandataire, représentant, directeur ou surveillant ou contre les tiers (y compris les ouvriers).

F. De la nature et de la quotité des dommages-intérêts.

Voici un point des plus importants, et sur
lequel nous avons cru devoir, en toute équité, tenir compte des réclamations générales Aes fabricants.

Il est notoire que les fabricants ne disposent pas de ressources aussi considérables que les entreprises de chemins de fer.

441

Pour celles-ci, les conséquences financières d'un accident, même grave, ne représentent qu'une faible partie des sommes nécessaires dans leur exploitation. Mais pour un petit fabricant dont le roulement de capitaux n'est que de quelques dizaines de mille francs, et qui trouve tout au plus dans son entreprise le gain nécessaire à son existence et à celle de sa famille, un ou deux cas malheureux peuvent lui enlever tout le bénéfice de son travail et même l'entraîner à la faillite. Il faut donc des ménagements pour celui-ci.'

On objectera : 1° que le fabricant peut facilement se couvrir de ses risques par une assurance contre les accidents, dont les primes .sont assez modérées. Cela est vrai en grande partie, et nous ne saurions trop encourager les fabricants à entrer dans cette voie, car bien peu ont intérêt à rester leurs propres assureurs. Mais les primes à payer représentent néanmoins l'intérêt d'un capital d'autant plus fort que la responsabilité est illimitée dans ses conséquences financières. Le fabricant n'aura d'autre moyen de s'en tirer, si les risques sont trop grands, qu'en augmentant le prix de ses produits, ce qui n'est souvent pas possible à cause de la concurrence, ou en diminuant d'autant le salaire des ouvriers, ce qui est fâcheux.

D'après des calculs que nous avons demandés à plusieurs industriels, les primes d'assurances.payées par eux pour leurs ouvriers varient de 2 à 30 pour mille de la somme assurée. Pour des entreprises dans lesquelles le bénéfice de la fabrication est extrêmement minime, la somme nécessaire pour se couvrir de la responsabilité peut donc être relativement très-élevée. Aussi comprend-on que beaucoup de fabricants croient bien faire en restant leurs propres assureurs.

On objectera : 2° que pour la victime le mal n'est pas moins grand, que l'accident ait eu lieu dans une fabrique ou dans l'exploitation d'un chemin de fer. Cela est vrai aussi ; il est vrai en outre que l'argent ne compensera presque jamais la perte d'un membre pour l'individu ou, pour une famille, la perte de son soutien. Dans ce domaine si délicat, parce qu'il s'agit d'une question d'humanité, on ne doit toutefois pas se laisser diriger uniquement par le coeur, mais aussi par la raison.

Or, à cet égard, les autres pays n'ont pas non plus cru devoir établir pour le fabricant une responsabilité
illimitée. Nous avons vu que l'Allemagne ne prescrit des dommages-intérêts qu'en cas de faute du mandataire du fabricant, qu'ainsi que l'Angleterre elle exclut la responsabilité pour le cas fortuit, et que 'ce dernier pays, entre autres restrictions à la responsabilité que nous n'admettons pas, fixe comme maximum de l'indemnité le triple montant du gain annuel de la victime.

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Sous tous ces rapports, notre projet de loi est beaucoup plus libéral à l'égard de l'ouvrier. Nous admettons la responsabilité non seulement en cas de faute du fabricant ou de son mandataire, maisaussi en cas de faute de l'ouvrier, et surtout aussi pour le cas fortuit.

A vrai dire, dans ces différents cas, la responsabilité ne peut être envisagée de la même manière. On doit admettre qu'elle est engagée en plein lorsque l'accident a pour cause la faute du fabricant ou de son mandataire parce que ceux-ci sont appelés à donner des ordres et à en surveiller l'exécution ; mais si la fauteprovient d'un camarade de travail et ne peut en aucune manièreêtre imputée en même temps à des ordres insuffisants ou à un défaut de surveillance, la responsabilité ne peut équitablement être engagée dans la même mesure. Il en est de même pour le cas fortuit, qui n'est imputable ni au fabricant ni à la victime, mais est le résultat fâcheux de circonstances imprévues (sauf en ce qui concerne les maladies professionnelles qui sout la conséquence de l'exploitation de la fabrique). Nous avons déjà indiqué plus haut notre point de vue au sujet du concours de fautes, qui doit correspondre à une réduction de la responsabilité.

Si la victime avait déjà reçu précédemment une blessure qui aggrave l'état produit par la dernière lésion corporelle, de telle sorte que sans cette blessure ou bien le second accident ne se serait peut-être pas produit, ou bien il n'aurait pas eu des conséquences aussi fâcheuses, il est équitable que le fabricant ne.soit pas rendu responsable dans la même étendue que si l'ouvrier avait été atteint pour la première fois. L'ouvrier peut avoir changé de fabrique depuis la première lésion. Si son nouveau patron devait être rendu responsable en plein, alors que l'ouvrier est déjà partiellement invalide, il se refuserait certainement à l'engager. C'est donc dans l'intérêt bien entendu des deux parties que nous proposons la disposition contenue à l'art. 5, lettre c. (Voir le cas cité par la Kaufmännische Gesellschaft de Zurich dans son rapport de septembre concernant la révision de la loi sur les fabriques.)

