Enquête sur les propos tenus en public par le chef du DFJP sur certaines décisions judiciaires Rapport de la Commission de gestion du Conseil des Etats du 10 juillet 2006

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Condensé Le 20 janvier 2006, le conseiller fédéral Christoph Blocher, chef du Département fédéral de justice et police (DFJP), a prononcé un discours lors de la rencontre de la section zurichoise de l'UDC à l'Albisgüetli. Dans les jours qui ont suivi, il lui a été reproché d'avoir qualifié de «criminels», deux Albanais accusés de crimes graves par la justice de leur pays et d'avoir ainsi violé la présomption d'innocence.

Il aurait par ailleurs porté atteinte à la séparation des pouvoirs en critiquant la Commission de recours en matière d'asile (CRA), qui a accordé l'asile aux deux ressortissants albanais, et le Tribunal fédéral, qui a interdit leur extradition en Albanie. Enfin, il aurait porté gravement atteinte au principe d'une information complète et transparente.

Au terme de l'enquête menée par sa sous-commission DFJP/ChF, la Commission de gestion du Conseil des Etats (CdG-E) est parvenue aux constats et conclusions suivants: 1.

L'analyse du cas des deux réfugiés albanais a montré que la CRA leur avait accordé l'asile parce que, après avoir examiné des pièces volumineuses du dossier de la procédure de première instance engagée au pénal en Albanie ­ procédure étalée sur quatre ans et demi ­, elle avait acquis la conviction que de nombreux indices laissaient à penser que la procédure pénale avait été engagée pour des motifs politiques, qu'il était établi avec un degré de vraisemblance élevée que les Albanais étaient innocents des crimes dont on les accusait et qu'ils devaient craindre des persécutions s'ils étaient expulsés en Albanie (cf. ch. 3 et 4). Il est donc inexact d'affirmer que la CRA a accordé l'asile à des «criminels». L'enquête a permis de conclure que, du fait de la décision de la CRA d'accorder l'asile aux deux Albanais, toutes les autorités fédérales et cantonales sont tenues de les considérer comme des innocents bénéficiant du statut de réfugié. Elles doivent notamment en tenir compte lors de leurs déclarations publiques (cf. ch. 5.1 et 6.1).

2.

Le chef du DFJP a fait valoir a posteriori que la CRA avait court-circuité la décision du Tribunal fédéral d'autoriser l'extradition des deux Albanais dans leur pays d'origine en leur accordant précipitamment l'asile. De son point de vue, la CRA aurait dû attendre les documents complémentaires exigés auprès des autorités albanaises dans le cadre de la procédure d'extradition. Dans le présent rapport, la CdG-E montre les tenants et les aboutissants des décisions (cf. ch. 5.2.1). La CRA a bien attendu l'échéance du délai de remise des documents qui avait été porté à sa connaissance, et elle a encore attendu deux semaines et demies avant de rendre sa décision en matière d'asile, mais elle a omis de demander à l'OFJ ce qu'il en était de ces documents. L'OFJ, pour sa part, a bien reçu les documents, mais a omis de les transmettre à la CRA. En tout état de cause, cependant, compte tenu du principe de la séparation des pouvoirs, il ne revient ni au chef du DFJP ni à la CdG-E en sa qualité d'autorité chargée de la haute surveillanc,e de déterminer si la CRA a eu raison ou non de conclure qu'elle pouvait statuer

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en l'état, sans attendre que lui soient fournis des documents supplémentaires, puisque cette décision relève de la compétence des seules autorités judiciaires (cf. ch. 5.2.2).

3.

S'agissant du respect de la présomption d'innocence, la CdG-E constate que l'auditeur du discours à l'Albisgüetli ne pouvait que déduire que le chef du DFJP considérait que les deux Albanais étaient coupables, et c'est d'ailleurs ce qu'il a dit: il les a qualifiés de criminels et de meurtriers.

Même dans la version écrite du discours, le lecteur ne peut s'empêcher de penser qu'il doit vraisemblablement s'agir de criminels: pourquoi sinon serait-il si inadmissible que ces deux personnes aient obtenu l'asile en Suisse?

Dans l'ensemble, la CdG-E conclut que le chef du DFJP n'a pas tenu compte de la présomption d'innocence en faisant ces déclarations publiques sur les deux réfugiés albanais. En outre, il a méconnu le statut de réfugié accordé par la Suisse à deux personnes qu'elle avait accueillies. La CdG-E part du principe que le chef du DFJP a agi pour des raisons politiques, dans le but d'illustrer ce qu'il estime être un problème réel. Seulement, il l'a fait en s'appuyant sur un exemple qu'il a dépeint de manière incorrecte, portant ainsi préjudice aux droits des intéressés (cf. ch. 5.1 et 6.1).

4.

La CdG-E considère par ailleurs qu'il n'est pas acceptable que le chef du DFJP ait menti au Conseil des Etats dans l'affaire des Albanais en affirmant qu'il ne les avait jamais qualifiés de criminels, mais seulement d'accusés, ce qui n'était pas la même chose.

5.

S'agissant des critiques émises contre les décisions judiciaires, la CdG-E conclut que les critiques adressées publiquement à la CRA pour les décisions qu'elle avait prises au sujet des deux Albanais ­ critiques répétées au surplus dans les médias après le discours de l'Albisgüetli ­ étaient partiales. Laisser entendre que la CRA avait accordé l'asile à de grands criminels et avait empêché le Tribunal fédéral de les remettre à l'Albanie était de nature à jeter le discrédit sur la CRA et sur ses décisions. La CdG-E attend du conseiller fédéral chargé de la justice qu'il fasse preuve d'une grande retenue dans les critiques qu'il pourrait être tenté d'exprimer à l'endroit de décisions judiciaires concernant des particuliers et qu'il veille à se garder de toute présentation des faits qui puisse apparaître comme partiale. S'agissant des arrêts du Tribunal fédéral, la CdG-E part du principe que le chef du DFJP n'entendait pas les critiquer (cf. ch. 5.2 et 6.2).

6.

Le chef du DFJP a adressé clairement et publiquement des critiques à la CRA en tant qu'autorité, dénonçant la longueur de la procédure dans le cas d'une famille rom et la trop grande indépendance organisationnelle de la commission. Du point de vue de la CdG-E, il est légitime que le chef du DFJP se penche, en tant qu'autorité de surveillance, sur la gestion, la charge de travail et les affaires en suspens de la CRA. Les interventions de l'autorité chargée de la surveillance ne doivent toutefois pas aller jusqu'à

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empiéter sur l'indépendance judiciaire. Où se termine la surveillance et où commence l'ingérence? Le chef du DFJP et la CRA semblent largement diverger sur cette question (cf. ch. 5.2).

7.

La CdG-E conclut que les critiques exprimées par le chef du DFJP à l'endroit des décisions qui avaient été prises d'accorder l'asile aux deux Albanais sont problématiques si on les considère sous l'angle de l'indépendance de la justice. En sa qualité de conseiller fédéral chargé de la justice, il lui incombe tout particulièrement de défendre les principes qui fondent l'Etat de droit et de veiller à l'indépendance du pouvoir judiciaire (cf.

ch. 5.3 et 6.3).

8.

La CdG-E conclut que, dans la présentation faite à l'Albisgüetli du cas des deux Albanais, le chef du DFJP s'est insuffisamment conformé aux principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral. Il n'y a certes rien à redire à ce qu'un conseiller fédéral expose un problème en le schématisant de façon à être compris par tout un chacun, à condition toutefois que ses propos restent dans l'ensemble équilibrés et qu'ils reflètent la réalité des faits. En revanche, on ne saurait reprocher au chef du DFJP d'avoir utilisé l'exemple des deux Albanais pour tenter d'influer sur l'issue d'une votation, puisqu'il a lui-même indiqué expressément que même si le peuple acceptait les projets qui allaient lui être soumis, les problèmes qu'il entendait illustrer resteraient sans réponse (cf. ch 5.4 et 6.4).

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Table des matières Condensé

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Liste des abréviations

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1 Introduction 1.1 Motifs et objet de l'enquête 1.2 Déroulement 1.3 Bases juridiques et limites de l'enquête

8586 8586 8587 8587

2 Présentation du discours de l'Albisgüetli et des événements survenus dans son sillage 2.1 Discours prononcé par le chef du DFJP à l'Albisgüetli le 20 janvier 2006 2.2 Evénements survenus après le discours de l'Albisgüetli

8588 8588 8590

3 Faits préliminaires survenus en Albanie, procédure d'asile et procédure d'extradition en Suisse 8592 3.1 Faits préliminaires survenus en Albanie 8592 3.2 Procédures d'asile et d'extradition en Suisse 8594 4 Informations du chef du DFJP et contacts ou coordination entre les autorités concernées 4.1 Informations du chef du DFJP 4.1.1 Informations de l'ODR et de l'OFJ 4.1.2 Contacts entre la CRA et le chef du DFJP 4.2 Coordination entre les autorités concernées

8597 8597 8597 8600 8601

5 Constats et évaluations de la CdG-E 5.1 Au sujet de la présomption d'innocence 5.1.1 Constats 5.1.2 Evaluation 5.2 Au sujet des critiques émises sur les arrêts du Tribunal fédéral et à l'endroit de la CRA 5.2.1 Constats 5.2.2 Evaluation 5.3 Au sujet de la séparation des pouvoirs et du maintien de l'indépendance de la justice 5.3.1 Constats 5.3.2 Evaluation 5.4 Au sujet des principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral 5.4.1 Constats 5.4.2 Evaluation

8602 8602 8602 8603

6 Conclusions 6.1 Concernant la présomption d'innocence 6.2 Concernant les critiques adressées à la CRA et à ses décisions

8616 8616 8617

8605 8605 8610 8613 8613 8614 8615 8615 8616

8583

8617 6.3 Concernant la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice 6.4 Concernant les principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral 8618 7 Suite des travaux

8618

Annexe Cas des deux Albanais chronologie des événements

8619

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Liste des abréviations al.

art.

