20.061 Message concernant l'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» du 19 août 2020

Madame la Présidente, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Par le présent message, nous vous proposons de soumettre l'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» au vote du peuple et des cantons, en leur recommandant de la rejeter.

Nous vous prions d'agréer, Madame la Présidente, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, l'assurance de notre haute considération.

19 août 2020

Au nom du Conseil fédéral suisse: La présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga Le chancelier de la Confédération, Walter Thurnherr

2020-0871

6609

Condensé L'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» vise une indépendance accrue des juges au Tribunal fédéral par rapport aux partis politiques, en particulier lors de leur nomination, de leur élection et de leur réélection. Ce sont les aptitudes professionnelles et personnelles qui doivent primer, et non l'affiliation politique, raison pour laquelle l'initiative propose la désignation des juges au Tribunal fédéral par tirage au sort pour une durée de fonction illimitée.

Le Conseil fédéral rejette l'initiative parce que le tirage au sort est un mécanisme étranger à l'ordre juridique suisse ­ aux niveaux fédéral et cantonal, les juges sont élus par le parlement ou par le peuple ­ qui affaiblirait la légitimité démocratique du Tribunal fédéral.

Contenu de l'initiative L'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» a été déposée le 26 août 2019 avec 130 100 signatures valables.

Elle demande que la Confédération désigne les juges au Tribunal fédéral par tirage au sort, une commission spécialisée indépendante décidant de l'admission à ce tirage. Selon l'initiative, les membres de cette commission seraient nommés par le Conseil fédéral pour un mandat unique de 12 ans. La commission n'admettrait que les candidats justifiant des aptitudes professionnelles et personnelles requises. Le tirage au sort serait organisé de manière à ce que les langues officielles soient équitablement représentées au Tribunal fédéral. La durée de fonction des juges prendrait fin cinq ans après qu'ils ont atteint l'âge ordinaire de la retraite, soit à 69 ans pour les femmes et à 70 ans pour les hommes. Il n'y aurait plus de réélection.

L'initiative prévoit en revanche à l'art. 145, al. 2, de la Constitution la révocation par l'Assemblée fédérale, sur proposition du Conseil fédéral, du juge qui aurait violé gravement ses devoirs de fonction ou qui aurait perdu la capacité d'exercer sa fonction.

Avantages et inconvénients de l'initiative Le Conseil fédéral a une certaine compréhension pour les préoccupations et les objectifs des auteurs de l'initiative. L'indépendance du Tribunal fédéral et de ses juges lui tient à coeur. Il reconnaît également qu'il existe une relation d'antagonisme entre l'autonomie dans la
prise de décisions et le fait que les juges doivent être membres d'un parti et verser à ce dernier des contributions prélevées sur leur traitement. Des exemples du passé montrent en outre que les arrêts rendus par un juge peuvent avoir des conséquences lors de la procédure de réélection. La pression que peuvent exercer les partis et les parlementaires lorsqu'ils menacent de ne pas réélire un magistrat est problématique au regard de l'indépendance des juges.

Renoncer au renouvellement de la durée de fonction serait en principe une mesure permettant de renforcer l'indépendance des juges. Le tirage au sort pourrait au

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surplus augmenter les chances des personnes non affiliées à un parti d'être élues au Tribunal fédéral.

Le Conseil fédéral estime toutefois que les mesures proposées, en particulier la procédure de tirage au sort, ne sont pas adaptées pour régler les problèmes soulevés par les auteurs de l'initiative et qu'elles sont plutôt de nature à en créer de nouveaux. Le tirage au sort ne permet pas de retenir les meilleurs candidats parmi ceux proposés par la commission spécialisée, mais désigne les élus de façon aléatoire. Il affaiblit le rôle du Parlement et des partis politiques et réduit la légitimité démocratique de la justice, voire l'acceptation du Tribunal fédéral et de sa jurisprudence par la population. Qui plus est, la procédure de tirage au sort ne correspond pas aux traditions suisses, selon lesquelles les juges fédéraux et cantonaux sont élus par le parlement ou par le peuple, ce qui leur donne une légitimité démocratique. Autre élément inhabituel: l'Assemblée fédérale réunie ne pourrait plus élire les juges au Tribunal fédéral, mais pourrait les révoquer selon une procédure inédite.

Il reste par ailleurs quelques points centraux sur lesquels le texte de l'initiative ne se prononce pas: il ne dit rien au sujet de la taille et de la composition de la commission spécialisée, et ne précise ni les modalités du tirage au sort, ni la notion d'aptitude personnelle mentionnée en plus de l'aptitude professionnelle comme critère d'admission des candidats. En fonction des décisions prises par le législateur pour mettre en oeuvre l'initiative, les Chambres réunies continueraient d'élire les juges du Tribunal administratif fédéral, du Tribunal pénal fédéral et du Tribunal fédéral des brevets. La question de savoir comment l'on pourrait assurer une composition équilibrée du tribunal notamment par rapport aux genres, aux régions et aux valeurs politiques et sociétales reste également en suspens.

Proposition du Conseil fédéral Par le présent message, le Conseil fédéral propose aux Chambres fédérales de recommander au peuple et aux cantons de rejeter l'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» sans lui opposer de contre-projet.

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Message 1

Aspects formels et validité de l'initiative

1.1

Teneur de l'initiative

L'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» a la teneur suivante: La Constitution1 est modifiée comme suit: Art. 145

Durée de fonction

Les membres du Conseil national et du Conseil fédéral ainsi que le chancelier ou la chancelière de la Confédération sont élus pour quatre ans. La durée de fonction des juges au Tribunal fédéral prend fin cinq ans après qu'ils ont atteint l'âge ordinaire de la retraite.

1

L'Assemblée fédérale siégeant en conseils réunis peut, sur proposition du Conseil fédéral, révoquer à la majorité des votants un juge au Tribunal fédéral si le juge: 2

a.

a violé gravement ses devoirs de fonction, ou qu'il

b.

a durablement perdu la capacité d'exercer sa fonction.

Art. 168, al. 1 L'Assemblée fédérale élit les membres du Conseil fédéral, le chancelier ou la chancelière de la Confédération et le général.

1

Art. 188a

Désignation des juges au Tribunal fédéral

Les juges au Tribunal fédéral sont désignés par tirage au sort. Celui-ci est organisé de manière à ce que les langues officielles soient équitablement représentées au Tribunal fédéral.

1

L'admission au tirage au sort est régie exclusivement par des critères objectifs d'aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction de juge au Tribunal fédéral.

2

Une commission spécialisée décide de l'admission au tirage au sort. Les membres de la commission sont nommés par le Conseil fédéral pour un mandat unique de 12 ans. Ils sont indépendants des autorités et des organisations politiques dans l'exercice de leur activité.

3

1

RS 101

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Art. 197, ch. 122 12. Disposition transitoire ad art. 145 (Durée de fonction), 168, al. 1, et 188a (Désignation des juges au Tribunal fédéral) Les juges ordinaires au Tribunal fédéral qui sont en fonction à l'entrée en vigueur des art. 145, 168, al. 1, et 188a peuvent le rester jusqu'à la fin de l'année où ils atteignent l'âge de 68 ans.

1.2

Aboutissement et délais de traitement

L'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)», qui a fait l'objet d'un examen préliminaire par la Chancellerie fédérale le 1er mai 20183, a été déposée le 26 août 2019 avec le nombre requis de signatures.

Par décision du 17 septembre 2019, la Chancellerie fédérale a constaté que l'initiative avait recueilli 130 100 signatures valables et qu'elle avait donc abouti4.

L'initiative est présentée sous la forme d'un projet rédigé. Le Conseil fédéral n'y oppose pas de contre-projet. Conformément à l'art. 97, al. 1, let. a, de la loi du 13 décembre 2002 sur le Parlement (LParl)5, le Conseil fédéral a jusqu'au 26 août 2020 pour soumettre à l'Assemblée fédérale un projet d'arrêté fédéral accompagné d'un message. Conformément à l'art. 100 LParl, l'Assemblée fédérale a jusqu'au 26 février 2022 pour adopter la recommandation de vote qu'elle présentera au peuple et aux cantons. Si les conditions fixées à l'art. 105 LParl sont réunies, elle peut proroger d'un an le délai imparti pour traiter l'initiative. Conformément aux art. 1, al. 1, let. b, et 5 de l'ordonnance du 20 mars 2020 sur la suspension des délais applicables aux initiatives populaires fédérales et aux demandes de référendum au niveau fédéral6 les délais correspondants se prolongent de 72 jours.