Pour tenir compte de ces principes d'équité, nous avons rédigé un art. 5 qui s'écarte en partie des propositions de la commission consultative. D'après le projet que nous vous soumettons, la responsabilité
serait échelonnée comme suit: Pour la faute, y compris le crime ou délit, du fabricant ou de son mandataire : responsabilité entière.

Cas de faute de part et d'autre, cas fortuit, cas de lésion antérieure ou d'affaiblissement antérieur de la santé: responsabilité équitablement réduite suivant les circonstances.

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Cas de force majeure, de crime ou délit d'un tiers, de faute uniquement imputable à la victime: libération de la responsabilité.

En ce qui concerne la limitation de la responsabilité quant aux dommages-intérêts, nous proposons d'accepter la base de la loi anglaise qui nous paraît juste, mais d'aller plus loin que cette dernière en portant le maximum à six fois le montant du gain annuel de la, victime, sans toutefois que ce montant puisse dépasser la somme de fr. 8000. (Dans ce maximum ne seraient toutefois pas compris les frais de maladie- et de guérison et les frais funéraires.)

Cette manière de calculer est semblable à celle usitée entre industriels et compagnies d'assurances; mais en général on ne va pas au delà de deux ou trois fois le montant du gain annuel (hormis Je cas où le fabricant s'assure encore contre toutes les conséquences de la responsabilité civile). Le maximum de fr. 8000 représente un gain annuel de près de fr. 1500, soit fr. 5 par jour, ce qui correspond et au delà au sajaire d'un contre-maître. Quant aux directeurs, ingénieurs, chimistes, etc., qui ont un traitement plus élevé, celui-ci leur permet de s'assurer pour la différence entre le maximum légal et la somme qu'ils veulent recevoir ou laisser à leurs ayants droit.

La rédaction de l'article 6 du projet s'efforce d'indiquer au juge qu'il doit échelonner les indemnités suivant la gravité des cas: décès, incapacité de travail permanente et absolue, incapacité professionnelle, incapacité partielle et permanente, incapacité temporaire.

Les tarifs des compagnies d'assurances proportionnent soigneusement ,les indemnités d'après l'un ou l'autre de ces cas: le juge doit agir s de même, s'il veut réellement faire de la justice distributive.

La loi allemande (art. 5, dernier alinéa) laisse au juge la compétence d'apprécier si l'indemnité doit être payée en une rente ..ou en un capital. La loi anglaise ne prescrit rien à cet égard. La 'jurisprudence française admet plutôt la rente qui peut être toutefois capitalisée dans la plupart des cas. La loi fédérale du 1er juillet J875 reproduit la disposition de la loi allemande. L'art. 5 de la loi fédérale du 23 mars 1877 ne renferme aucune disposition sur ce point.

Notre projet prévoit que l'indemnité doit être allouée en capital, et seulement si les deux parties sont d'accord, sous
la forme d'une rente. Ce système a beaucoup d'avantages pour l'ouvrier aussi bien que pour le fabricant. La rente expose l'ouvrier à des déceptions bien plus que le capital. Il peut se faire, en effet, que le fabricant tombe en déconfiture, ou bien que l'entreprise constituée

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pour un travail déterminé se dissolve, ou bien que la mort de l'ayant droit prive les siens de cette ressource, etc. L'ouvrier, bien conseillé, pourra tirer plus facilement parti d'un capital que d'une rente. Les fabricants et les compagnies d'assurances préféreront aussi ce système, qui liquide la situation en une seule fois.

Outre l'indemnité principale, le juge prononcera également le paiement des frais de maladie, et en cas de mort, des frais d'enterrement. Mais si la maladie est de très longue durée et qu'une guérison tout au moins relative ne soit pas intervenue au moment où le jugement est rendu, il doit être expressément entendu que l'indemnité principale comprend les frais ultérieurs qu'occasionnera, la maladie. De là le dernier alinéa de l'art. 6.

L'art. 6 de la loi fédérale du 1er juillet 1875 réserve que « si « les conséquences d'une lésion corporelle ne peuvent encore être « exactement appréciées au moment où le jugement est rendu, le « juge peut réserver une révision ultérieure du jugement, excep« tionnellement, pour le cas de mort ou d'une aggravation de « l'état du blessé ».