BO CdG-E CdG-N CEDH CEExtr ChF CRA Cst.

DFJP FF LAsi LEtr LOGA LParl LTrans ODM ODR OFJ Fedpol NZZ RS SG-DFJP SAP UDC

Alinéa Article Bulletin officiel Commission de gestion du Conseil des Etats Commission de gestion du Conseil national Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (RS 0.101) Convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 (RS 0.353.1) Chancellerie fédérale Commission de recours en matière d'asile Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (RS 101) Département fédéral de justice et police Feuille fédérale Loi sur l'asile du 26 juin 1998 (RS 142.31) Loi fédérale du 16 décembre 2005 sur les étrangers (FF 2005 7365) Loi fédérale du 21 mars 1997 sur l'organisation du gouvernement et de l'administration (RS 172.010) Loi fédérale du 13 décembre 2002 sur l'Assemblée fédérale (RS 171.10) Loi fédérale du 17 décembre 2004 sur le principe de la transparence dans l'administration (loi sur la transparence, FF 2004 7269) Office fédéral des migrations (depuis le 1er janvier 2005) Office fédéral des réfugiés (jusqu'au 31 décembre 2004) Office fédéral de la justice Office fédéral de la police Neue Zürcher Zeitung Recueil systématique du droit fédéral Secrétariat général du Département fédéral de justice et police Service d'analyse et de prévention Union démocratique du centre

8585

Rapport 1

Introduction

1.1

Motifs et objet de l'enquête

Le 20 janvier 2006, lors du discours qu'il a tenu à l'occasion de la 18e édition de l'Albisgüetli, la rencontre de la section zurichoise de l'UDC, le Conseiller fédéral Christoph Blocher, chef du Département fédéral de justice et police (DFJP), a abordé deux thèmes de l'actualité politique, à savoir la privatisation de Swisscom et la révision du droit des étrangers et de l'asile. Pour ce dernier sujet, il a notamment cité des exemples d'abus graves en matière d'asile. Dans les jours qui ont suivi ce discours, il lui a été reproché d'avoir violé la présomption d'innocence en évoquant la situation de deux Albanais accusés de crimes graves par la justice de leur pays et en qualifiant ces derniers de «criminels». Selon ces mêmes critiques, il aurait par ailleurs porté atteinte à la séparation des pouvoirs en critiquant la Commission de recours en matière d'asile (CRA), qui a accordé l'asile aux deux ressortissants albanais, et le Tribunal fédéral, qui a interdit leur extradition en Albanie. Dans les médias, le président du Tribunal fédéral a qualifié d'«inacceptable» le fait que le conseiller fédéral chargé de la justice ait négligé les considérations des instances judiciaires, précisant que le Tribunal fédéral et la CRA avaient statué dans le respect du principe selon lequel un individu ne peut faire l'objet d'une décision de renvoi ou d'extradition dans un autre Etat s'il existe un risque de persécution politique ou de violation grave des droits de l'homme dans l'Etat concerné1.

Le 30 janvier 2006, l'avocat des deux Albanais a déposé une requête auprès des Commissions de gestion des Chambres fédérales. Quelques jours plus tard, le 2 février, un membre du Conseil des Etats a demandé à la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats d'examiner cette question sous l'angle de la confiance dans la justice, indiquant que les propos tenus par le conseiller fédéral chargé de la justice portaient gravement atteinte au principe d'une information complète et transparente. En date du 21 février, la Commission des affaires juridiques a transmis cette demande à la Commission de gestion en vue de son traitement.

Le 22 février 2006, la sous-commission DFJP/ChF de la Commission de gestion du Conseil des Etats (CdG-E)2 a demandé au chef du DFJP de s'expliquer sur les propos qu'il avait tenus à l'Albisgüetli. Le
7 avril, elle a fait part à la CdG-E de sa volonté d'approfondir quatre questions, ce que la CdG-E a approuvé. Les points à éclaircir portaient sur l'atteinte à la présomption d'innocence, les critiques émises à l'encontre de la CRA et du Tribunal fédéral, le respect de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice, ainsi que sur la conformité de l'attitude de M. Blocher avec les règles sur l'engagement des conseillers fédéraux dans les campagnes précédant les votations.

1 2

NZZ am Sonntag, 29 janvier 2006, p. 15.

Composition de la sous-commission DFJP/ChF de la CdG-E: Hans Hess (président), Madeleine Amgwerd, Pierre Bonhôte, Rolf Escher, Helen Leumann-Würsch et Gisèle Ory.

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1.2

Déroulement

Après avoir entendu le chef du DFJP, la sous-commission a recueilli l'avis de la CRA, de l'Office fédéral de la justice (OFJ) ainsi que de l'Office fédéral des migrations (ODM), et a demandé à M. Blocher de répondre par écrit à d'autres questions. Elle a par ailleurs consulté des dossiers du DFJP, des offices concernés ainsi que de la CRA. Ces informations lui ont donné un aperçu du contexte dans lequel se sont déroulées les procédures concernant les deux réfugiés albanais.

Le 15 juin 2006, la sous-commission a soumis pour avis son projet de rapport au chef du DFJP et à la CRA. Dans son avis du 26 juin 2006, le chef du DFJP a maintenu sur tous les points la position qu'il avait déjà exprimée publiquement ­ position rappelée dans le présent rapport ­ et a rejeté le projet de rapport qui lui avait été présenté.

La sous-commission a ensuite soumis son projet de rapport révisé à la CdG-E. Cette dernière a approuvé ce rapport et autorisé sa publication en date du 10 juillet 2006.

1.3

Bases juridiques et limites de l'enquête

Les Commissions de gestion, conformément à l'art. 169 de la Constitution (Cst.)3, exercent la haute surveillance sur le Conseil fédéral, l'administration fédérale, les tribunaux fédéraux et les autres organes ou personnes auxquels sont confiées des tâches de la Confédération. Elles exercent leur activité de surveillance principalement sous l'angle de la légalité, de l'opportunité et de l'efficacité (art. 52, al. 2, de la loi sur le Parlement [LParl]4).

Les Commissions de gestion disposent de droits particuliers à l'information pour exercer leurs attributions (art. 150 et 153 LParl). Elles ont notamment le droit d'interroger directement toutes les autorités, services et autres organes assumant des tâches pour le compte de la Confédération et d'obtenir tous les documents et informations dont elles ont besoin.

Les Commissions de gestion n'ont pas la compétence d'annuler ou de modifier un arrêt du Tribunal fédéral ou une décision prise par les autorités fédérales dans le cadre d'une procédure judiciaire. Par ailleurs, elles ne peuvent exercer aucun contrôle sur le fond des décisions judiciaires (art. 26, al. 4, LParl). Enfin, les Commissions de gestion ne peuvent nullement influer sur les procédures en cours.

En revanche, lorsqu'il s'agit de résoudre des questions d'organisation ou de comprendre des décisions, elles sont autorisées à consulter des dossiers clos ou exiger des renseignements qui s'y rapportent.

En l'espèce, la sous-commission a consulté des dossiers aux seules fins de comprendre le contexte et de vérifier la plausibilité de certaines des affirmations faites par les autorités. La CdG-E ne se prononce en aucun cas sur le fond des décisions prises.

3 4

Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18.4.1999 (Cst.; RS 101).

Loi du 13.12.2002 sur l'Assemblée fédérale (LParl; RS 171.10).

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2

Présentation du discours de l'Albisgüetli et des événements survenus dans son sillage

2.1

Discours prononcé par le chef du DFJP à l'Albisgüetli le 20 janvier 2006

Dans le discours qu'il a prononcé le 20 janvier 2006 dernier lors de la rencontre de l'Albisgüetli à Zurich, le chef du DFJP a accordé une place centrale à la nouvelle législation sur les étrangers et à la loi sur l'asile révisée, toutes deux adoptées par le Parlement5 et contre lesquelles un référendum était annoncé. Au sujet de la révision de la loi sur l'asile, il a d'abord évoqué la longue tradition humanitaire de la Suisse, qui accueille également des personnes persécutées dans leur pays. Ensuite, il a mentionné les «énormes abus» qui entachent le domaine de l'asile, à savoir le fait que la plupart des requérants d'asile ne sont pas des réfugiés politiques, l'implication des requérants dans des organisations de passeurs et dans le crime organisé, tel le trafic de drogue, et la destruction des documents d'identité par les requérants. Enfin, il a cité quelques exemples concrets d'abus en matière d'asile pour montrer la nécessité de les combattre et de mettre en oeuvre des mesures à même de diminuer l'énorme charge financière assumée par la Confédération, les cantons et les communes. L'un de ces exemples, dont la teneur est reproduite ci-après (discours écrit et discours oral), portait sur le cas de deux réfugiés albanais qui, depuis lors, est sujet à controverse.