1.3

Validité

L'initiative sur la justice remplit les critères de validité énumérés à l'art. 139, al. 3, de la Constitution (Cst.):

2 3 4 5 6

a.

elle obéit au principe de l'unité de la forme, puisqu'il s'agit d'un projet entièrement rédigé;

b.

les compléments apportés aux art. 145 et 168, al. 1, Cst., le nouvel art. 188a et les dispositions transitoires prévues visent tous le même but: modifier la procédure d'élection des juges au Tribunal fédéral et introduire un système

Le numéro définitif de la présente disposition transitoire sera fixé par la Chancellerie fédérale après le scrutin.

FF 2018 2709 FF 2019 5965 RS 171.10 RO 2020 847

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de tirage au sort; il existe un rapport intrinsèque entre les différentes parties de l'initiative, qui obéit de ce fait au principe de l'unité de la matière; c.

la procédure de tirage au sort qui est proposée et la modification de la procédure d'élection des juges au Tribunal fédéral ne contreviennent à aucune règle impérative du droit international; l'initiative obéit par conséquent au principe de la conformité au droit international.

Modifier la procédure d'élection des juges au Tribunal fédéral en les désignant par tirage au sort, comme le demande l'initiative sur la justice, n'entraîne pas de problèmes insolubles dans la pratique. L'initiative remplit par conséquent non seulement les critères de validité énumérés à l'art. 139, al. 3, Cst., mais aussi la condition de l'exécutabilité.

2

Contexte

Le contexte de l'élection des juges au Tribunal fédéral doit être présenté sous ses différentes facettes (contexte fédéral, cantonal et international). Dans le présent message seront exposés la situation au regard du droit suisse, les discussions menées jusque-là au Parlement et au Conseil fédéral, ainsi que les recommandations formulées par le Groupe d'États contre la corruption (GRECO).

2.1

Situation au regard du droit fédéral

Selon le droit en vigueur, l'Assemblée fédérale (Chambres réunies) élit les juges au Tribunal fédéral pour une durée de six ans (art. 168, al. 1, en rel. avec l'art. 145 Cst.). Il appartient à une commission parlementaire, la Commission judiciaire, de préparer l'élection. Les juges peuvent être réélus plusieurs fois. Il n'existe pas de procédure de révocation spécifique. La loi ne prévoit qu'une seule possibilité de suspendre un juge du Tribunal fédéral dans l'exercice de sa fonction: en cas de poursuite pénale en raison d'une infraction en rapport direct avec l'activité ou la situation officielle du prévenu, l'Assemblée fédérale (Chambres réunies) peut décider la suspension de celui-ci (art. 14, al. 5, de la loi du 14 mars 1958 sur la responsabilité7)8.

La Constitution précise que tout citoyen ou citoyenne ayant le droit de vote est éligible au Tribunal fédéral (art. 143 Cst.). Mais comme ce sont les partis politiques qui proposent les candidats et que le Parlement s'attache à respecter une représentation proportionnelle des partis, une affiliation à un parti est souvent la règle en pratique.

Il est par ailleurs courant ­ même si la loi ne le prescrit pas ­ qu'un juge élu rétrocède une partie de son traitement à son parti (contribution des élus); cette pratique contribue au financement des partis, qui n'est pas organisé par l'État en Suisse.

7 8

RS 170.32 Hansjörg Seiler, Art. 8 Amtsdauer, in Seiler/von Werdt/Güngerich/Oberholzer (édit.), Bundesgerichtsgesetz (BGG), 2e éd., Berne 2015, p. 41 ss, no 7 s. p. 43.

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Les juges fédéraux sont indépendants dans l'exercice de leurs compétences juridictionnelles et ne sont soumis qu'à la loi (art. 191c Cst.).

La désignation de juges par tirage au sort est un mécanisme inconnu en droit suisse, tant sur le plan fédéral que cantonal. Les cas dans lesquels la loi prévoit un tirage au sort sont peu nombreux et poursuivent un autre but. On ne recourt au tirage au sort que lorsque toutes les autres mesures ont échoué, comme le montre l'exemple de l'art. 37, al. 3, de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (LTF)9: si, en raison de récusations exigées par une partie, les juges ne se trouvent plus en nombre suffisant pour statuer, le président du Tribunal fédéral tire au sort le nombre nécessaire de juges suppléants extraordinaires parmi un cercle de personnes élues défini par la loi, à savoir les présidents des tribunaux supérieurs des cantons non intéressés.

2.2

Objets apparentés au plan fédéral

Le Conseil fédéral et l'Assemblée fédérale ont discuté des critères d'élection des juges et des implications de l'affiliation à un parti en relation avec les objets suivants:

9 10 11 12 13 14

­

Dans son message du 15 juin 2018 relatif à la modification de la loi sur le Tribunal fédéral10, le Conseil fédéral a examiné la question de l'indépendance des juges et a reconnu que «des tentatives de pression politiques ne peuvent pas être complètement exclues»11. La contribution prélevée sur les traitements des juges soulève des questions quant à l'indépendance du pouvoir judiciaire et à sa perception par la population. Le Conseil fédéral a toutefois renoncé à proposer la suppression de la contribution des élus et l'abolition de la procédure de réélection, estimant que ces mesures se heurteraient à une forte opposition politique.

­

L'initiative parlementaire du 29 septembre 2017 déposée par l'ancien conseiller aux États Raphaël Comte «Pour une représentation équitable des genres dans les autorités fédérales»12 demandait une représentation équitable des genres lors d'élections par l'Assemblée fédérale. Dans leurs rapports, les Commissions des institutions politiques du Conseil national et du Conseil des États ont toutes deux proposé de ne pas donner suite à l'initiative. Elles ont fait valoir que le maintien de la représentation proportionnelle des partis était le critère le plus important concernant l'élection des membres des tribunaux fédéraux13 et qu'il revenait aux partis de présenter et de défendre efficacement des candidatures féminines14. Ces considérations mettent en éviRS 173.110 FF 2018 4713; le Conseil national a adopté le projet le 13 mars 2019, le Conseil des États n'est pas entré en matière le 17 décembre 2019.

FF 2018 4734 s.

Initiative parlementaire 17.484 Comte. Pour une représentation équitable des genres dans les autorités fédérales.

Rapport de la Commission des institutions politiques du Conseil national du 22 février 2019 concernant l'iv.pa. 17.484.

Rapport de la Commission des institutions politiques du Conseil des États du 18 janvier 2018 concernant l'iv.pa. 17.484.

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dence l'importance que le Parlement accorde aux partis politiques lors de l'élection des juges. La Chambre haute a donné suite à l'initiative parlementaire le 14 mars 2018 alors que la Chambre basse l'a rejetée le 4 mars 2019.

­

Lors des délibérations sur la loi fédérale sur le Tribunal pénal fédéral, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États a examiné de manière approfondie la question de la surveillance des tribunaux fédéraux et celle de l'élection des juges. Dans son rapport additionnel du 16 novembre 200115, elle a proposé l'institution d'un Conseil de la magistrature. Dans la foulée, elle a élaboré un projet de loi (projet de loi fédérale sur le Conseil de la magistrature16). Le Conseil de la magistrature aurait agi en complément de l'Assemblée fédérale et aurait constitué une sorte de pont entre le Parlement et les tribunaux. Conçu comme un organe auxiliaire de l'Assemblée fédérale, il aurait participé à la préparation de l'élection et de la réélection des juges du Tribunal fédéral, du Tribunal pénal fédéral et du Tribunal militaire de cassation et aurait déchargé l'Assemblée fédérale dans l'exercice de la haute surveillance sur le Tribunal pénal fédéral (art. 1 du projet de loi). La compétence électorale de l'Assemblée fédérale et la haute surveillance qu'elle exerce n'auraient pas été touchées. Le Conseil de la magistrature devait garantir que les personnes élues comme juges satisfassent au mieux aux exigences professionnelles et personnelles de leur fonction. Le Conseil des États a refusé l'institution du Conseil de la magistrature le 19 mars 2002.