Nous pensons qu'il y a lieu d'admettre la môme réserve dans la loi sur 1« responsabilité des fabricants, 'mais avec son corrélatif, à savoir que si les prévisions sur lesquelles le jugement provisoire se basait, ne se vérifient pas, mais qu'il survienne une amélioration notable dans l'état du malade, le fabricant ou la compagnie d'assurances substituée au fabricant peut demander aussi la révision du jugement dans le sens d'une atténuation (art. 7).

G. Nous arrivons maintenant à une question difficile et très controversée : celle de l'assurance faite en commun par le fabricant et par l'ouvrier: Dans beaucoup d'établissements industriels, il existe des caisses d'assurances (caisses de malades; etc.) alimentées en partie par les contributions des ouvriers, en partie par les allocations de l'entreprise. Ces caisses ont pour but de payer aux compagnies d'assurances les primes contre les accidents des ouvriers, et de recevoir les indemnités auxquelles ceux-ci ont droit. Elles offrent de précieux avantages : 1° en ce qu'elles créent une solidarité entre les patrons et les ouvriers;. 2° en ce qu'elles sont à la portée immédiate des ouvriers et répondent à des besoins que ni les dispositions protectrices de la loi
ni même l'action des compagnies d'assurances ne pourraient satisfaire.

' L En effet, il ne faut pas perdre de vue que la loi ne peut guère être invoquée par l'ouvrier que dans les cas déjà passablement graves. Mais pour tous les petits accidents, qui sont les plus

445nombreux, et qui entraînent une incapacité de travail de trois, huit, dix, quinze jours, l'ouvrier ne songe pas à faire un procès au fabricant si celui-ci ne veut pas traiter a l'amiable. Les caisses d'assurances et de secours ont cet avantage de fournir à l'ouvrier des indemnités légitimes en coupant court aux contestations avec le fabricant. Elles s'arrangent avec les compagnies d'assurances "pour indemniser l'ouvrier toutes les fois que l'incapacité de travail a dépassé par exemple trois jours, et elles gardent à leur charge tous les cas d'incapacité de moindre durée.

On le voit donc, elles sont très utiles pour l'ouvrier et on peutdire aussi pour le fabricant. Le législateur a tout intérêt à ce que ces institutions, qui facilitent l'exécution de la loi, se généralisent. Il ne peut, cela va sans dire, les imposer, mais seulement les encourager.

Dans ce but, la loi allemande de 1871 a décidé, aussi bien en faveur des fabricants que des compagnies des chemins de fer, que ' si le patron a pris à sa charge au moins pour un tiers le paiement des contributions annuelles, alors la somme totale de l'indemnité reçue par l'ouvrier des compagnies ou des caisses de secours doit être déduite de l'indemnité représentant la responsabilité légale''du fabricant. Cette proportion, qui est en faveur du fabricant, a été choisie par le reichstag, après de longs débats et une discussion approfondie et intéressante à tous égards, dans le but d'engager les fabricants à conclure des assurances en faveur de leurs ouvriersconjointement avec eux et de favoriser ainsi toutes les créations coopératives, comme caisses de secours, etc., si utiles au point de vue social et économique.

La plupart des commentateurs allemands et la jurisprudence elle-même ont été plus loin encore; ils ont admis que la quotité de l'indemnité légale due à l'ouvrier était proportionnellement réduite, lorsqu'il perçoit de quelque part (du fait même d'un tiers, en don, etc.) et sans qu'il y ait lui-même contribué par des cotisations, tout ou partie de la somme reconnue suffisante pour couvrir le dommage résultant pour lui de l'accident.

Mais leurs raisonnements ne paraissent pas très-solides.

Tout ce qui émane d'un tiers, le fabricant ne doit pas pouvoir en profiter, puisqu'il n'y a pas contribué et que ce fait lui est étranger; le juge seul,
suivant les circonstances et. sa conviction, pourra prendre en considération l'ensemble réel de la position de l'ouvrier après l'accident et fixer en conséquence la quotité de l'indemnité à payer par le fabricant.

Ce point est encore largement controversé en Allemagne. Pour les pensions accordées à des offices publics, elles ne sont pas dé-

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duites parce qu'elles font partie du traitement de l'office et elles .sont ainsi acquises par les seules contributions du fonctionnaire ; les tribunaux allemands ont cependant jugé dans des sens contradictoires sur cette question.

Dans son projet de loi du 26 mai 1874 sur la responsabilité -des chemins de fer, le conseil fédéral avait reproduit la disposition ·de la loi allemande (avec une légère modification). Mais une différence se produisit à ce sujet entre le conseil des états et le conseil national, et comme l'entente ne pouvait s'établir, on laissa tomber la disposition. Le rapport de M. Dubs au conseil national (F. féd.