Dans la version écrite et publiée du discours prononcé à l'Albisgüetli, l'exemple était formulé comme suit (site du DFJP: http://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/ dokumentation/red/2006/2006-01-20.html): «Voici un dernier exemple: deux Albanais recherchés au niveau international ont déposé une demande d'asile en 2004. Le premier d'entre eux était inculpé de 5 vols à main armée6, 2 assassinats et d'un kidnapping d'enfant. Il aurait également participé à plusieurs attentats meurtriers. Son compatriote est soupçonné d'avoir pris part à 5 hold-ups dans des banques. L'Office fédéral des migrations s'est rapidement prononcé sur les deux cas; les demandes ont été rejetées. L'Office fédéral de la justice a ordonné, après avoir procédé à une vérification ordinaire des accusations, à l'extradition des deux Albanais. Vous convenez qu'il s'agit ici d'un cas résolu. Ce n'était pas l'avis de la Commission suisse de recours en matière d'asile qui a admis le recours de ces deux Albanais. Ainsi, on a fait des réfugiés de deux personnes accusées de
crimes. Je me dois de compléter cette histoire. La décision avait été prise en dernière instance. Le Tribunal fédéral a ordonné la libération de ces deux individus7, le remboursement des frais d'avocat, d'interprétation et de traduction et l'indemnisation des intéressés. Même si la nouvelle loi sur l'asile est adoptée par le peuple, notre mission continue, car le droit d'asile contient encore des lacunes comme nous l'a montré le dernier exemple.».

5 6 7

Loi fédérale du 16.12.2005 sur les étrangers (LEtr; FF 2005 6885); Loi sur l'asile, modification du 16.12.2005 (LAsi; RS 142.31) (FF 2005 6943).

Selon le texte original en allemand il s'agit de 15 vols à main armée.

Voir remarque sur la teneur du texte original allemand à la note 17.

8588

Selon la vidéo, ce passage du discours écrit a donné lieu à la déclaration suivante (site du DFJP, même page): «Prenons l'exemple des Albanais cité par la presse: cela ne va pas non plus. Il y a deux Albanais qui sont ici, des criminels. L'un des deux a deux meurtres à son actif, et quinze attaques à main armée. J'ai visité l'Albanie, car je viens d'y conclure un accord en matière de police. Nous sommes en train de voir si nous pouvons faire quelque chose dans cette affaire. Bien entendu, il y a de nombreux problèmes. Mais il y a là des jeunes ministres qui ont la volonté de changer la situation et qui tiennent le discours suivant: «Nous devons combattre la criminalité, c'est notre première priorité. Si nous n'y arrivons pas, nous n'irons jamais de l'avant». Je leur ai posé la question suivante: «Si vous aviez le choix, dans quels domaines investiriez-vous les aides au développement que vous touchez?» Le ministre de la justice tout comme celui de la police m'ont répondu qu'ils utiliseraient ces fonds pour construire des prisons. Comme vous voyez, c'est là une notion de l'ordre très différente. Tandis que nous, nous avons ici deux Albanais, auxquels nous donnons refuge au motif qu'ils seraient poursuivis s'ils retournaient dans leur pays. Mais c'est tout à fait normal quand on a commis un meurtre. Les autorités albanaises nous disent de ne pas agir ainsi, faute de quoi tous les invidus qui se rendent coupables d'un délit sur leur territoire viendront chez nous. Vous saisissez la complexité de la situation?

Mais je ne peux pas intervenir. Je dois accepter la décision prise par les instances.

Mais nous devons trouver des solutions à ce problème, si nous voulons éviter que la situation ne se dégrade. Celui qui tolère et soutient cette manière d'agir n'est pas social. C'est antisocial.».

Le rôle de la CRA est également sous-entendu dans un autre exemple cité par le chef du DFJP. La version qui figurait dans le discours écrit était rédigée comme suit: «Vous connaissez tous ces exemples particulièrement graves relatés par les médias.

Le cas, par exemple, de cette famille de Roms, à Rüschlikon, auteur de violences répétées, engendrant des dommages de plusieurs millions, et qui est frappée d'une décision d'asile négative. En dépit de cela, cette famille continue de vivre encore ici.

Pourquoi? Depuis
des années, le cas est entre les mains de la Commission de recours en matière d'asile. Comme vous l'avez appris, la décision a finalement été prise cette semaine. Le père et le fils majeur doivent quitter la Suisse et le reste de la famille peut rester provisoirement. La Commission de recours en matière d'asile est une commission «autonome» qui, par conséquent, rend ses décisions de manière «indépendante», sans subir de contrôle. Je trouve bien qu'une décision ait été prise maintenant, mais il est regrettable que les choses aient duré si longtemps. En 2007, la Commission de recours en matière d'asile sera intégrée au Tribunal administratif fédéral. Espérons que ce nouveau tribunal aura conscience de sa responsabilité juridique et des conséquences pour notre pays de décisions sans cesse différées.» La déclaration orale du conseiller fédéral Christoph Blocher fut la suivante: «Vous avez pris connaissance dans la presse de l'exemple de la famille de Roms, à Rüschlikon. Violences répétées, dommages dépassant le million de francs. Les citoyennes et citoyens doivent payer. La famille est rapidement frappée d'une décision d'asile négative. De l'avis de mes offices, il n'y a pas lieu d'accorder l'asile. Et pourtant, cette famille est toujours ici. Pourquoi ? Les avocats ont engagé un recours auprès de la Commission de recours en matière d'asile. Il lui a fallu deux ans pour trancher. La décision a finalement été prise cette semaine. Je ne veux 8589

pas la commenter. (Applaudissements). La CRA est une commission autonome.

Mais nous devons prendre garde, car il existe de nombreux commissions, groupes et personnes dont on dit qu'ils sont indépendants. Je comprends la nécessité pour les organes chargés d'examiner le droit, d'être indépendants. Mais je conteste le fait qu'au nom de leur indépendance, ils répètent systématiquement qu'ils le sont, et ce même lorsqu'il s'agit de définir les affaires prioritaires, de déterminer s'il convient de traiter d'abord les cas complexes ou d'aller de l'avant, etc. Au final, nous n'avons plus que des commissions qui agissent dans le vide, et c'est là un problème auquel nous devons aussi nous attaquer. Les commissions indépendantes risquent également de prendre le dessus sur la réalité politique. Les décisions ne peuvent plus être soumises à un examen public. L'année prochaine, la Commission de recours en matière d'asile sera intégrée au Tribunal administratif fédéral. A ce titre, elle sera donc entièrement indépendante. Espérons vraiment qu'elle prendra alors quelque peu conscience des conséquences de sa lenteur ou de ses erreurs.».

A la fin de son discours, le chef du DFJP a invité ses auditeurs à se mobiliser en faveur de la loi sur les étrangers et de la loi sur l'asile.

2.2

Evénements survenus après le discours de l'Albisgüetli

En répondant à deux questions8 qui lui étaient adressées au cours de l'heure des questions au Conseil national du 13 mars 2006, le chef du DFJP s'est, pour la première fois, expliqué publiquement sur les propos qu'il avait tenus à l'Albisgüetli au sujet des deux ressortissants albanais. Après avoir procédé à une énumération des lourds griefs retenus à l'encontre de ces derniers par les autorités albanaises, il a indiqué que les chefs d'accusation restaient d'actualité, les deux Albanais n'ayant pu à ce jour être extradés vers leur pays d'origine en vue de leur jugement. Il a précisé qu'en employant explicitement le terme d'accusation et non de condamnation, il a tenu compte de la présomption d'innocence. Par la suite, il a fourni des explications sur les procédures d'extradition et d'asile introduites en parallèle (cf. ch. 3.1) et réitéré sa critique à l'endroit de la CRA. Selon lui, la CRA aurait statué sur la demande d'asile avant que le Tribunal fédéral n'ait eu le temps d'examiner les garanties qu'il avait exigées de Tirana dans le cadre de la procédure d'extradition.

«La Commission de recours en matière d'asile a ainsi court-circuité la procédure, ce que je considère comme un manquement important», a déclaré le chef du DFJP.