Le Parlement a donc déjà délibéré de questions apparentées aux objectifs visés par l'initiative au cours des années passées, mais les projets en question n'ont pas obtenu de soutien politique suffisant.

2.3

Réglementations cantonales

Il n'existe dans aucun canton de système de désignation des juges par tirage au sort.

Dans 15 cantons, c'est le peuple qui élit les juges des tribunaux de première instance, dans 9 autres il s'agit du parlement. Dans les cantons de Vaud et du Valais, ils sont élus par le Tribunal cantonal.

Les juges de deuxième instance sont élus par le peuple dans 8 cantons et par le parlement dans 17 cantons. Dans le canton de Schwyz, le président du tribunal est élu par le parlement, les autres juges par les citoyens.

Dans tous les cantons, les organes qui élisent les juges respectent le principe de la représentation proportionnelle des partis, même si celui-ci n'est pas prescrit par la loi17. Il est également usuel que les juges élus versent une contribution au parti qui les a soutenus. Aucun canton n'interdit la contribution des élus.

15

16 17

Révision totale de l'organisation judiciaire fédérale, rapport additionnel de la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats relatif au projet de loi fédérale sur le Conseil de la magistrature; www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2002/1128.pdf Projet de loi: www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2002/1146.pdf Voir à ce sujet Giuliano Racioppi, Die moderne «Paulette»: Mandatssteuern von Richterinnen und Richtern, in «Justice ­ Justiz ­ Giustizia» 2017/3, et les autres références citées.

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S'agissant de la durée de fonction, seul le canton de Fribourg élit les membres du pouvoir judiciaire pour une durée indéterminée (jusqu'à l'âge de 65 ans révolus)18.

Aucune procédure de réélection n'est de ce fait prévue, mais il existe une procédure de révocation. Dans tous les autres cantons, sauf celui du Tessin, la durée de fonction des juges varie entre 4 et 6 ans: elle est de 4 ans dans 15 cantons, de 5 ans dans 2 cantons et de 6 ans dans 7 autres. Au Tessin, les juges sont élus par le parlement cantonal pour une durée de 10 ans. Tous les cantons sauf Fribourg prévoient une procédure de réélection par le même organe que lors de la première élection.

Alors qu'aucun canton ne tire ses juges au sort, ils sont plusieurs à recourir à une commission spécialisée intervenant en amont. Les cantons de Fribourg, de Genève, du Jura et du Valais se sont dotés d'un conseil de la magistrature chargé de préparer les élections et de donner un préavis sur les candidatures. Dans le canton du Tessin, un groupe d'experts indépendants examine les candidatures et donne des recommandations de vote. Dans les autres cantons où les juges sont élus par le parlement, la préparation des élections relève d'une commission parlementaire, comme à l'échelon fédéral. Voici quelques exemples de commissions spécialisées:

18

19 20 21 22 23 24

­

Le Conseil de la magistrature du canton de Fribourg est une autorité indépendante de surveillance du pouvoir judiciaire19. Il est composé de 9 membres (2 députés, 2 experts externes, 3 représentants de la justice et 2 autres membres) qui sont élus par le Grand Conseil pour 5 ans. Le Conseil de la magistrature préavise à l'intention du Grand Conseil les candidatures aux postes du pouvoir judiciaire et du Ministère public, en se fondant sur la formation, l'expérience professionnelle et les qualités personnelles des candidats20.

­

Dans le canton de Genève, le Conseil supérieur de la magistrature évalue les compétences des candidats avant chaque élection du pouvoir judiciaire et formule un préavis à l'intention des citoyens qui élisent les juges de première et deuxième instance21. Composé de 7 à 9 membres22, il exerce la surveillance sur les magistrats du pouvoir judiciaire. Seule une minorité de ses membres peut être issue du pouvoir judiciaire23.

­

Dans le canton du Jura, le Conseil de surveillance de la magistrature prépare l'élection des magistrats de l'ordre judiciaire et donne un préavis à l'intention du Parlement. Il tient compte de la formation, de l'expérience professionnelle et des qualités personnelles des candidats24. Le Parlement élit les juges de première et de deuxième instances. Le Conseil de surveillance de la

Art. 121, al. 2, de la Constitution du canton de Fribourg (RS 131.219); voir Pascal Mahon / Roxanne Schaller, Le système de réélection des juges: évidence démocratique ou épée de Damoclès? Justice ­ Justiz ­ Giustizia 2013/1, no 18 Art. 125 de la constitution du canton de Fribourg (RS 131.219) Art. 126b et 128 de la constitution du canton de Fribourg (RS 131.219) Art. 127 de la constitution de la République et canton de Genève (RS 131.234) Pour la composition, voir l'art. 17 de la loi sur l'organisation judiciaire, recueil systématique genevois E 2 05.

Art. 125 et 126 de la constitution de la République et canton de Genève (RS 131.234) Art. 8, 8a et 8b de la loi d'organisation judiciaire du 23 février 2000 du canton du Jura (recueil systématique de la République et canton du Jura 181.1).

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magistrature est composé de représentants des autorités politiques, des autorités judiciaires et de l'ordre des avocats.

­

Le canton du Valais a adopté une loi prévoyant l'institution d'un Conseil de la magistrature. Ce conseil sera entre autres responsable d'émettre à l'intention du Grand Conseil, en collaboration avec la commission de justice, des recommandations en vue des élections des juges et procureurs cantonaux.

9 membres le composeront (des représentants de l'ordre des avocats, des autorités judiciaires, du parlement et 2 autres membres disposant de connaissances spéciales25).

­

Dans le canton du Tessin, le Grand Conseil élit les juges cantonaux. Une commission d'experts indépendants, composée de 5 membres, donne un préavis après avoir examiné les candidatures. Les membres du Conseil d'État, du Grand Conseil, du pouvoir judiciaire cantonal, du Conseil de la magistrature et des employés cantonaux ne peuvent pas siéger dans la commission26.

Les cantons tiennent compte des qualités personnelles et professionnelles nécessaires à la fonction de juge. Les exigences légales en la matière varient fortement: si les candidats à un poste de juge à plein temps dans les cantons de Glaris, de Neuchâtel, de Nidwald ou de Thurgovie doivent simplement être domiciliés dans le canton et y jouir du droit de vote, la majorité des autres cantons fixent des critères supplémentaires, comme une formation juridique, le brevet d'avocat, un casier judiciaire vierge ou la parfaite maîtrise de 2 langues officielles 27.

2.4

Contexte international

2.4.1

Législation d'autres pays

S'agissant de la durée de fonction, les juges sont élus jusqu'à l'âge légal de la retraite et selon le principe d'inamovibilité dans 44 des 47 États membres du Conseil de l'Europe28. Seuls Andorre, le Liechtenstein et la Suisse élisent les juges de leur tribunal de dernière instance pour une durée limitée à 4 ou 6 ans.

L'autorité chargée d'élire les juges est l'exécutif dans la plupart des États membres du Conseil de l'Europe et aux États-Unis, l'approbation du législatif étant parfois nécessaire. Aux États-Unis, par exemple, le président nomme les juges fédéraux avec l'approbation de la majorité du Sénat. En Allemagne, les juges de la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) sont nommés pour moitié par la Chambre basse (Bundestag) et pour moitié par la Chambre haute (Bundesrat)29.

En France, un tiers des juges du Conseil constitutionnel sont nommés par le prési25 26 27 28 29

Pour la composition, voir les art. 5 et 6 de la loi du 13 septembre 2019 sur le Conseil de la magistrature (pas encore entrée en vigueur).

Art. 5 legge sull'organizzazione giudiziaria (raccolta delle leggi del Cantone Ticino 177.100).

Pour une vue d'ensemble, voir Georg Grundstäudl, Die Richtermacher: Anforderungen, Akteure und Modelle der Richterauswahl, Justice - Justiz - Giustizia 2019/2, no 17.