1874, III. 264 et 265) donne sur cet incident des détails que nous ·croyons devoir reproduire : « A l'art. 4, la commission vous invite à reprendre la propo·x sition du conseil fédéral et à l'accepter sans modification, en op·« position à celle du conseil des états. Il s'agit des rapports exis« tant entre l'obligation de payer des dommages-intérêts qu'a une « compagnie d'assurance, et la même obligation qu'a l'entreprise de ·«transports. Le conseil fédéral, adoptant la disposition correspon« dante de la loi allemande, a proposé de décider que si la contri« bution de l'entreprise de transport s'élève au moins au '/s de « toutes les contributions, la somme entière payée à l'ayant-droit «par la société d'assurances sera imputée sur la somme due par « l'entreprise de transport. Le conseil des états, par contre, ne veut « déduire de l'indemnité due par l'entreprise qu'un prorata du mon«tant de cette dernière.

« Au premier abord, on est tout disposé à considérer cette dis« position comme rigoureusement conforme à la justice, mais ensuite ·« d'un examen approfondi, cette opinion est insoutenable.

« L'art. 3 détermine que la personne lésée ne peut être indem«nisée que dans la mesure du dommage qui lui a été causé. Au « fond, il peut être complètement indifférent pour l'état ou pour -« la personne intéressée, qui c'est qui paie les dommages-intérêts et « il serait beaucoup plus naturel de ne rien dire à ce sujet dans « la loi. Comme on ne peut admettre qu'on veuille accorder à la « partie lésée une indemnité plus forte que le dommage, la décision KÏ du conseil des états ne pourrait avoir pour effet que de décharger «les compagnies d'assurances au détriment des entreprises de trans«
port, ce qui ne doit pas être le but qu'on se propose.

<£ En revanche, la disposition de la loi allemande, soit du projet ·« du conseil fédéral, a une autre tendance. On veut stimuler par « là les entreprises de transport à participer à l'assurance de leur «personnel pour au moins '/a de la prime d'assurance. On ne peut ;« qu'approuver cette intention, quoique cela ait eu lieu jusqu'ici

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«s même sans dispositions légales. Ainsi on atteint en même temps « et de la manière la plus équitable le but que se propose le con«seil des états dans l'alinéa 2 de l'art. 2 combattu par nous, à « savoir : Les entreprises do transport participent de la sorte rolon«tairement à supporter les suites des accidents arrivés par force «majeure. -- A ce point de vue, la commission approuverait éga« lement un article conçu dans ce sens, mais qui n'est d'ailleurs « ni absolument nécessaire, ni contenu dans le projet primitif de la « loi allemande. » La suppression de cette disposition dans la loi sur la responsabilité des chemins de fer a pu avoir lieu sans trop d'inconvénients peut-être ; il est probable qu'il n'en serait pas de même en matière de responsabilité des fabriques. Fabricants, ouvriers et juges ont intérêt à savoir exactement dans quel rapport les assurances en cas ·d'accidents se trouvent vis-à-vis des indemnités à payer d'après la loi. Peuvent-elles être défalquées de ces dernières? dans quelles conditions et dans quelle proportion? A notre avis, une telle question ne se résout pas par le silence, mais doit être tranchée par un texte légal précis.

La divergence qui s'est produite en 1875 entre le conseil national et le conseil des états, nous paraît avoir eu pour cause une ·conception inexacte ou tout au moins incomplète de la question. Le conseil des états semblait avoir raison en disant qu'on ne défalquerait de l'indemnité due que la somme d'assurance proportionnelle aux contributions versées par l'entreprise de chemins de fer.

Mais il perdait de vue que l'entreprise n'est pas responsable de toute espèce d'accidents, tandis que la compagnie d'assurances accepte une responsabilité beaucoup plus étendue ; il est donc juste que les contributions de l'entreprise ne se composent pas de la totalité des primes d'assurances, mais représentent autant que possible seulement la part de responsabilité qui lui incombe. Quant à la proportion dans laquelle ces contributions donnent droit à la défalcation totale de la somme assurée, c'est une question qui peut être résolue différemment suivant les situations différentes. La loi allemande, en fixant cette part de contribution au taux uniforme d'un tiers, .a voulu sans doute tenir un juste milieu entre les compagnies de chemins de fer, responsables dans
une étendue considérable (art. 1er de cette loi) et les fabricants, dont la responsabilité est beaucoup moindre (art. 2). Cette proportion aurait aussi pu être fixée autrement en bonne justice.

Si l'on tient compte que notre loi sur la responsabilité des fabricants va plus loin que la loi allemande en ce qu'elle admet la faute de l'ouvrier et le cas fortuit comme engageant aussi la Feuille fédérale suisse. Année XXXII.

Vol. IV.