Comme l'asile avait été accordé aux deux Albanais, le Tribunal fédéral aurait été contraint de prendre la décision, purement formelle, de renoncer à l'extradition. Le chef du DFJP a précisé qu'il n'avait en aucun cas critiqué le Tribunal fédéral et ses décisions, mais plutôt le caractère insatisfaisant de la coordination entre les deux instances judiciaires, tel que l'a fait apparaître la décision de la CRA. Il a aussi expliqué que le cas cité n'était qu'un exemple par lequel il entendait signifier son opposition à ce que la Suisse devienne un pays dans lequel des personnes accusées d'avoir participé à des activités criminelles puissent se servir du droit d'asile pour échapper à la justice de leur pays.

8

06.5025 Question. Propos douteux de Monsieur le Conseiller fédéral Blocher; 06.5027 Question. Discours de Monsieur le Conseiller fédéral Blocher à l'Albisgüetli (BO 2006 N 152).

8590

Le chef du DFJP a tenu des propos similaires le 22 mars 2006 dans le cadre d'un débat au Conseil des Etats sur la Convention européenne pour la répression du terrorisme9; il aalors été interpellé par un membre du Conseil des Etats au sujet du discours de l'Albisgüetli. A propos de la situation en Albanie, il a expliqué que, dans le cas d'espèce, tout avait été mis en oeuvre pour s'assurer que la procédure soit irréprochable et conforme aux principes d'un Etat de droit. «Nous avons conclu un accord en matière de police. Entre-temps, il y a eu un changement au niveau du gouvernement ainsi que de nouvelles élections. L'équipe gouvernementale est composée de jeunes ministres, et le ministre de la justice a indiqué que dans un pays avec un taux de criminalité aussi élevé, il était primordial de pouvoir procéder à un jugement en bonne et due forme et, dans le cas présent, de bénéficier d'une entraide judiciaire. Nous, en Suisse, ne pouvons pas ­ ni par l'appréciation de la qualité de réfugié ni en raison d'autres motifs, qui ne sont pas incontestables au regard des principes d'un Etat de droit ­ devenir un refuge pour ceux qui veulent échapper à une poursuite judiciaire après s'être rendus coupables de tels délits.». Au sujet de la culpabilité des deux Albanais, il a donné les précisions suivantes: «Selon l'avocat, il s'agissait de délits politiques et relevant des services secrets, etc. C'est clair, toutes les personnes accusées se considèrent innocentes. Le Tribunal fédéral a indiqué qu'aucune décision n'était prise.». Il poursuivait ainsi: «Je ne les ai jamais qualifiés de criminels, mais seulement d'accusés. Ce n'est pas la même chose.».

C'est précisément à la suite de cette dernière déclaration qu'un nombre croissant de critiques se sont élevées dans les rangs des parlementaires comme dans les médias, contre le conseiller fédéral chargé de la justice: il lui est reproché de ne pas avoir dit la vérité au Conseil des Etats lorsqu'il at nié avoir qualifié les deux Albanais de criminels alors qu'une vidéo prouve le contraire. Le président du Conseil des Etats a publiquement exigé des excuses de la part du chef du DFJP.

Le 29 mars 2006, lors d'une conférence de presse, le chef du DFJP s'est expliqué comme suit: «Dans le discours écrit, deux Albanais étaient désignés, à juste titre, comme étant accusés
de crimes graves. Il s'agissait bien de déterminer si le statut de réfugié qui leur avait été accordé par la Commission de recours en matière d'asile leur permettait ou non de se soustraire à une poursuite judiciaire. Lorsque j'ai prononcé mon discours, j'ai parlé de criminels au lieu de criminels présumés. J'ai commis une erreur, j'en suis désolé. Mais il s'agit uniquement d'un lapsus commis par inadvertance.». Le chef du DFJP ne s'est pas exprimé sur les déclarations qu'il avait faites au Conseil national et au Conseil des Etats. A un journaliste qui lui demandait s'il avait l'intention de s'excuser auprès du Conseil des Etats ou des deux Albanais, il a répondu de la manière suivante: «En exprimant mon regret par rapport à ce lapsus commis par inadvertance, on peut admettre que je me suis excusé, n'estce pas?». En réponse à d'autres questions posées par les journalistes sur le contexte du cas des deux Albanais y il a déclaré: «La confusion a bien entendu été générée afin d'éviter de devoir parler de ce cas.». Ensuite, il a fait des déclarations quant au déroulement des procédures d'asile et d'extradition des deux Albanais conduites en Suisse, déclarations similaires à celles exprimées devant les deux Conseils. En outre, il a réitéré sa critique à l'endroit de la CRA. Cette dernière aurait selon lui ­ et cela aurait été tout particulièrement l'objet de sa critique dans le discours de l'Albisgüetli ­ octroyé le statut de réfugié aux deux Albanais avant la réception des documents envoyés par Tirana, sur la base desquels il aurait été possible de 9

05.022 Répression du terrorisme. Convention européenne (BO 2006 E 254).

8591

déterminer si une extradition était envisageable. «Il est extrêmement dérangeant et grave que des personnes qui se sont rendues coupables de délits ­ sous réserve de la décision du tribunal, étant entendu que seul le jugement permet de confirmer ou d'infirmer la culpabilité ­ puissent se soustraire à une poursuite judiciaire ou à l'exécution d'une peine en venant dans notre pays.». Egalement présent lors de la conférence de presse, le directeur de l'OFJ a fourni d'autres explications sur les procédures. Il a également indiqué que l'administration vérifierait l'opportunité de régler, légalement, la coordination entre des procédures parallèles en matière d'extradition et d'asile.

Depuis le 29 mars 2006, le discours de l'Albisgüetli figurant sur le site du DFJP est précédé du texte suivant: «Déclaration du Conseiller fédéral Christoph Blocher du 29 mars 2006 au sujet des réactions relatives au discours tenu à l'Albisgüetli en 2006 (voir texte par écrit en bas et vidéo):

3

Faits préliminaires survenus en Albanie, procédure d'asile et procédure d'extradition en Suisse11

3.1

Faits préliminaires survenus en Albanie

Ouverture de la procédure pénale et mandat d'arrêt : En date du 13 octobre 1996, les autorités pénales albanaises ont ouvert une procédure contre onze membres présumés d'un groupe terroriste, «Hakmarrja për Drejtësi» («Vengeance pour la justice»), parmi lesquels figurent les deux ressortissants albanais. Le lendemain, un mandat d'arrêt a été lancé contre ces derniers. Tandis que l'un d'eux a réussi à échapper à l'arrestation, l'autre a été placé en détention préventive d'octobre 1996 à mars 1997. La poursuite pénale, soit lele procès en première instance qui s'est déroulé en Albanie au cours des quatre années et demie qui ont suivi ainsi que la procédure d'extradition conduite en Suisse par la suite - portait pour l'essentiel sur les mêmes délits graves de droit commun. L'un des deux Albanais a été accusé, avec d'autres personnes, d'avoir commis, entre juin 1992 et juillet 1996, au total quinze attaques à main armée au cours desquelles deux personnes ont été tuées, d'avoir agressé et grièvement blessé un policier, d'avoir enlevé un enfant et exigé une rançon, d'avoir commis un attentat à la voiture piégée qui a fait quatre morts et onze blessés, et d'avoir abattu le directeur général des prisons albanaises. L'autre a été accusé d'avoir participé à cinq attaques à main armée entre juin 1992 et février 1995.

10

11

Nous citons ici la traduction française publiée sur le site internet du DFJP. Le texte original allemand avait toutefois un sens différent: «In der schriftlichen Fassung wurden zwei Albaner korrekterweise als schwerer Verbrechen Angeklagte bezeichnet», qui pourrait, par exemple, être traduit de la manière suivante: «Dans la version écrite, deux Albanais étaient désignés, à juste titre, comme étant accusés de crimes graves.».

Cf. la chronologie en annexe.

8592

Jugement du 12 février 2003 du tribunal de première instance de Tirana. Au terme d'un procès de quatre ans et demi, au cours duquel quelque 250 témoins ont été entendus, le tribunal est parvenu à la conclusion que les délits graves de droit commun imputés aux accusés avaient bien été commis, mais qu'il n'était en aucun cas possible de prouver la participation des accusés aux faits. Les principales pièces à conviction présentées par le Ministère public étaient les armes retrouvées dans le logement d'un coaccusé et les expertises balistiques des projectiles prélevés sur des lieux d'infraction. Ces preuves ont été considérées comme non valables par le tribunal, après que ce dernier eut estimé, à l'appui d'auditions de témoins et d'expertises graphologiques, qu'aucun des sept témoins qui avaient signé les procèsverbaux dressés par la police sur la perquisition au domicile et sur les pièces qui y avaient apparemment été retrouvées, n'avait été présent dans le logement et que certaines signatures étaient contrefaites. Interprétant la requête dans laquelle le Ministère public exigeait que le dossier lui soit renvoyé aux fins d'investigations supplémentaires comme une demande de retrait de la plainte, le tribunal a décidé de lever les poursuites pénales engagées contre les accusés ainsi que les mesures de sûreté.