Rapport de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ), Systèmes judiciaires européens, Efficacité et qualité de la justice, édition 2018, p. 119.

Gesetz über das Bundesverfassungsgericht du 12 mars 1951, § 5.

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dent de la République, un tiers par le président de l'Assemblée nationale et le dernier tiers par le président du Sénat30. En Autriche, le président nomme les membres de la cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) sur proposition du gouvernement pour certains membres, et sur proposition de la Chambre basse (Nationalrat) ou de la Chambre haute (Bundesrat) pour les autres31.

À de rares exceptions près, la plupart des membres du Conseil de l'Europe procèdent à une présélection des candidatures, le plus souvent par un organe spécialisé indépendant, dans lequel peuvent siéger des représentants de la politique. En Allemagne, par exemple, une commission constituée entre autres de parlementaires (Richterwahlausschuss) procède à la sélection32. Aux États-Unis, l'audition et la nomination des candidats au poste de juge fédéral est de la compétence d'une commission essentiellement politique, le Senate Judiciary Committee.

Quant à la contribution des élus, elle est unique en Europe et probablement à l'échelle mondiale selon Giuliano Racioppi33. Dans la plupart des pays, ce lien entre juges et partis politiques violerait probablement le principe de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Cette spécificité suisse peut s'expliquer par le fait que les partis politiques ne sont pas financés par des fonds publics, alors que d'autres pays versent des aides financières à leurs partis politiques; c'est notamment le cas en Allemagne, en Autriche, en Italie et en France34.

2.4.2

Recommandations du GRECO

Le Groupe d'États contre la corruption (GRECO) soutient la lutte contre la corruption dans les États membres à travers un processus d'évaluation par des pairs. Le GRECO a été créé par le Conseil de l'Europe en 1999. En ratifiant la Convention pénale du 27 janvier 1999 sur la corruption35 en 2006, la Suisse est automatiquement devenue membre du GRECO.

Le GRECO soumet ses 50 États membres à des évaluations dans les domaines de la prévention et de la lutte contre la corruption, comprenant également l'intégrité des institutions. Le rapport d'évaluation qui en résulte contient des recommandations dont la mise en oeuvre fait l'objet de rapports de conformité.

Lors du Quatrième cycle d'évaluation, le GRECO a examiné la prévention de la corruption des parlementaires, juges et procureurs dans les États membres. Dans le rapport d'évaluation de 2016 concernant la Suisse, le GRECO a émis douze recom-

30 31 32

33 34 35

Constitution du 4 octobre 1958, art. 56 Art. 134 Bundes-Verfassungsgesetz vom 19. Dezember 1945 La vue d'ensemble est tirée pour l'essentiel du rapport de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ), Système judiciaires européens, Efficacité et qualité de la justice, édition 2018.

Giuliano Racioppi, Die moderne «Paulette»: Mandatssteuern von Richterinnen und Richtern, in «Justice ­ Justiz ­ Giustizia», 2017/3, p. 4.

Message du 29 août 2018 concernant l'initiative sur la transparence, ch. 2.1.2, FF 2018 5675 5683 s.

RS 0.311.55

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mandations36. Ce sont les recommandations touchant les tribunaux qui sont intéressantes dans le présent contexte (notamment les recommandations vi et vii). La recommandation vi porte sur la prise de mesures destinées à renforcer et à rendre plus effectives la qualité et l'objectivité du recrutement des juges au sein des juridictions de la Confédération. Par la recommandation vii, le GRECO recommande de (i) supprimer la pratique consistant pour les juges des tribunaux de la Confédération à verser une partie fixe ou proportionnelle du montant de leur traitement aux partis politiques; (ii) veiller à ce qu'aucune non-réélection des juges des tribunaux de la Confédération par l'Assemblée fédérale ne soit motivée par les décisions prises par ces juges; (iii) envisager de réviser ou de supprimer la procédure de réélection de ces juges par l'Assemblée fédérale.

Dans le premier rapport de conformité concernant la Suisse37, publié le 13 juin 2019, le GRECO constate qu'en matière d'indépendance des juges, des mesures doivent encore être prises. Il a reconnu que le gouvernement et le parlement avaient tous deux examiné la question de la procédure de recrutement à la lumière de la recommandation, mais il estime que le risque de non-réélection pour des raisons politiques subsiste et que le maintien des contributions aux partis politiques prélevées sur les traitements des juges viole le principe de l'indépendance du pouvoir judiciaire.

La Suisse est censée informer le GRECO d'ici à l'automne 2020 de l'état de la mise en oeuvre des recommandations. Le GRECO établira sur cette base, en 2021, un deuxième rapport de conformité concernant la Suisse.

3

Buts et contenu de l'initiative

3.1

Buts visés

Les auteurs de l'initiative visent l'indépendance des juges fédéraux par rapport aux partis politiques, tant lors de la nomination que de l'élection et de la réélection. Les qualifications professionnelles et personnelles doivent primer, et non l'affiliation à un parti politique. Les juges fédéraux doivent pouvoir prendre leurs décisions sans être exposés à des conflits d'intérêts ou à des influences politiques. Les auteurs de l'initiative entendent également améliorer la confiance de la population envers le Tribunal fédéral et en fin de compte renforcer le système démocratique.

3.2

Réglementation proposée

L'initiative sur la justice comporte 4 éléments clés: (i) la désignation des juges fédéraux par tirage au sort, (ii) la présélection des candidatures par une commission spécialisée nommée par le Conseil fédéral, (iii) une durée de fonction unique, prenant fin 5 ans après que le juge a atteint l'âge ordinaire de la retraite, (iv) la révoca36 37

Quatrième cycle d'évaluation, Rapport d'évaluation Suisse, adopté par le GRECO le 2 décembre 2016.

Quatrième cycle d'évaluation, Rapport de conformité Suisse, adopté par le GRECO le 22 mars 2019.

6620

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tion d'un juge par l'Assemblée fédérale s'il n'est plus capable d'exercer sa fonction ou s'il a gravement violé ses devoirs de fonction.

3.3

Commentaire et interprétation du texte de l'initiative

L'initiative sur la justice prévoit, d'une part, de modifier la Constitution fédérale aux art. 145 (Durée de fonction) et 168, al. 1 (Élection par l'Assemblée fédérale) et, d'autre part, d'ajouter un nouvel art. 188a (Désignation des juges au Tribunal fédéral) et une disposition transitoire (art. 197, ch. 12).

Art. 145, al. 1 La durée de fonction des juges fédéraux est aujourd'hui de 6 ans (art. 145, 2e phrase, Cst.). La période de fonction s'achève à la fin de l'année où un juge atteint l'âge de 68 ans (art. 9, al. 2, LTF). Selon le texte de l'initiative, la durée de fonction des juges au Tribunal fédéral prend fin 5 ans après qu'ils ont atteint l'âge ordinaire de la retraite (art. 145, al. 1, 2e phrase), soit à 69 ans révolus pour les femmes et à 70 ans révolus pour les hommes, l'âge ordinaire de la retraite étant fixé dans la loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l'assurance-vieillesse et survivants (LAVS)38 à 64 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes (voir l'art. 21, al. 1, let. a et b, LAVS).

La 1re phrase de l'art. 145 Cst., qui fixe la durée de fonction des membres du Conseil national et du Conseil fédéral ainsi que du chancelier ou de la chancelière de la Confédération à 4 ans, reste inchangée. La modification de la 2 e phrase qui est proposée par l'initiative exigerait l'adaptation de l'art. 9 LTF.

La modification de la durée de fonction au sens de l'initiative et l'introduction de l'art. 188a pourraient changer la portée de l'art. 143 Cst., qui dispose que tout citoyen ayant le droit de vote est éligible au Conseil national, au Conseil fédéral et au Tribunal fédéral, soit toute personne majeure qui a la nationalité suisse et ayant l'exercice des droits civils (art. 136, al. 1, Cst.). La Constitution ne mentionnait pas jusqu'ici d'autres critères d'éligibilité39. Suite à l'ajout de l'art. 188a Cst., les conditions posées à l'art. 143 Cst. ne seraient plus exhaustives, vu que les juges du Tribunal fédéral devraient également justifier des aptitudes professionnelles et personnelles nécessaires et être âgés de moins de 70 ans pour les hommes et de moins de 69 ans pour les femmes.