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responsabilité, on peut hardiment fixer à la moitié la part de contributions que le fabricant doit avoir payée pour avoir droit à la, défalcation totale de la somme assurée. L'autre moitié restant à la charge de l'ouvrier représente pour celui-ci l'assurance de tous les cas où il ne songerait pas à aller devant le juge (petits accidents) et de tous ceux où la compagnie d'assurances s'engage à payer alors que la loi libère le fabricant (certains cas de force majeure, de faute de la victime, etc.). L'ouvrier trouve surtout dans l'assu- · rance ce grand avantage de n'avoir pas de procès à soutenir, car les compagnies d'assurances évitent généralement les contestations, dans l'intérêt de leur réputation. Il y a enfin pour les fabricants et les ouvriers l'avantage moral inappréciable de se sentir unis dans l'oeuvre de réparation du dommage, ce qui engage les uns et les autres à faire leur possible pour empêcher que le dommage ne se produise (art. 8, 1er alinéa).

Il peut se faire que des fabricants jugent préférable de ne pas payer jusqu'à la moitié prévue par la loi. Dans ce cas, et pour favoriser néanmoins l'assurance en commun, nous prévoyons que les contributions du fabricant seront prises en considération dans la proportion où elles auront été versées. Si ce n'était pas le cas, aucun fabricant n'aurait plus intérêt à payer aux caisses d'assurances des sommes inférieures à la moitié des primes (art. 8, 2e alinéa).

Si l'ouvrier a supporté lui seul les primes d'assurances, il est juste que la somme payée par l'assurance ne soit pas défalquée de l'indemnité résultant de la loi. Ce principe a un inconvénient, il est vrai. La réparation du dommage causé paraît être alors faite à double : par l'assurance et par le fabricant ; et un tel enrichissement peut être qualifié d'injuste. Mais l'ouvrier doit cependant avoir pleine liberté de s'assurer comme toute autre personne ; s'il le fait de ses propres deniers pour garantir d'autant mieux son avenir ou celui des siens, pourquoi cela ne lui profiterait-il pas plus que s'il avait imité ceux de ses camarades qui s'en tiennent uniquement à la responsabilité légale ? Il faut encourager la prévoyance, même au risque qu'elle pai'aisse dégénérer en enrichissement injuste ; mais, .d'après notre projet, le fabricant a en mains le moyen'facile d'éviter1, pour la plupart
des cas, cet inconvénient: il lui suffit de contribuer pour la moitié aux primes d'assurances payées par l'ouvrier.

Nous attachons une grande importance à l'adoption de l'article 8 tel que nous le proposons. Cette disposition est à' la fois le correctif et le complément de la loi. Le correctif: pour le fabricant, en ce qu'elle le sollicite à se mettre à couvert, dans de bonnes conditions, des conséquences de la responsabilité ; pour l'ouvrier, en

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ce qu'elle lui permet de supporter plus aisément les frais de l'assurance en prévision des cas nombreux où la loi ne lui serait pas d'un grand secours. Le complément : en ce qu'elle fixe un point qui pourrait donner lieu aux plus grandes controverses juridiques : celui de savoir s'il faut ou non tenir compte, dans la fixation de l'indemnité, des sommes payées par l'assurance ainsi que des contributions d'assurances versées par le fabricant.

" H. L'art. 9 renferme, une disposition générale nécessaire pour que la loi atteigne son but. La loi allemande contient une prescription semblable. Il n'est pas permis, en droit commun, de prévoir dans un contrat que l'une ou l'autre des parties ou toutes les deux ne s'envisagent pas comme liées en cas de dol ou de faute imputable au contractant lui-même. La loi doit avoir un caractère absolu non seulement sous ce rapport, mais aussi en ce qui concerne le cas fortuit, qui, en droit commun, pourrait délier le contractant.

Les raisons que nous avons invoquées pour justifier la responsabilité dans les cas fortuits* n'ont pas besoin d'être reproduites ; nous nous y référons simplement (voir aussi l'art. 12 de la loi fédérale du 1er juillet 1875).

Une exception à la règle est demandée: elle se rapporte aux contrelettres que des communes autorisées à cet effet pourraient donner au fabricant pour le couvrir de sa responsabilité vis-à-vis de leurs ressortissants. La demande est , motivée par le fait que beaucoup de communes envisagent comme un grand service que les fabriques leur rendent d'occuper des personnes que leurs infirmités physiques ou intellectuelles (ou des défauts, tels que la paresse, l'ivrognerie, etc.) ne permettent pas d'employer utilement ailleurs.

Dans les fabriques, on leur confie certains travaux à la portée de leur intelligence et de leurs forces; mais il peut arriver que des accidents se produisent plus aisément qu'avec des ouvriers sains de corps et d'esprit. Depuis, que la responsabilité des fabricants a été prescrite dans une telle étendue par la loi du 23 mars 1877, beaucoup de ceux-ci n'ont plus voulu occuper les infirmes sans une contre-lettre de leurs communes; mais le conseil fédéral a jugé que cette manière de'se décharger de la responsabilité n'était pas conforme au but de la loi, attendu que le fabricant n'avait plus alors d'intérêt
à prendre des mesures protectrices pour ses ouvriers (décision du 18 avril 1879). Dès lors, beaucoup de communes se sont plaintes de cette décision. Nous n'avons pas cru devoir revenir en arrière, et nous sommes d'avis qu'il faut continuer à exclure de semblables arrangements.