Arrêt du 30 avril 2003 de la cour d'appel de Tirana. La cour d'appel a décidé d'annuler le jugement rendu par le tribunal de première instance pour des motifs liés à la procédure et non aux faits eux-mêmes, et de lui renvoyer le dossier en vue d'une nouvelle décision. Dans une décision prise le 4 septembre 2003 sur la base de cet arrêt, le tribunal de première instance a renvoyé le dossier au Ministère public aux fins d'investigations supplémentaires. La décision de prolonger la validité du mandat d'arrêt du 14 octobre 1996 et de laisser augurer une nouvelle arrestation des accusés, a conduit les deux Albanais à fuir.

Contexte de la poursuite pénale. Selon les faits exposés par les deux ressortissants albanais dans le cadre des procédures introduites devant les autorités suisses, faits qui ont finalement été jugés vraisemblables par la Commission de recours en matière d'asile, la poursuite pénale s'inscrit dans le contexte suivant: peu avant les élections de 1996, le gouvernement de Sali Berisha
aurait orchestré la mise en scène d'un «show politique» et constitué un faux groupe terroriste, «Hakmarrja për Drejtësi», dont le but aurait été de renverser le gouvernement, de tuer Sali Berisha, de déstabiliser l'Etat et d'aider l'opposition à accéder au pouvoir. Juste avant les élections, le gouvernement aurait «découvert» l'existence de ce groupe terroriste présumé, fouillé l'appartement d'un conspirateur supposé dans lequel auraient été saisis des armes, un million de dollars ainsi que de nombreux documents. Ce «succès» aurait considérablement contribué à la victoire du parti de Sali Berisha. Les deux Albanais, de même que des membres et amis de la famille de l'un d'entre eux, auraient été accusés, pour des motifs politiques, de faire partie de cette organisation terroriste présumée, le père de l'un d'eux, ancien ministre de l'intérieur albanais, étant tombé en disgrâce auprès de l'ancien président de l'époque, Sali Berisha, et condamné à 17 ans de prison en 1992. Les accusés ont affirmé qu'ils n'avaient commis aucun des crimes qui leur étaient reprochés et que ces derniers leur avaient été imputés pour des raisons politiques. Le procès «Hakmarrja» a fait grand bruit en Albanie et pris une dimension politique. Bien que Sali Berisha ait été chassé du pouvoir en 1997, ses proches continueraient d'exercer une grosse influence sur la justice. Aux affaires de 1997 à 2005, le Parti socialiste aurait également eu tout avantage à engranger des succès dans la lutte contre la criminalité.

8593

Actuellement, parmi les neuf autres accusés du procès, deux ont obtenu l'asile aux Pays-Bas et un en Belgique.

Enfin, il convient de noter que le Parti démocratique, toujours dirigé par Sali Berisha, est revenu au pouvoir en septembre 2005.

3.2

Procédures d'asile et d'extradition en Suisse

Entrée sur le territoire et arrestation des deux Albanais. Les deux ressortissants albanais sont entrés sur le territoire suisse le 4 février 2004 et ont déposé une demande d'asile le lendemain. Sur la base d'un mandat d'arrêt international, ils ont été arrêtés le 6 février 2004, au centre d'enregistrement de Bâle, puis mis en arrestation extraditionnelle. Leur extradition a été demandée par l'Albanie.

Rejet de la demande d'asile en première instance et autorisation de l'extradition: Estimant que la procédure pénale n'avait pas été engagée contre les requérants pour des motifs politiques et admettant, au contraire, qu'elle était légitime dans le cas d'espèce, l'ODR (aujourd'hui ODM) a rejeté leur demande d'asile en date du 12 mars 2004. Les requérants ont engage un recours auprès de la CRA. Le 23 avril 2004, l'OFJ a autorisé leur extradition en Albanie sous réserve d'une décision négative entrée en force de la CRA. Les ressortissants albanais ont interjeté un recours de droit administratif contre cette décision auprès du Tribunal fédéral.

Premier arrêt du Tribunal fédéral. Le 8 juillet 2004, le Tribunal fédéral a admis le recours et renvoyé l'affaire à l'OFJ en lui demandant de compléter les faits et de réévaluer la demande d'extradition. Le Tribunal fédéral a motivé sa décision comme suit: «Dans l'ensemble, les documents remis par les plaignants contiennent des indices permettant de soupçonner que les accusations pourraient avoir été montées de toutes pièces par les services secrets albanais, que les policiers auraient exercé une pression sur les témoins et que les aveux des accusés auraient été extorqués sous la torture. Loin de remettre uniquement en cause l'équité de la procédure pénale albanaise, ces éléments donnent aussi des motifs raisonnables de croire que cette poursuite pénale pourrait avoir une motivation politique. Le fait que le plaignant 2 n'était âgé que de 15 ans au moment de la première attaque à main armée et qu'il aurait alors été le chef d'une bande armée comptant de nombreux membres bien plus âgés que lui, semble également douteux.». Le Tribunal fédéral a reproché à l'OFJ de ne pas avoir clarifié les faits décrits par les plaignants. Il poursuit ainsi: «Les plaignants ont exposé de manière crédible, à l'appui des déclarations faites par le témoin M. ainsi que de divers
articles parus dans la presse, que le plaignant 1 et d'autres accusés du procès , parmi lesquels le frère du plaignant 2, ont été torturés au cours de la procédure d'enquête.». De l'avis du Tribunal fédéral, l'office aurait dû, dans ces circonstances, clarifier également la question concernant la menace de torture. L'arrêt a été rendu à l'unanimité par la première cour de droit public, qui statuait dans une composition de cinq juges12.

Poursuite de la procédure d'extradition. Sur la base de l'arrêt rendu par le Tribunal fédéral, l'OFJ a exigé des autorités albanaises, les 15 juillet et 12 août 2004, qu'elles lui fournissent des documents et garanties supplémentaires. Les documents qui lui ont été remis en date du 29 juillet et du 25 août 2004 ont été complétés sponta12

Arrêts du 8 juillet 2004 du Tribunal fédéral 1A.129/2004 / 1A.131/2004.

8594

nément par d'autres documents le 27 septembre 2004. L'OFJ ne les a pas transmis à la CRA.

Décisions en matière d'asile de la CRA. Le 13 septembre 2004, la CRA a accordé l'asile aux deux Albanais. Cette décision prise en dernier ressort n'a pas été publiée.

Des extraits des considérants de l'une des deux décisions rendues par la CRA sont cités ci-après, les considérants étant, par analogie, identiques dans les deux cas.

D'abord, la CRA a désavoué l'ODR qui prétendait que les dossiers ne contenaient aucun indice permettant d'établir que la procédure pénale albanaise avait été engagée contre le plaignant pour des motifs politiques. Selon la CRA, l'ODR admettait certes, à juste titre, que l'exercice d'une activité politique ne peut être retenu comme motif de poursuite, mais ne tenait pas compte du fait que des personnes qui ne sont impliquées dans aucune activité politique sont également susceptibles d'être poursuivies pour des raisons politiques dès lors que des activités de cette nature leur sont imputées ou qu'une poursuite est engagée contre elles pour des motifs politiques. La CRA a précisé ses propos comme suit: «Sur la base des nombreux documents disponibles, la CRA estime, contrairement à l'ODR, que la probabilité est forte que la poursuite pénale engagée contre le plaignant et les coaccusés a été orchestrée pour des raisons politiques. En d'autres termes, compte tenu du déroulement de l'enquête qui a précédé la procédure en première instance et de l'acte d'accusation, il existe de sérieux motifs de penser que les forces qui entourent Sali Berisha ont fomenté une série d'accusations contre des personnes tombées en disgrâce à leur égard et des personnes, parfois choisies au hasard, qui ont un lien avec elles, afin d'utiliser la situation à des fins politiques. En outre, eu égard aux résultats de la procédure en première instance, la probabilité que le groupe n'ait jamais existé est très élevée. Les nombreuses preuves administrées au cours des années de procès ont ainsi révélé des faits inquiétants. En effet, des dépositions faites par des témoins indiquent que les organes de poursuite pénale avaient elles-mêmes déposé les armes dans l'appartement; les pièces à conviction réputées prélevées par le Ministère public n'ont pas été présentées au tribunal. [...] Des
témoins ont été menacés, des signatures d'agents de police ont été contrefaites ou utilisées à des fins abusives, aucun des nombreux témoins auditionnés n'a pu porter des accusations déterminantes à l'endroit du plaignant et des coaccusés, la culpabilité des dix accusés et du défunt X qui s'étaient vu incriminer de nombreux délits n'a aucunement été établie ...».

Il ressort par ailleurs des dossiers que la procédure judiciaire engagée en Albanie contre le plaignant et les coaccusés constituait, et constitue toujours, une affaire politique. Les articles de presse remis dans le cadre de la procédure d'asile reflétaient, selon l'orientation politique, les positions respectives des partis politiques sur la procédure pénale. La manière dont Sali Berisha en personne s'est immiscé dans la procédure en affirmant que les juges avaient eux-mêmes fait partie de l'organisation terroriste et s'est prononcé sur le jugement rendu en première instance laisse penser que les intérêts qu'il poursuit ne sont pas ceux, légitimes, d'un Etat de droit.