Art. 145, al. 2 La procédure de révocation prévue par le nouvel al. 2 est la conséquence logique de la non-limitation de la durée de fonction et de la suppression de la réélection.

L'Assemblée fédérale siégeant en conseils réunis peut, sur proposition du Conseil fédéral, révoquer à la majorité des votants le juge au Tribunal fédéral qui aurait violé

38 39

RS 831.10 Voir Lukas Schaub, Art. 143 Wählbarkeit, in Waldmann/Belser/Epiney (édit.), Bundesverfassung [Commentaire bâlois], Bâle 2015, p. 2247 ss., no 6 p. 2249 avec d'autres références.

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gravement ses devoirs de fonctions (let. a) ou perdu durablement la capacité d'exercer sa fonction (let. b).

Il existe des règles de révocation analogues au plan fédéral concernant les juges du Tribunal administratif fédéral, du Tribunal fédéral des brevets et du Tribunal pénal fédéral. C'est ainsi que les art. 10 de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal administratif fédéral (LTAF)40, 14 de la loi du 20 mars 2009 sur le Tribunal fédéral des brevets (LTFB)41 et 49 de la loi du 19 mars 2010 sur l'organisation des autorités pénales (LOAP)42 autorisent l'Assemblée fédérale à révoquer un juge avant la fin de sa période de fonction s'il a violé gravement ses devoirs de fonction de manière intentionnelle ou par négligence grave, ou s'il a durablement perdu la capacité d'exercer sa fonction. Ces dispositions, les travaux préparatoires correspondants et la doctrine pertinente contribuent à déterminer ce que l'on entend par «violation grave des devoirs de fonction» et par «perte durable de la capacité d'exercer la fonction» au sens des let. a et b.

Les devoirs de fonction dépendent des tâches dévolues au juge (jurisprudence, activité relevant de l'administration de la justice et fonction de surveillance) et peuvent être décrits comme suit: obligation de s'acquitter des tâches qu'implique la fonction (notamment prise de décision indépendante et impartiale), obligation de garder le secret, devoir de fidélité, restriction du droit d'exercer des activités accessoires, interdiction d'accepter des dons ou d'autres avantages 43. Pour être relevé de ses fonctions, un juge doit gravement violer ses devoirs. Une mise sous tutelle est un exemple de situation qui entraînerait certainement une perte durable de la capacité d'exercer la fonction44. Une personne gravement malade ou qui aurait commis une infraction grave sans rapport avec son activité professionnelle pourrait aussi être jugée incapable d'exercer sa fonction. On trouve une règle comparable à l'art. 140a, al. 3, LParl sur la constatation de l'incapacité d'un membre du Conseil fédéral ou du chancelier de la Confédération à exercer sa fonction: l'incapacité est admise lorsque la personne concernée n'est manifestement plus en mesure d'exercer sa fonction en raison de graves problèmes de santé ou d'autres motifs l'empêchant d'occuper son poste (let. a), que
cette situation est vraisemblablement appelée à durer (let. b) et que la personne concernée n'a pas démissionné en bonne et due forme dans un délai raisonnable (let. c).

Contrairement aux juges des autres tribunaux fédéraux, un juge du Tribunal fédéral ne pourrait être révoqué par l'Assemblée fédérale que sur proposition du Conseil fédéral.

Les actes de l'Assemblée fédérale et du Conseil fédéral ne peuvent pas être portés devant le Tribunal fédéral sauf exception prévue par la loi (art. 189, al. 4, Cst.). Le 40 41 42 43

44

RS 173.32 RS 173.41 RS 173.71 Voir Konrad Sahlfeld, Art. 14 Amtsenthebung, in Calame/Hess-Blumer/Stieger (édit.), Patentgerichtsgesetz, Bâle 2013, p. 182 ss, no 6 p. 183; thème traité de manière exhaustive dans l'avis de droit de l'Office fédéral de la justice du 23 octobre 2007 sur les devoirs de fonction des juges des tribunaux fédéraux de première instance (en allemand avec regeste en français), JAAC 2008.24, p. 306 ss.

Voir Konrad Sahlfeld, op. cit., no 8 s. ad art. 14.

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fait que le Parlement n'est pas une autorité judiciaire au sens des art. 29a Cst. et 6, al. 1, de la convention européenne des droits de l'homme (CEDH)45 est un point qu'il faudrait prendre en compte lors de la mise en oeuvre de l'initiative sur la justice, de même que le respect des droits fondamentaux et des droits de procédure qui doit être garanti pendant la procédure de révocation (par ex. droit d'être entendu, principe de la bonne foi ou encore droit de recours au sens de l'art. 13 CEDH)46. La révocation du juge d'un tribunal fédéral de première instance par l'Assemblée fédérale en application du droit en vigueur pose des problèmes analogues, même si la situation est un peu moins grave pour la personne concernée dans ce cas, car la révocation porte sur une période moins longue, correspondant à la fin de la période de fonction. Il n'existe pas de droit à la réélection.

Art. 168, al. 1 Cette disposition précise que l'Assemblée fédérale élit les membres du Conseil fédéral, le chancelier ou la chancelière et le général; les juges du Tribunal fédéral, qui figurent dans l'article en vigueur, ne sont plus mentionnés.

Art. 188a, al. 1 Cet alinéa constitue le coeur de l'initiative. Il énonce le principe que les juges du Tribunal fédéral sont désignés par tirage au sort. Il charge la Confédération de prévoir les modalités du tirage au sort en veillant à une représentation équitable des langues officielles. Conformément à l'art. 70, al. 1, Cst., les langues officielles de la Confédération sont l'allemand, le français et l'italien, de même que le romanche pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche (voir également l'art. 54 LTF concernant la langue de procédure au Tribunal fédéral). Le texte de l'initiative ne précise pas comment la procédure doit être conçue pour garantir une représentation équitable des langues officielles. On pourrait imaginer qu'un tirage au sort soit organisé pour chaque langue, le Conseil fédéral fixant par exemple des quotas.

Art. 188a, al. 2 L'al. 2 fixe les critères d'admission au tirage au sort. Il s'agit de critères objectifs, à savoir l'aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction de juge au Tribunal fédéral. Comme le montrent les bases légales cantonales, on entend par aptitude professionnelle une formation
complète en droit, en particulier un diplôme de droit d'une université suisse, un brevet d'avocat et plusieurs années d'expérience professionnelle. L'aptitude personnelle comprend par exemple un casier judiciaire vierge et la parfaite maîtrise de 2 langues officielles.

45 46

RS 0.101 Voir aussi le ch. 4.3 du présent message.

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Art. 188a, al. 3 Une commission spécialisée décide de l'admission des candidats au tirage au sort.

Comme une représentation équitable des langues doit être garantie, la commission doit également tenir compte du critère de la langue lors de l'admission au tirage au sort. L'initiative ne mentionne pas d'autres critères comme la représentation équitable des genres, des cantons ou des partis politiques.

Le Conseil fédéral nomme les membres de la commission pour un mandat unique de 12 ans. Le texte de l'initiative ne fournit aucune indication sur la composition de la commission ni sur le nombre de membres qui doivent la constituer, il ne précise pas les critères de nomination ni les attributions de la commission. Il mentionne simplement que ses membres «sont indépendants des autorités et des organisations politiques dans l'exercice de leur activité», ce qui correspond à la définition générale donnée par le droit fédéral, selon laquelle une commission ou une autorité doit être indépendante dans l'exercice de ses tâches (voir par ex. l'art. 96 de la loi fédérale du 29 septembre 2017 sur les jeux d'argent47 concernant la Commission fédérale des maisons de jeu). Toute commission et ses membres doivent pouvoir exercer leur activité sans recevoir de directives. S'agissant de l'indépendance, le comité d'initiative indique que la commission «peut par exemple être composée de juristes expérimentés et indépendants qui enseignent (membres du corps professoral), exercent dans des juridictions (juges) ou des études (avocates et avocats)».