I. La rédaction de l'art 11 de la loi fédérale du 1er juillet 1875 concernant la procédure pour les contestations judiciaires auxquelles

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catte loi donne lieu, nous paraît avoir été malheureuse. On dit dans cet article : « Dans toute contestation judiciaire sur les de« mandes faites en vertu de la présente loi, le tribunal prononce « sur la quotité de l'indemnité et sur les faits qu'il admet comme « établis, en appréciant librement l'ensemble de la cause, sans être «lié par les règles des lois de procédure en matière de preuves.» Il semblerait résulter de cette disposition que les juges ne sont pas liés par les règles des lois de procédure en matière de preuves, par exemple qu'un fait pourra ótre envisagé comme vrai quand les parties avoueront qu'il est faux, quand un serment a été déféré, etc.

Ce qu'on a voulu dire, c'est que les tribunaux et spécialement le tribunal fédéral apprécient la cause dans son ensemble et décident librement par conviction morale sur l'existence des faits pertinents.

Nous proposons une nouvelle rédaction qui répond mieux que l'airt. 11 de la loi du 1er juillet 1875 à ce qu'on a véritablement en vue (art. 10).

K. La loi fédérale du 1er juillet 1875 ainsi que celle du 23 mars 1877 fixent le délai de prescription à deux ans. 11 en est de même dans le projet de code des obligations pour celles résultant d'actes illicites (art. 77). Ce délai est beaucoup plus long que celui qui est établi par les législations étrangères. La loi allemande prévoit wn an; le code civil français un an également. La loi anglaise contient des délais encore plus courts (6 semaines pour l'annonce de l'accident et 6 mois pour l'ouverture de l'action judiciaire; art. 4). Devons-nous, pour des raisons de fond, conserver un délai aussi considérable? Il nous paraît que non. C'est un fait avéré que certains plaignants renvoient aussi loin que possible l'ouverture de l'action afin de laisser détruire ou tout au moins affaiblir les moyens de preuve que le défendeur pourrait faire plus aisément valoir tôt après l'accident. Cet inconvénient avait été signalé dans la discussion de la loi du 1er juillet 1875, et des abus se sont produits effectivement comme on le prévoyait alors (F. féd. 1874, III. 266 et 267). Faut-il pour maintenir le parallélisme dans notre législation, conserver ici le délai de deux ans? Nous croyons que non, et nous proposons de prendre, comme l'Allemagne et la France, le délai d'Mw an. De plus, nous estimons qu'il faut
prévoir expressément la possibilité pour toutes parties de faire constater juridiquement les circonstances de faits dans lesquelles un accident s'est produit, même avant l'ouverture de l'action en indemnité. Cela permettra de fixer des moyens de preuve qui, sans cela, seraient .exposés à disparaître (art. 11).

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L. Une disposition avait été proposée dans le sein de la commission consultative concernant la fixation des délais dans lesquels les accidents graves doivent être annoncés (voir la loi anglaise). La teneur de cette disposition était la suivante : « Sont envisagées comme lésions graves et devant comme telles, « en application de l'art. 4 de la loi sur le travail dans les fabri« ques, être annoncées à l'autorité, les lésions au sujet desquelles « le médecin déclare qu'elles seront suivies d'un dommage permanent « ou qui ont pour suite une incapacité de travail de plus de « 15 jours. » Après examen et discussion, on a laissé cette disposition de côté, comme n'étant pas en connexion intime et nécessaire avec la loi sur la responsabilité, et attendu que le conseil fédéral a la compétence d'édicter cette prescription en exécution de la loi du 23 mars 1877.

M. Le gouvernement de Grlaris avait émis le voeu suivant: « La . loi fédérale sur la responsabilité du fabricant devrait atténuer l'art. 19 de la loi du 23 mars 1877 (pénalités) de manière que le fabricant ne fût pas rendu responsable dans tous les cas où il y a négligence personnelle ou violation intentionnelle de la loi par ses subordonnés et spécialement dans les cas de délits graves commis par ces derniers et ensuite desquels l'emprisonnement doit avoir lieu. » II nous a paru que la loi ne devant régler que la responsabilité civile, il n'y avait pas lieu d'y introduire une atténuation des dispositions pénales de la loi du 23 mars 1877.

Ce long exposé des motifs prouve le soin avec lequel la question a été étudiée sous tous les rapports, ainsi que le désir profond que nous avons eu de faire une loi équitable, se tenant à une égale distance des exagérations dans l'un ou l'autre sens, et s'efforçant de concilier les intérêts de nos industries avec la protection légitimement due aux ouvriers de fabrique.

Nous terminons en recommandant à votre approbation le projet de loi ci-après et nous saisissons cette nouvelle occasion pour vous

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renouveler, Monsieur le Président et Messieurs, les assurances de notre considération très-distinguée.