En résumé, la CRA a admis «que de nombreux indices et des éléments prépondérants du dossier laissent à penser que la procédure pénale avait été engagée en Albanie contre le plaignant pour des motifs politiques.». Elle a estimé «que la probabilité que la procédure pénale introduite contre le plaignant relève d'un complot politique est plus élevée que celle que le plaignant soit lié aux infractions

8595

qui lui ont été imputées, voire qu'il ait commis tout ou partie des crimes visés dans l'accusation.».

En ce qui concerne les accusations de torture, la CRA a confirmé l'avis du Tribunal fédéral, à savoir «que ces tortures ont eu lieu. Il y a lieu d'admettre, sur la base des éléments du dossier, que plusieurs coaccusés, dont la plupart ont été emprisonnés, ont été sévèrement maltraités. Le coaccusé X est décédé au cours de sa détention policière dans la montagne Dajti, la possibilité qu'il ait été sciemment abattu par des membres des autorités chargées de l'enquête n'étant pas exclue au vu des circonstances.». Enfin, la CRA est parvenue à la conclusion que les craintes de persécution du plaignant dans le cadre de la demande d'asile étaient fondées. «D'une part, il a été établi que la procédure pénale avait, selon toute vraisemblance, été engagée contre lui et d'autres personnes pour des motifs politiques; de l'autre, le fait qu'il aurait été sévèrement maltraité ou torturé au cours de la détention policière dont il aurait fait l'objet en retournant en Albanie est jugé très probable.».

Libération de la détention extraditionnelle. A la suite de l'octroi de l'asile, l'OFJ a ordonné, en date du 15 septembre 2004, la libération de la détention extraditionnelle après une période de détention d'environ sept mois.

Nouvelle poursuite de la procédure d'extradition. Le 12 septembre 2005, près d'une année plus tard, l'OFJ a ordonné une nouvelle extradition des réfugiés en Albanie sous réserve de la révocation de l'asile et du retrait du statut de réfugié. Il a justifié sa décision en s'appuyant sur celle qu'il avait rendue le 23 avril 2004, dans laquelle il était déjà parvenu à la conclusion qu'il n'existait aucun motif de refus au sens de l'art. 3, ch. 2, CEExtr13. A son avis, il y avait lieu de s'en tenir aux faits constatés, les documents exigés auprès de Tirana ne fournissant aucun indice à même de soutenir la thèse d'un complot politique. Conformément au jugement rendu en première instance le 12 février 2003, lequel a été annulé, il aurait été prouvé que les infractions avaient été commises. Le tribunal avait toutefois précisé qu'il n'avait pas pu être prouvé qu'elles étaient imputables aux personnes poursuivies et qu'il incomberait aux autorités compétentes de déterminer si les pièces présentées par
le Ministère public étaient suffisantes pour condamner les accusés. L'OFJ a par ailleurs indiqué qu'en vertu de la jurisprudence en vigueur, il n'était pas possible d'exiger de l'autorité requérante qu'elle fournisse des preuves des accusations. Selon lui, il convenait d'admettre que les garanties données par l'Albanie étaient crédibles et suffisantes pour assurer des conditions de détention correctes et le déroulement d'une procédure équitable contre les personnes poursuivies. Les ressortissants albanais ont formé un recours de droit administratif contre la décision de l'OFJ auprès du Tribunal fédéral.

Visite en Albanie du chef du DFJP. Le 21 septembre 2005, le chef du DFJP s'est rendu en Albanie en vue de la signature d'un accord de coopération en matière de police entre la Suisse et l'Albanie, et a rencontré à cette occasion le ministre de l'intérieur et le ministre de la justice albanais. Le cas des deux Albanais était également inscrit à l'ordre du jour des discussions. Dans son discours à l'Albisgüetli et devant le Conseil des Etats (cf. ch. 2.1 et 2.2), le chef du DFJP a expliqué que le nouveau gouvernement de Sali Berisha avait pour but de combattre la criminalité et consolider l'état de droit en Albanie. C'est la raison pour laquelle l'Albanie avait

13

Convention européenne d'extradition du 13.12.1957 (CEExtr; RS 0.353.1).

8596

besoin de l'entraide judiciaire de la Suisse et de l'extradition des deux Albanais dans le cas d'espèce.

Deuxième arrêt du Tribunal fédéral. En date du 14 décembre 2005, le Tribunal fédéral a de nouveau accepté le recours et a annulé la décision d'extradition au motif que toute extradition vers le pays de provenance était exclue dès lors que l'asile avait été accordé. En ce qui concerne la réserve avancée par l'OFJ sur la révocation de l'asile, le Tribunal fédéral s'est prononcé comme suit: «L'extradition ne peut pas être accordée si l'asile a préalablement été octroyé à la personne à extrader. En l'espèce, aucune réserve n'est nécessaire: il y a lieu de refuser l'extradition. Dans le cadre d'une procédure d'extradition concernant un réfugié reconnu, le Tribunal fédéral est lié par la décision en matière d'asile et ne peut ni la révoquer ni la soumettre à un examen préjudiciel; la révocation relève de la compétence des autorités en matière d'asile.». Sur le chapitre de la révocation de l'asile, il s'est exprimé ainsi: «En règle générale, l'octroi de l'asile et la reconnaissance de la qualité de réfugié sont valables à long terme; leur révocation n'est possible que si la personne les a obtenus en faisant de fausses déclarations ou en dissimulant des faits essentiels». Le Tribunal fédéral n'a plus examiné les autres conditions d'extradition ni, en particulier, les documents complémentaires fournis par les autorités albanaises. L'arrêt a été rendu à l'unanimité par la première cour de droit public, qui statuait dans une composition de cinq juges14.

4

Informations du chef du DFJP et contacts ou coordination entre les autorités concernées15

4.1

Informations du chef du DFJP

4.1.1

Informations de l'ODR et de l'OFJ

Le 29 septembre 2004, l'ODR (voir p. 14) a informé le chef du DFJP des décisions en matière d'asile rendues par la CRA le 13 septembre 2004 et de la procédure d'extradition en cours, expliquant que la CRA était partie du principe que, selon toute vraisemblance, la procédure avait été montée de toutes pièces sous le gouvernement de Sali Berisha pour des raisons politiques et qu'elle avait donné lieu à de graves erreurs de procédure, à des subornations de témoin et au dépôt de preuves fictives. L'office craignait que ces décisions ne suscitent une réaction vive en Albanie et ne nuisent aux relations bilatérales. De son point de vue, ce cas pourrait inciter d'autres délinquants présumés à déposer une demande d'asile en Suisse afin d'échapper à une poursuite judiciaire dans leur pays d'origine. Parmi les quelque cent personnes accusées en même temps que les deux Albanais, certaines seraient susceptibles de demander l'asile en Suisse en faisant valoir qu'elles font l'objet d'une poursuite illégitime dans leur pays (s'agissant de ce dernier point, il y a lieu de préciser que le nombre est vraisemblablement exagéré: il ressort en effet des décisions de la CRA que sur les cent personnes initialement placées en détention, seules onze ont été accusées, l'une d'entre elles étant décédée lors de sa détention policière début 1999). L'ODM a indiqué en outre que, du fait des décisions rendues en matière d'asile, l'OFJ avait ordonné la mise en liberté des requérants en date du 14 15

Arrêt du 14.12.2005 du Tribunal fédéral 1A.267/2005.

Cf. la chronologie en annexe.

8597

15 septembre 2004, mais qu'il n'avait pas encore statué sur la demande d'extradition.

Le chef du DFJP a répondu à l'ODR comme suit: «Nous ne pouvons pas simplement accepter cela ainsi.» La demandé s'il existait un moyen de l'engager un recours et a exigé l'établissement d'un rapport sur les moyens d'action envisageables pour contrecarrer les conséquences négatives de ces décisions.

L'ODR lui a soumis le rapport demandé le 8 octobre 2004. L'office y précisait à plusieurs reprises que l'OFJ, après examen des documents complémentaires que lui avaient fournis les autorités albanaises, était parvenu à la conclusion qu'il n'existait aucune raison sérieuse de penser que les intéressés étaient poursuivis pour des motifs politiques, que la procédure judiciaire n'avait pas été créée de toutes pièces et que l'extradition était possible du fait des garanties élevées qui avaient été données concernant le respect des droits fondamentaux. En résumé, l'ODR a indiqué qu'il examinerait l'ouverture d'une procédure de révocation de l'asile de manière approfondie et en collaboration étroite avec l'OFJ, et qu'il informerait le chef du département en temps utile des résultats de ses travaux. Sur quoi, le chef du DFJP a donné l'instruction suivante: «Il faut que quelque chose se passe.».

Un peu moins d'une année plus tard, le 13 septembre 2005, l'OFJ a informé le chef du DFJP de sa nouvelle décision d'extradition du 12 septembre 2005 (cf. ch. 3.2). Il a indiqué que si la décision venait à entrer en force (rejet d'éventuels recours par le Tribunal fédéral), l'extradition ne pourrait être exécutée que si l'ODM révocait l'asile par la suite. Le 22 septembre 2005, soit un jour après sa visite en Albanie, le chef du DFJP a donné l'ordre suivant: «Il faut absolument faire passer cette décision. Au besoin, l'ODM doit retirer le statut de réfugié!».