Art. 197, ch. 12 La disposition transitoire précise que les juges au Tribunal fédéral qui sont en fonction peuvent le rester jusqu'à la fin de l'année où ils atteignent l'âge de 68 ans. Il faudra éventuellement expliquer la différence entre la durée de fonction des juges nommés selon le droit en vigueur (68 ans) et celle des juges désignés par tirage au sort (69 ans pour les femmes, 70 ans pour les hommes). Nous supposons que les auteurs de l'initiative entendaient laisser aux juges en fonction les mêmes possibilités que celles prévues par le droit en vigueur, à savoir travailler jusqu'à la fin de l'année où ils atteignent l'âge de 68 ans.

4

Appréciation de l'initiative

4.1

Appréciation des objectifs de l'initiative

Le Conseil fédéral n'est pas insensible à certaines préoccupations des auteurs de l'initiative. Les juges sont dans une certaine relation d'antagonisme entre le fait qu'ils doivent garantir un exercice de leur fonction qui soit «impartial» et «sans parti pris qui puisse être fondé sur des intérêts ou des liens personnels, sociaux ou politiques»48 et le risque abstrait, lié au principe de l'affiliation à un parti et à la procédure de réélection après six ans, de ne plus être soutenus par leur parti et de ne plus 47 48

RS 935.51 Usages au sein du collège des juges du Tribunal fédéral, Cour plénière du 12 novembre 2018 et du 13 juin 2019, chap. II, ch. 1 et 2; www.bger.ch/files/live/sites/bger/files/pdf/ Publikationen/GB/BGer/de/Version_Internet_2019.pdf

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être réélus par l'Assemblée fédérale pour avoir rendu des arrêts peu compatibles avec la ligne du parti. En pratique, il n'y a jamais eu de non-réélection de juges.

Mais la pression que peuvent exercer les partis et les parlementaires sur un magistrat en menaçant de ne pas le réélire est problématique.

C'est ainsi qu'un juge fédéral a par exemple été critiqué par son parti dans l'affaire concernant l'entraide judiciaire avec les États-Unis (affaire UBS) parce qu'il n'avait pas rendu un arrêt correspondant à la politique du parti49. Un autre arrêt du Tribunal fédéral, rendu en 1990 au sujet des crucifix dans les salles de classe, a également suscité des discussions concernant l'indépendance des juges fédéraux. 3 d'entre eux ont perdu des voix lors de leur réélection parce qu'ils avaient estimé que la présence de crucifix dans les écoles publiques violait le principe de la neutralité confessionnelle de l'État50.

Dans ces cas et d'autres cas analogues, la procédure d'élection et de réélection des juges avait été critiquée. L'initiative sur la justice vise à rompre ces rapports d'antagonisme en recourant au tirage au sort pour désigner les juges et en supprimant la procédure de réélection.

S'il a de la compréhension pour certains arguments des auteurs de l'initiative, le Conseil fédéral estime toutefois que les mesures proposées ne permettent pas d'atteindre les buts visés. La désignation par tirage au sort aboutit à une sélection aléatoire plutôt qu'au choix du meilleur candidat. Qui plus est, elle constitue une procédure jusqu'ici inconnue en droit suisse. Ni la Confédération, ni les cantons ne procèdent à des élections de juges par ce moyen. Aujourd'hui, les juges du Tribunal administratif fédéral, du Tribunal pénal fédéral et du Tribunal fédéral des brevets sont élus par l'Assemblée fédérale, et ceux des tribunaux cantonaux par les parlements cantonaux ou par le peuple. Les candidats au poste de juge au Tribunal fédéral sont souvent déjà juges dans des instances inférieures, ou l'ont été, et sont donc déjà passés, avant même leur élection au Tribunal fédéral, par des procédures de nomination impliquant les partis politiques. La désignation par tirage au sort ne serait donc pas forcément synonyme d'une plus grande indépendance. Même s'ils ne sont pas affiliés à un parti, les juges resteraient
exposés à une multitude d'autres influences susceptibles d'avoir un impact sur la jurisprudence, comme le contexte familial, social, professionnel, religieux ou personnel. Leur affiliation à un parti n'est qu'un élément parmi d'autres. Les juges sont des êtres humains, donc des individus sociaux, ils ne se retirent pas dans leur tour d'ivoire51. Le Tribunal fédéral retient également que des influences, comme les moeurs, les habitudes, les jugements de valeur, l'opinion publique ou des événements politiques, agissent sur l'indépendance des jugements et peuvent restreindre la liberté intérieure du juge; aucun juge ne sera jamais libre de ce type d'influences, et ce ne serait d'ailleurs pas non plus souhaitable, car on attend du juge à juste titre qu'il ait une certaine expérience de la vie et de la nature humaine52. Le système d'élection actuel, et notamment le critère de l'appartenance politique, qui est en principe pris en compte et vise une représenta49 50 51 52

Niccolò Raselli, Justiz-Initiative, Revue de droit suisse (RDS), 2019, p. 273 Pour avoir une vue d'ensemble des affaires problématiques, voir Giovanni Biaggini, BV Kommentar, 2e édition, Zurich 2017, no 13 ad art. 188 Cst.

Regina Kiener, Richterliche Unabhängigkeit, Berne 2001, p. 65 s.

ATF 105 Ia 157, consid. 6a, p.162 s.

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tion proportionnelle des partis, ont au moins le mérite de garantir une certaine représentation des différentes valeurs politiques et sociétales au Tribunal fédéral et de les rendre apparentes.

4.2

Conséquences en cas d'acceptation

4.2.1

Adaptation de la législation

Si l'initiative sur la justice est acceptée, le nouveau droit constitutionnel oblige la Confédération à édicter les dispositions d'exécution nécessaires. Le législateur devra concrétiser la procédure de tirage au sort, soit définir des règles concernant la commission spécialisée et les modalités de la procédure, comme le précisent les auteurs de l'initiative: «Il appartient en principe au Parlement, au Conseil fédéral et au Tribunal fédéral d'organiser concrètement le tirage au sort sur la base du nouvel article constitutionnel»53.

Le législateur devra définir à la fois la composition et les attributions de la commission spécialisée. Il faudra fixer les critères dont le Conseil fédéral devra tenir compte pour nommer les membres de la commission pour les 12 ans que dure leur mandat unique. Les membres devront être «indépendants des autorités et des organisations politiques dans l'exercice de leur activité», comme le précise le texte de l'initiative.

Il faudra définir dans la loi ce qu'on entend par autorités et organisations politiques (voir ch. 3.3, remarques au sujet de l'art. 188a, al. 3, Cst.). Les modalités du tirage au sort devront être arrêtées par l'Assemblée fédérale et le Conseil fédéral. La seule condition d'admission au tirage au sort est l'aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction de juge au Tribunal fédéral. Le législateur devra préciser ce que cela signifie. Le comité d'initiative indique que pour pouvoir participer à un tirage au sort, il faut notamment avoir une formation juridique complète et plusieurs années d'expérience professionnelle, bénéficier d'une réputation irréprochable et être fiable54. Il faudra également légiférer sur la protection juridique en cas de décision refusant l'admission au tirage au sort, et les effets du refus sur le tirage au sort prévu. Dans le cas où la commission spécialisée refuserait à un candidat de participer au tirage au sort, le texte de l'initiative ne prévoit pas de moyen de recours ­ mais il ne l'exclut pas non plus. Au vu des droits que la Constitution et la CEDH confèrent aux personnes concernées, il faudrait vraisemblablement instaurer une protection juridique.

L'initiative mentionne uniquement la prise en compte des langues officielles comme condition à respecter lors du tirage au sort, sans préciser comment le
législateur devra garantir leur représentation équitable au Tribunal fédéral. La question de savoir si d'autres critères importants, comme la représentation équitable des genres, des cantons ou des partis, doivent être respectés est laissée sans réponse.

53

54

Site Internet des auteurs de l'initiative sur la justice, Questions et réponses, question 13: www.justiz-initiative.ch/fr/initiative/questionsreponses.html (page consultée le 11 février 2020).

Site Internet des auteurs de l'initiative sur la justice, Questions et réponses, question 9 (page consultée le 11 février 2020).