Berne, le 26 novembre 1880.

Au nom du conseil fédéral suisse, Le président de la, Confédération : T WELTI.

Le chancelier de la Confédération: SCHIESS.

Projet.

Loi fédérale sur

la responsabilité civile des fabricants.

L'ASSEMBLÉE FÉDÉRALE de la

C O N F É D É R A T I O N SCISSE, vu l'article 34 de la constitution fédérale et en exécution du premier alinéa de l'article 5 de la loi fédérale du 23 mars 1877 sur le travail dans les fabriques; vu le message du conseil fédéral du 2ê novembre 1880, décrète : er

Art. 1 . Celui qui exploite une fabrique (fabricant) est responsable, dans les limites fixées par la présente loi, du dommage causé à un employé ou a un ouvrier, tué ou

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blessé dans les locaux de la fabrique et par son exploitation, lorsque l'accident qui a amené la mort ou les blessures, a pour cause une faute imputable soit à lui-même, .soit à un mandataire, représentant, directeur ou surveillant, dans l'exercice de ses fonctions.

Art. 2. Le fabricant est aussi sans une telle faute, responsable du dommage causé à un employé ou à un ouvrier tué ou blessé dans les locaux de la fabrique et par son exploitation, à moins qu'il ne prouve que l'accident a pour cause, ou la force majeure, ou des actes criminels ou délictueux imputables à d'autres personnes que celles mentionnées à l'article premier, ou la propre faute de celui-là même qui a été tué ou blessé.

Art. 3. Dans les industries que le conseil fédéral, en ·exécution de l'article 5, lettre d, de la loi sur le travail dans les fabriques, désigne comme engendrant des maladies -graves, le fabricant est en outre responsable du dommage -causé à un employé ou à un ouvrier »par une de ces mala·dies, lorsqu'il est constaté qu'elle a exclusivement pour cause l'exploitation de la fabrique.

Art. 4. Le fabricant a droit de recours contre les personnes dont la faute entraîne sa responsabilité.

Art. 5. La responsabilité du fabricant sera équitablement réduite : a. si la mort ou la blessure (non compris les cas -prévus à l'art. 3) a pour cause le cas forfuit; 1). si une partie de la faute qui a amené l'accident (ou la maladie dans le sens de l'art. 3) est imputable à la victime; en particulier si la victime a, comme employé ou ouvrier, découvert dans les installations des défectuosités qui ont amené l'accident (ou la maladie) et qu'elle n'en ait pas .avisé l'un de ses supérieurs ou le fabricant lui-même ; c. si des blessures antérieurement reçues par la victime ont de l'influence sur la dernière lésion et ses conséquences, ·ou si la santé du malade a été aifaiblie par l'exercice antérieur de sa profession.

454

Art. 6. L'indemnité qui doit être accordée en réparation du dommage comprend : «. en cas de mort: les frais quelconques de la tentative de guérison, le préjudice souffert par le défunt pendant sa maladie par suite d'incapacité totale ou partielle de travail, les frais funéraires, le préjudice causé aux membres de la famille dont l'entretien était légalement à la charge du défunt, au moment de sa mort.

6. en cas de blessure ou de maladie: les frais quelconques de la maladie et des soins donnés pour la guérison, le. préjudice souffert par le blessé ou le malade par suite d'incapacité de travail, totale ou partielle, durable ou passagère.

Le juge, prenant en considération l'ensemble des circonstances de la cause, fixe la quotité de cette indemnité, mais même dans les cas les plus graves (art. 1 et 3), il ne peut allouer une somme supérieure en capital à six fois le montant du salaire annuel de l'employé ou de l'ouvrier, ni excéder la somme de huit mille francs.

Toutefois les frais de maladie et de guérison et les frais funéraires ne sont pas compris dans ce maximum.

Le juge peut, avec l'assentiment de tous les intéressés, substituer au paiement d'un capital l'allocation d'une rente annuelle équivalente.

Le fabricant est libéré, dès la date du jugement définitif, de toute réclamation ultérieure pour frais de maladie.

Art. 7. Lorsqu'au moment où le jugement doit êtrerendu, les conséquences d'une blessure ou d'une maladie ne peuvent pas encore être exactement appréciées, le juge peut, par exception, réserver l'allocation d'une somme plus élevéepour le cas de mort, ou d'une aggravation notable de l'état

455de santé du blessé ou du malade. Toutefois, le total des indemnités accordées doit rester dans les limites fixées aux.

art. 5 et 6.

Dans ce cas et jusqu'au jugement définitif qui doit intervenir, le fabricant obligé a aussi le droit de demander laréduction de l'indemnité, si les circonstances qui en ont accompagné l'adjudication et la fixation se sont depuis lorsnotablement modifiées.