Le 5 janvier 2006, l'OFJ a informé le chef du DFJP que le Tribunal fédéral s'était opposé, dans un arrêt rendu le 14 décembre 2005, à l'extradition des Albanais vers leur pays de provenance, arguant que leur demande d'asile avait été acceptée.

L'arrêt du Tribunal fédéral ayant clarifié les questions relatives à la relation entre l'extradition et l'asile, l'OFJ entendait soumettre les deux cas à l'ODM pour qu'il étudie une éventuelle révocation de l'asile, en joignant l'ensemble
des documents d'extradition. Selon l'OFJ, cet examen se révélait d'autant plus judicieux que ni l'ODM ni la CRA n'avaient eu connaissance de la totalité des documents d'extradition fournis par les autorités albanaises au moment où ils ont pris la décision en matière d'asile. Dans un courriel envoyé par la suite à l'OFJ, le Secrétariat général du DFJP a expliqué que le chef du département souhaitait connaître «les moyens permettant de s'assurer qu'aucun criminel et auteur de délits graves ne bénéficie d'une protection dans notre pays.». L'OFJ, au même titre que l'ODM, s'est ainsi vu confier le mandat d'évaluer la situation, d'identifier les moyens d'action envisageables (outre la révocation de l'asile) et de définir les prochaines étapes de la procédure en cours.

Le 12 janvier 2006, l'OFJ a précisé au chef du DFJP que le droit suisse ne contient aucune réglementation explicite relative à la relation entre l'extradition et l'asile et que, partant, toute modification de la pratique en vigueur, selon laquelle le statut de réfugié prime l'extradition, impliquerait nécessairement une révision des bases légales. En pratique, l'ODM et l'OFJ échangent régulièrement des informations relatives aux cas qu'ils traitent. Depuis le cas des deux Albanais, l'OFJ constate aussi une amélioration de l'échange d'informations avec la CRA. Pour documenter ces dernières déclarations, l'OFJ a joint le catalogue de mesures que la CRA a 8598

rédigées le 21 février 2005 à l'issue d'une discussion intervenue entre l'OFJ, l'ODM et la CRA le 31 janvier 2005 (cf. ch. 4.2).

Conformément aux instructions qu'il avait reçues, l'ODM a expliqué ce même jour au chef du DFJP qu'en présence de requérants d'asile présumés criminels, il utilisait systématiquement l'ensemble des sources et des moyens de clarification à disposition et adaptés au cas d'espèce pour déterminer l'existence d'une infraction pénale et éviter ainsi que les personnes concernées obtiennent l'asile en Suisse. A cette fin, l'ODM travaille en étroite collaboration avec d'autres offices fédéraux, tout particulièrement avec l'Office fédéral de la police (Fedpol). L'ODM a en outre indiqué que les clauses d'exception de la loi sur l'asile étaient appliquées de manière conséquente. Ainsi, pour autant que les conditions requises soient réunies, la reconnaissance du statut de la qualité de réfugié et l'asile peuvent être refusés à une personne. Il y a néanmoins lieu de se conformer en tout cas aux exigences énoncées à l'art. 3 CEDH16, selon lequel aucun étranger ne peut être renvoyé dans un pays où il est menacé de torture ou de traitements inhumains. S'agissant du cas des deux Albanais, l'ODM a maintenu que la CRA lui a ordonné d'accorder l'asile après avoir admis que les procédures pénales étaient manifestement engagées pour des motifs politiques. D'un commun accord avec l'OFJ, l'introduction d'une procédure de révocation à la suite de la décision rendue par la CRA aurait été abandonnée. De l'avis de Fedpol, les deux réfugiés albanais ne présentaient aucun danger pour la Suisse, raison pour laquelle une expulsion par le Conseil fédéral n'est pas entrée en ligne de compte. L'ODM s'est prononcé comme suit: «C'est la présomption d'innocence qui s'applique aux deux réfugiés reconnus. Il n'a nullement été établi qu'il s'agit effectivement de criminels. L'ODM procédera à une analyse de l'ensemble des documents réunis dans le cadre de la procédure d'extradition et décidera s'il y a lieu d'introduire une procédure de révocation de l'asile.».

Dans l'intervalle, l'ODM a examiné la question de l'introduction d'une procédure de révocation de l'asile. Dans un avis destiné à la CdG-E, l'office a indiqué que l'analyse des documents d'extradition et l'évolution récente de la situation politique en
Albanie ne font apparaître, depuis la décision de la CRA du 13 septembre 2004, aucun changement fondamental, tant d'ordre général qu'individuel, de nature à justifier une révocation de l'asile à l'heure actuelle (situation à fin mars 2006). En ce qui concerne la situation politique, l'ODM est d'avis qu'avec le changement intervenu à la tête du gouvernement en septembre 2005, à savoir le retour au pouvoir de Sali Berisha, la situation revient à celle de 1996, lorsque les deux réfugiés ont, selon la CRA, fait l'objet d'un complot politique. Aussi l'office soutient-il qu'il n'y a pas lieu de parler d'une évolution radicale et durable de la situation en faveur des réfugiés, précisant par ailleurs que la situation des réfugiés n'a pas évolué non plus, puisque la procédure pénale engagée contre eux, dans laquelle la CRA a vu des motifs politiques, est toujours en cours.

Le 17 janvier 2006, soit trois jours avant le discours à l'Albisgüetli, le Secrétariat général du DFJP (SG-DFJP) a envoyé à l'ODM par courrier électronique un extrait du discours contenant l'exemple des deux Albanais, en priant l'office d'en vérifier l'exactitude. Le SG-DFJP demandait par ailleurs à l'ODM si certaines affirmations concernant les deux Albanais tirées d'un article paru le 13 janvier 2006 dans l'hebdomadaire Schweizerzeit sous la plume d'Ulrich Schlüer étaient conformes à la 16

Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4.11.1950 (CEDH; RS 0.101).

8599

réalité, car le chef du DFJP entendait les utiliser dans son discours. La version initiale de ce discours s'inspirait ainsi dudit article de la Schweizerzeit, intitulé «Neue Fehlleistung der Asylrekurs-Kommission ­ Abschaum-Schutz» («La Commission de recours en matière d'asile commet une gaffe de plus en volant au secours de la racaille»), bien que plus mesurée dans sa formulation. Le même jour, l'ODM a répondu par courrier électronique que certaines des affirmations d'Ulrich Schlüer ne correspondaient pas aux arrêts qui avaient été rendus. L'ODM précisait par ailleurs à nouveau que la CRA était arrivée à la conclusion que les procédures pénales ouvertes en Albanie relevaient d'un «complot politique» et qu'elle avait noté «des vices de procédure flagrants et des indices d'agissements criminels de la part des autorités chargées de l'enquête». L'ODM concluait en ces termes: «La présomption d'innocence doit dès lors l'emporter, car on ne peut nullement établir qu'il s'agissait effectivement de criminels. Aussi ne pouvons-nous que vivement vous recommander de ne pas utiliser ce passage pour le discours du conseiller fédéral Christoph Blocher, ou à tout le moins de modifier tous les passages dans lesquels le mot apparaît.». La version écrite du discours publiée sur Internet (cf. ch. 2.1) correspond à quelques passages près au projet soumis à l'ODM: seule la partie qui se fondait directement sur les affirmations figurant dans l'article de la Schweizerzeit et considérées comme inexactes par l'ODM, a ainsi été supprimée.

4.1.2

Contacts entre la CRA et le chef du DFJP

Un article paru dans le SonntagsBlick du 17 octobre 2004 sur la décision rendue par la CRA le 13 septembre 2004 a incité le président de la CRA à rédiger, en date du 18 octobre 2004, un courrier à l'attention du chef du DFJP. L'article, intitulé «Soupçons sur une autorité fédérale» (titre original en allemand : «Behörde unter Verdacht»), pose la question de savoir si la CRA a accordé l'asile à deux criminels présumés. Par sa décision, la CRA aurait déclenché une nouvelle controverse. Des critiques auraient été émises par Fedpol. De l'avis du président de la CRA, l'article paru dans le SonntagsBlick est susceptible de nuire à la réputation de la commission et à la confiance dans sa jurisprudence. Il a estimé que le journal avait établi un lien avec l'extrémisme et le terrorisme, avant d'expliquer que ce n'était pas la première fois que la CRA devait faire face au reproche, humiliant et dénué de tout fondement, selon lequel elle accordait l'asile à des terroristes et à des extrémistes. Plusieurs éléments laissent à penser que le SonntagsBlick aurait eu accès à des informations non publiées relatives aux décisions par l'intermédiaire du Service d'analyse et de prévention (SAP).