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L'initiative sur la justice ne détermine pas non plus combien de candidats devront être présentés par poste vacant, ni s'il sera possible de désigner tacitement le seul candidat en lice55. La commission spécialisée pourrait ainsi fortement influencer la désignation des juges au Tribunal fédéral, au point de vider de son sens le tirage au sort. Inversement, plus le nombre de candidats est grand, moins la personne la mieux qualifiée aura de chances d'être tirée au sort. La Confédération devra régler toutes ces questions liées à la procédure de sélection, et d'autres encore, soit dans une loi, soit dans une ordonnance, et veiller à définir clairement les compétences de la commission spécialisée pour que son pouvoir ne soit pas trop étendu.

La nouvelle compétence du Parlement, lui permettant de révoquer un juge sur proposition du Conseil fédéral, devra être conçue de manière à garantir le respect des droits fondamentaux des juges concernés et des droits de procédure (droit d'être entendu, droit à un tribunal indépendant, bonne foi, etc.) ainsi que des engagements internationaux de la Suisse (voir à ce propos le ch. 4.3).

Pour mettre en oeuvre l'initiative, il faudra adapter notamment la LTF et la LParl.

L'art. 5 LTF, qui dispose que c'est l'Assemblée fédérale qui élit les juges, devra être reformulé pour exprimer que les juges sont désignés par tirage au sort (al. 1) et que quiconque (i) a le droit de vote en matière fédérale, (ii) a l'aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction et (iii) a été admis au tirage au sort par la commission spécialisée est éligible (al. 2). L'art. 9, al. 1, LTF, concernant la durée de fonction, devra être modifié de manière à préciser que celle-ci prend fin 5 ans après que le juge a atteint l'âge ordinaire de la retraite. L'al. 2 en vigueur, qui fixe la fin de la période de fonction, ne sera plus nécessaire et pourra dès lors être abrogé (voir aussi la disposition transitoire prévue par l'initiative à l'art. 197, ch. 12, Cst.). Dans la LParl, ce sont notamment les art. 40a sur la Commission judiciaire et 135 ss sur l'élection des juges fédéraux par l'Assemblée fédérale qui devront être adaptés.

4.2.2

Conséquences possibles sur les finances des partis politiques

Il est vraisemblable que l'acceptation de l'initiative sonne le glas de la contribution des élus payée par les juges fédéraux. Aujourd'hui, les juges fédéraux et cantonaux versent un montant déterminé ou un pourcentage de leur traitement à leur parti, qui varie d'un parti à l'autre. Une enquête menée par Giuliano Racioppi56 auprès des partis fédéraux et des juges des tribunaux fédéraux a donné les résultats suivants57: le montant versé par un juge fédéral à son parti va de 3000 à 26 000 francs par an.

Les Verts, le Parti socialiste et le Parti Vert'libéral exigent les montants les plus élevés, le Parti libéral-radical les plus bas. La plupart des juges considèrent que le versement de la contribution est obligatoire, même s'ils n'ont pas passé de conven55 56 57

Andreas Glaser, Die Justiz-Initiative: Besetzung des Bundesgerichts im Losverfahren?

Pratique Juridique Actuelle (PJA), 2018(10): pp. 1251 à 1260.

Giuliano Racioppi, Die moderne «Paulette»: Mandatssteuern von Richterinnen und Richtern, publiziert in «Justice ­ Justiz ­ Giustizia», 2017/3, p. 4.

Giuliano Racioppi, Die moderne «Paulette»: Mandatssteuern von Richterinnen und Richtern, publiziert in «Justice ­ Justiz ­ Giustizia», 2017/3, p. 21 ss.

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tion écrite à ce sujet. La contribution des élus est donc une source de revenu importante pour certains partis. Or les juges du Tribunal fédéral ne seraient plus soumis à aucune pression pour la payer en cas d'acceptation de l'initiative. Ils pourraient toujours le faire sur une base volontaire, à moins que le législateur n'interdise le versement de ce type de contribution ou de prestations comparables aux partis politiques.

4.2.3

Conséquences financières pour la Confédération

L'acceptation de l'initiative entraînerait probablement des frais supplémentaires en lien avec la création de la commission spécialisée prévue à l'art. 188a, al. 3, Cst. Ils seraient constitués des frais de fonctionnement du secrétariat permanent et des indemnités à verser aux membres de la commission. Deux commissions aux tâches analogues coexisteraient vraisemblablement à l'échelon fédéral, car la Commission judiciaire se compose exclusivement de parlementaires et ne constitue de ce fait pas une commission spécialisée. Les coûts de la nouvelle commission dépendront du nombre de séances prévues, du nombre de membres qui la composeront et de ses attributions. Choisir les candidats sera pour elle une tâche plus compliquée que pour la Commission judiciaire, à laquelle les partis proposent des candidats. Autre différence: la commission spécialisée sera nommée par le Conseil fédéral alors que les membres de la Commission judiciaire sont nommés par l'Assemblée fédérale, Chambres réunies.

4.3

Compatibilité avec les obligations internationales de la Suisse

L'initiative sur la justice a des implications sur obligations internationales de la Suisse, plus précisément sur celles découlant de la CEDH et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte II de l'ONU)58, en ce sens qu'elle habilite l'Assemblée fédérale à révoquer un juge du Tribunal fédéral sur proposition du Conseil fédéral. En vertu de l'art. 6, al. 1, CEDH (et de l'art. 14, ch. 1, du Pacte II de l'ONU, qui est formulé de façon analogue) toute personne ­ donc également un juge ­ «a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera [...] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil». Les procédures de révocation des juges sont également considérées comme des contestations portant sur des droits de caractère civil 59. Dans son arrêt sur l'affaire Volkov contre l'Ukraine, la Cour européenne des droits de l'homme a retenu que «les débats en séance plénière n'étaient pas le lieu approprié pour examiner des questions de fait et de droit, apprécier les éléments de preuve et procéder à une qualification juridique 58 59

RS 0.103.2 Arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Baka contre la Hongrie (Grande Chambre) du 23 juin 2016, § 100 ss, en particulier le § 105 (http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-164530).

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des faits»60. L'Assemblée fédérale (Chambres réunies) qui devient un organe de révocation (comme le prévoit l'initiative à l'art. 145, al. 2, Cst.) n'est pas pour autant un tribunal. Lors de la mise en oeuvre, il faudra tenir compte du fait que l'art. 13 CEDH (voir également l'art. 3, ch. 3, du Pacte II de l'ONU) confère à toute personne ­ également au juge ­ le droit à un recours effectif lorsque les droits et libertés reconnus par la CEDH ont été violés. Ces droits valent d'ailleurs également pour les juges des tribunaux fédéraux de première instance, pour lesquels le droit en vigueur prévoit déjà une procédure de révocation61.

Lors de la mise en oeuvre de l'initiative, il faudra prévoir dans le droit national une protection juridique assurant qu'un juge fédéral puisse recourir au sens de la CEDH contre une décision de révocation rendue par l'Assemblée fédérale. Cette voie de droit, qui ne correspondrait pas à la logique du système juridique suisse, pourrait toutefois se fonder sur l'art. 189, al. 4, Cst. Vu sous l'angle des droits découlant des art. 6 et 13 CEDH, cet alinéa prévoit que le législateur détermine dans quels cas des actes de l'Assemblée fédérale peuvent exceptionnellement être portés devant le tribunal62.

4.4

Avantages et inconvénients de l'initiative

4.4.1

Avantages

L'initiative a suscité une discussion sur l'indépendance des juges par rapport aux partis politiques. Vu que son acceptation supprimerait ou du moins réduirait fortement les possibilités d'exercer une influence politique sur les juges, leur supposée dépendance des partis et d'autres acteurs politiques diminuerait d'autant:

60

61 62

­

L'initiative instaure une durée de fonction allant jusqu'à 69 voire 70 ans et supprime la procédure de réélection. La volonté d'être réélu peut théoriquement être un obstacle à l'indépendance des juges. Or il ne serait plus possible de menacer un juge de ne pas le réélire s'il ne suit pas la ligne du parti.