Art. 8. Lorsque l'employé ou l'ouvrier tué, blessé ou malade, a droit à une assurance contre les accidents, à unecaisse de secours et de malades, ou à d'autres institutionssemblables et que le fabricant a contribué à l'acquisition d& ce droit par des primes, cotisations et subventions, les sommes payées par ces institutions au blessé, au malade et aux ayants droit du défunt sont en totalité déduites de l'indemnité, si la participation du fabricant n'a pas été inférieure à la moitié des primes, cotisations et retenues versées.

Par contre, si la participation du fabricant est inférieureà la moitié, il ne sera déduit de l'indemnité que la part proportionnelle acquise par ces contributions.

Art. 9. Les fabricants n'ont pas le droit, par des règlements, publications, ou par des conventions conclues avec leurs employés et ouvriers, ou avec des tiers (sauf le casréservé à l'art. 8) de limiter ou d'exclure d'avance la responsabilité civile, telle qu'elle est réglée dans la présente loi. Toutes dispositions et conventions contraires sont sans valeur juridique.

Art. 10. Les tribunaux cantonaux et le tribunal fédéral,, en dernier ressort, prononcent sur l'allocation de l'indemnité,en fixent la quotité totale, son mode de paiement et, s'il y a lieu, les sûretés à fournir pour garantir le paiement d'unerente annuelle, en appréciant librement d'après leur conviction l'ensemble des faits et actes de la cause et sans êtrelies par les solutions données par les premiers juges aux faits contestés.

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Art. 11. Les actions en dommages-intérêts prévues par Ja présente loi se prescrivent par un an, à compter du jour de l'accident qui a amené la mort ou les blessures, et du jour où la maladie a été reconnue comme maladie spécifique engendrée par l'exploitation industrielle.

Toutefois, les intéressés ont le droit, même avant l'ouverture de l'action, de faire constater judiciairement toutes les circonstances de fait se rapportant aux accidents et maladies survenus.

Art. 12. La prescription d'un an est aussi applicable aux actions prévues à l'art. 7 ; elle court à partir du jour où le jugement portant la réserve de l'allocation d'une somme plus élevée, a été rendu.

Art. 13. En cas de doute si un établissement qui ne figure pas sur la liste des fabriques aurait dû y être porté et si, par conséquent, un accident ou une maladie survenue dans cet établissement doit être soumis aux dispositions de la présente loi, il sera procédé conformément à l'art. 1er, deuxième alinéa, de la loi fédérale du 23 mars 1877!

Art. 14. Sont abrogées les dispositions de l'art. 5 de la loi fédérale du 23 mars 1877, à l'exception toutefois de la lettre d dudit article, ainsi que les dispositions des lois et règlements cantonaux contraires à la présente loi.

Art. 15. Le conseil fédéral est chargé, conformément ·aux dispositions de la loi fédérale du 17 juin 1874, concernant la votation populaire sur les lois et arrêtés fédéraux de publier la présente loi et de fixer l'époque de son entrée on vigueur.

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# S T #

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Message du

conseil fédéral à l'assemblée fédérale au sujet des dispositions transitoires relatives au projet d'une loi fédérale sur les obligations et le droit commercial.

(Du 16 novembre 1880.)

Monsieur le président et messieurs, Dans notre message du 27 novembre 1879 sur le projet de loi fédérale sur les obligations et le droit commercial (F. féd. 1880, I. 115), nous vous avons fait pressentir qu'il y aurait lieu de régler, par des dispositions transitoires précises, non seulement tout ce qui touche à la réforme de la matière des raisons de commerce, mais encore une série d'autres points sur lesquels le projet modifie l'état actuel de la législation ; nous citerons notamment les délais de prescription et autres délais légaux, la constitution des sociétés et associations et leur situation à l'égard des tiers, les corporations, etc., etc. Il convenait, d'une part, de tenir compte des faits existants et des droits acquis ; d'autre part, de prendre des mesures pour que toutes les sociétés et associations se soumissent aux nouvelles dispositions légales, encore que leur constitution fût antérieure à la mise en vigueur du code. Nous venons aujourd'hui nous acquitter ·de la promesse que nous vous avions faite de vous saisir d'une loi transitoire le jour où les deux conseils et leurs commissions auraient terminé l'examen du code.

Schweizerisches Bundesarchiv, Digitale Amtsdruckschriften Archives fédérales suisses, Publications officielles numérisées Archivio federale svizzero, Pubblicazioni ufficiali digitali

Message du conseil fédéral à l'assemblée fédérale concernant un projet de loi sur la responsabilité civile des fabricants. (Du 26 novembre 1880.)

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Bundesblatt

Dans

Feuille fédérale

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Foglio federale

Jahr

1880

Année Anno Band

4

Volume Volume Heft

52

Cahier Numero Geschäftsnummer

---

Numéro d'affaire Numero dell'oggetto Datum

04.12.1880

Date Data Seite

415-457

Page Pagina Ref. No

10 065 921

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