Les effets négatifs qui vont de pair avec la procédure de réélection disparaîtraient.

­

Il pourrait en aller de même de la contribution des élus, qui peut donner l'impression que les juges «achètent» leur élection. La propension des juges fédéraux à verser la contribution faiblirait si ce ne sont plus les partis qui proposent les candidats et s'il n'y a plus de procédure de réélection. L'indépendance du Tribunal fédéral pourrait en sortir renforcée.

Arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Volkov contre l'Ukraine du 9 janvier 2013, § 122 (http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-115959); voir à ce propos Nicolas Pellaton, Le droit disciplinaire des magistrats du siège, Bâle 2016, no 799 ss.

Voir l'avis de droit de Regina Kiener, Verfahren der Amtsenthebung von Richterinnen und Richtern an erstinstanzlichen Gerichten des Bundes, Berne 2007, p. 11.

Goran Seferovic, Art. 189 Zuständigkeit des Bundesgerichts, in Waldmann / Belser / Epiney (édit.), Bundesverfassung [Commentaire bâlois], Bâle 2015, p. 2247 ss., p. 2249 no 61 ss.

6629

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­

La procédure de tirage au sort empêche toute prise d'influence sur l'organe d'élection. L'affiliation à un parti et le réseautage ne joueraient plus aucun rôle lors de la nomination des juges fédéraux. Des juristes sans parti auraient donc également une chance réelle d'accéder à un poste de juge au Tribunal fédéral. Une procédure de nomination transparente (y compris des modalités claires d'accès au tirage au sort), reposant sur une publication et des critères objectifs, garantirait ­ du moins en théorie ­ les mêmes chances pour toutes les personnes justifiant des aptitudes professionnelles et personnelles requises.

Un juge au Tribunal fédéral ne peut pas être révoqué selon le droit en vigueur, même s'il n'est plus en mesure d'exercer sa fonction. La nouvelle procédure de révocation est un moyen plus approprié que la non-réélection pour destituer un juge qui a violé gravement ses devoirs de fonction.

4.4.2

Inconvénients

Même si le texte de l'initiative prévoit des critères d'aptitude professionnelle et personnelle pour l'admission au tirage au sort, la procédure n'aboutit pas forcément à la nomination des meilleurs candidats proposés par la commission spécialisée, mais laisse le choix au hasard. Or, si la Confédération ne désigne pas les personnes les mieux qualifiées sur les plans professionnel et personnel, la qualité de la jurisprudence pourrait baisser.

Une procédure de tirage au sort est contraire aux règles établies de l'ordre juridique suisse, selon lesquelles les juges fédéraux et cantonaux sont élus par le parlement ou par le peuple. Les mêmes critiques peuvent être formulées concernant la commission spécialisée. Dans les nombreux cantons qui ont institué une commission spécialisée, indépendante sur le plan politique, pour préparer les élections des juges, l'élection ultérieure par le parlement ou par le peuple compense le manque de légitimité démocratique de la commission. La procédure de tirage au sort n'a pas cet effet. La procédure elle-même et les décisions d'admission au tirage au sort qui sont prises par la commission spécialisée réduisent au contraire les droits de l'Assemblée fédérale et affaiblissent la légitimité démocratique du Tribunal fédéral.

Lorsque les juges au Tribunal fédéral sont élus par l'Assemblée fédérale, Chambres réunies, ils sont élus publiquement par de nombreux représentants du peuple, dont les membres de la Commission judiciaire. Le système actuel garantit l'échange d'informations entre la Commission judiciaire, le Parlement et le public avant l'élection. L'initiative ne précise pas la composition de la commission spécialisée ni ne fixe les modalités de la procédure. On peut douter du fait que les décisions d'admission d'une commission spécialisée constituée d'experts seront plus transparentes et plus justes que les choix opérés selon le système actuel. Le comité d'initiative entend augmenter les chances de nomination des candidats non affiliés à un parti. Mais l'effet de l'initiative à cet égard est tout relatif étant donné que l'expérience professionnelle dans un autre tribunal joue un rôle central pour être nommé juge fédéral et que l'appartenance à un parti continuera d'être prise en compte lors de la nomination des juges aux tribunaux cantonaux et aux tribunaux fédéraux de première instance.

6630

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L'initiative ne tient d'ailleurs pas compte du fait que les juges, même s'ils n'ont pas d'affiliation politique, sont soumis à de nombreuses influences et ont chacun leurs valeurs et opinions politiques. Le système actuel, dans lequel le Parlement s'attache à prendre en compte la représentation proportionnelle des partis, contribue à une représentation équilibrée de ces opinions et à les rendre apparentes au sein des organes judiciaires.

L'initiative sur la justice veut que la procédure de tirage au sort soit conçue de manière à ce que les langues officielles soient équitablement représentées au Tribunal fédéral. Elle ne dit rien de la représentation équitable des genres, des régions ou des différentes valeurs politiques et sociétales. Si l'on ne tient compte que du critère linguistique, cela serait problématique par rapport à d'autres critères de représentation et serait peu propice à l'acceptation du Tribunal fédéral et de sa jurisprudence au sein de la population. Il incombe au législateur de traiter tous ces aspects en fixant les modalités de l'admission au tirage au sort pour éviter d'éventuels problèmes.

L'acceptation de l'initiative sur la justice pourrait en outre entraîner des doublons et donc des coûts supplémentaires lors de la nomination de juges fédéraux. Comme le texte de l'initiative ne concerne que la désignation des juges du Tribunal fédéral, ceux du Tribunal administratif fédéral, du Tribunal pénal fédéral et du Tribunal fédéral des brevets seraient toujours élus par l'Assemblée fédérale, et la Commission judiciaire continuerait d'organiser leur élection. La Confédération devrait donc financer deux commissions, et ce même si les dossiers de candidatures qui leur sont présentés sont parfois les mêmes.

Il serait inhabituel que l'Assemblée fédérale ne puisse plus nommer les juges mais soit habilitée à les révoquer (manque de parallélisme). Le fait que la révocation, possible en tout temps sur proposition du Conseil fédéral, soit prononcée par l'Assemblée fédérale (Chambres réunies) ­ qui est un organe politique ­ peut de plus restreindre l'indépendance du Tribunal fédéral. Le droit de proposition du Conseil fédéral dans ce contexte est à double tranchant: d'une part, il pourrait mieux protéger les juges contre des procédures de révocation arbitraires, car le législatif et l'exécutif
seraient tous deux impliqués et le Conseil fédéral devrait donc lui aussi considérer que les conditions justifiant la révocation sont réunies. D'autre part, le droit de proposition pourrait limiter l'indépendance des juges pris individuellement dans le sens où ceux-ci ne dépendraient pas que de l'Assemblée fédérale du point de vue de l'organisation de l'État, mais aussi du Conseil fédéral en lien avec leur révocation.

4.4.3

Prise de position du Tribunal fédéral

Le Tribunal fédéral, après s'être lui aussi penché sur l'initiative, se range à l'avis du Conseil fédéral, dont il partage amplement les réticences. Il rejette l'initiative.

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Conclusions

Le Conseil fédéral n'est pas insensible aux arguments et objectifs des auteurs de l'initiative, mais il estime que les mesures proposées ne mènent pas au but: le tirage au sort n'est pas un moyen adapté pour élire des juges et constitue un aspect étranger à l'ordre juridique suisse. Recourant aux jeux du hasard, il ne permet pas d'élire les personnes les mieux adaptées parmi les candidats proposés, mais désigne les élus de façon aléatoire. Il affaiblirait de plus la légitimité démocratique du Tribunal fédéral.

La prise en compte de l'affiliation politique et la règle de la représentation équitable des partis garantissent une composition du tribunal représentative du point de vue sociétal. Leur expérience, leur bagage culturel, leurs habitudes et opinions sont autant de facteurs qui influencent les juges. L'appartenance politique n'est qu'un élément parmi d'autres.

Pour toutes ces raisons, le Conseil fédéral rejette l'initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» et propose aux Chambres fédérales de la soumettre au vote du peuple et des cantons sans contre-projet direct ni indirect, en leur recommandant de la rejeter.

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