S'agissant des décisions prises en matière d'asile dans le cas des deux Albanais, le président de la CRA a fait la déclaration suivante: «L'affaire concerne deux ressortissants albanais qui sont considérés comme des criminels de droit commun par les autorités de leur pays d'origine, alors que la commission est arrivée à la conclusion qu'ils étaient innocents et qu'ils avaient été poursuivis pour des motifs politiques. L'asile a été accordé dans les deux cas. L'un des plaignants est le fils de l'ancien ministre de l'intérieur albanais X. Ce dernier, qui est un opposant politique à Sali Berisha, a été libéré de prison en 1997, au moment où M. Berisha a été destitué. Depuis, X vit plus ou moins caché. Une autre personne de leur entourage est décédée après sa détention.».

8600

Le 22 octobre 2004, le chef du DFJP a réagi en affirmant que, selon lui, ce cas devait être discuté avec toutes les autorités concernées. Il a fait référence à la note d'information envoyée par l'ODR en date du 8 octobre 2004 et aux craintes de l'office, et a joint le document en question à son courrier. Quant aux doutes sur une indiscrétion commise par Fedpol, le chef du DFJP a indiqué qu'il soupçonnait plutôt l'avocat des Albanais. Il n'a pas développé ce point, mais a fait parvenir une copie de sa lettre au directeur de l'office. Dans une lettre du 6 décembre 2004 adressée au président de la CRA, le chef du Service d'analyse et de prévention a «résolument» protesté contre les propos par lesquels il accuse son service d'avoir violé le secret de fonction, et l'a prié d'en démontrer le bien-fondé. Dans sa réponse, le président de la CRA a développé les points qui l'avaient conduit à émettre ces soupçons.

Le 3 décembre 2004, le président de la CRA a informé le chef du DFJP qu'une discussion avait eu lieu le 29 novembre 2004 avec les directeurs de Fedpol et de l'ODR au sujet des décisions rendues dans le cas des deux Albanais. L'analyse de la situation initiale aurait notamment fait apparaître que de telles procédures étaient extrêmement rares. Les participants seraient convenus de la nécessité d'optimiser la communication entre les services d'information et d'analyser la pratique en matière de procédures parallèles de l'extradition et dans le domaine de l'asile.

Enfin, le 4 mars 2005, le président de la CRA a signalé au chef du DFJP que plusieurs discussions avaient eu lieu dans l'intervalle avec Fedpol, l'ODM, l'OFJ et le responsable de l'information du DFJP. Si elles n'ont pas donné l'occasion à la CRA de recueillir de nouvelles informations en rapport avec sa jurisprudence, elles auraient permis de lever certains flous dans les procédures. Le président de la CRA a qualifié le climat des discussions d'ouvert et de constructif. Il a aussi précisé que la CRA avait rédigé au préalable des documents de travail qui soumis aux représentants des différents offices fédéraux concernés le 18 février 2005, avant d'être traités par l'ensemble des collaborateurs de la CRA le 2 mars 2005. Pour la CRA, l'affaire était donc close. La CRA avait par ailleurs l'intention d'examiner la mise en oeuvre des mesures prises au moyen d'un suivi interne.

4.2

Coordination entre les autorités concernées

Le cas des deux Albanais a donné lieu à une séance de coordination entre les différents services concernés, sous la direction du président de la CRA. Sur la base des décisions prises au cours de cette séance, des mesures tendant à optimiser la coordination en matière de procédures parallèles de l'extradition et dans le domaine l'asile ont été définies (cf. ch. 4.1.2). Elles portent sur l'échange d'informations entre l'OFJ, l'ODM et la CRA, et règlent la coordination des procédures dans des cas particuliers. En référence au cas d'espèce, le document contient la précision suivante: «Bien que le Tribunal fédéral ait décidé au début des années 90 que la procédure d'asile primait celle d'extradition, la CRA suspendra en règle générale la procédure de recours jusqu'à droit connu sur la procédure d'extradition. Cela n'exclut cependant pas que, dans des cas clairs, une décision de reconnaissance de la qualité de réfugié et/ou d'octroi d'asile soit prise avant celle rendue en matière d'extradition afin de ne pas prolonger inutilement la détention extraditionnelle.». Le 29 mars 2006, l'OFJ a annoncé qu'il examinerait s'il y avait lieu de régler légalement cette coordination et qu'il formulerait, le cas échéant, une demande dans ce sens au chef du département (cf. ch. 2.2).

8601

5

Constats et évaluations de la CdG-E

5.1

Au sujet de la présomption d'innocence

5.1.1

Constats

Considérée comme un acquis de l'Etat de droit moderne, la présomption d'innocence est le principe selon lequel toute personne est présumée innocente jusqu'à ce qu'il ait été légalement établi qu'elle est coupable d'actes délictueux17. La garantie de la présomption d'innocence impose des exigences en matière de preuves dans le cadre de la procédure pénale, mais interdit également, selon la doctrine et la jurisprudence, à l'ensemble des organes étatiques de présenter publiquement comme coupable un auteur présumé de délit avant le jugement pénal18. Le cas échéant, il convient de faire preuve de réserve et de présenter tant les faits qui plaident en faveur de sa culpabilité que ceux en faveur de son innocence19.

Le chef du DFJP s'est excusé d'avoir qualifié, à «une seule occasion», les ressortissants albanais de criminels au lieu de criminels présumés. Publiée sur Internet et utilisée à maintes reprises par le chef du DFJP depuis cet incident - qui a trouvé un large écho public et médiatique - l'expression «criminels présumés» a été qualifiée d'atteinte à l'honneur par l'avocat des deux réfugiés. Entre-temps, ce dernier a déposé contre le chef du DFJP une plainte pénale pour atteinte à l'honneur et engagé une action civile pour atteinte à la personnalité.

La CdG-E constate que le chef du DFJP n'a pas seulement présenté les deux réfugiés comme des criminels dans son discours oral à l'Albisgüetli, mais qu'il a déclaré que «l'un des deux avait deux meurtres à son actif, et quinze attaques à main armée». Un peu plus loin, en outre, il a déclaré ce qui suit: «Tandis que nous, nous avons ici deux Albanais, auxquels nous donnons refuge au motif qu'ils seraient poursuivis s'ils retournaient dans leur pays. Mais c'est tout à fait normal quand on a commis un meurtre.».

Dans ses interventions publiques, le chef du DFJP a mis un point d'honneur à rappeler que les deux Albanais étaient des criminels présumés. Au Conseil des Etats, il a par ailleurs laissé sous-entendre à deux reprises que les Albanais ou leur avocat auraient fait valoir le caractère politique des délits. En d'autres termes, les deux Albanais auraient commis les infractions mais allégueraient des motifs de nature politique (délits politiques). En réalité, les deux ressortissants albanais et leur avocat ont toujours déclaré qu'ils n'avaient commis aucun des délits de droit commun dont ils étaient accusés, mais que ces délits leur auraient été imputés pour des raisons politiques.

17 18 19

Jörg Paul Müller, Droits fondamentaux en Suisse dans le cadre de la Constitution fédérale de 1999, des pactes de l'ONU et de la Convention européenne des droits de l'homme, Berne, 1999, p. 559 ss.; voir aussi art. 32, al. 1, Cst. et art. 6, ch. 2, CEDH.

Franz Zeller, Zwischen Vorverurteilung und Justizkritik, thèse juridique, Berne, 1998, p. 97 ss.

Müller, op.cit., p. 565.

8602

Il ressort des dossiers que, peu après le 13 septembre 2004, le chef du DFJP a déjà été mis en garde par son département contre les conséquences négatives éventuelles des décisions rendues en matière d'asile à cette date (cf. ch. 4.1.1). Il a ainsi été sensibilisé au fait que ces décisions pourraient inciter des criminels présumés à déposer une demande d'asile en Suisse pour se soustraire à une poursuite judiciaire dans leur pays d'origine.

Les premières informations que l'ODR et l'OFJ ont transmises au chef du DFJP font brièvement mention et à une reprise, des considérants des décisions prises par la CRA. Ces documents n'évoquent cependant jamais l'éventualité que les Albanais aient pu être innocents et victimes d'une poursuite judiciaire engagée pour des motifs politiques. Le chef du DFJP a toutefois été informé par le président de la CRA, peu après le verdict (cf. ch. 4.1.2), que la commission avait conclu à l'innocence des deux réfugiés et à une poursuite engagée pour des motifs politiques.

Ce n'est que plus tard dans la procédure ­ le 12 janvier 2006 ­ que l'ODM a expressément rendu attentif le chef du DFJP à la présomption d'innocence. Enfin, l'ODM a recommandé, et même vivement, de ne pas utiliser l'exemple des Albanais lors du discours à l'Albisgüetli ou à tout le moins de modifier les passages dans lesquels le mot «criminels» apparaissait (cf. ch. 4.1.1).

La CdG-E s'est adressée à l'ODM dans le but de clarifier dans quelle mesure l'octroi de l'asile aux deux Albanais était susceptible de créer un précédent et d'inciter de nombreux Albanais à déposer une demande d'asile en Suisse pour échapper à une poursuite judiciaire, comme l'avait affirmé le chef du DFJP. Dans sa prise de position du 30 mars 2006, l'ODM a expliqué que les craintes qui avaient été exprimées ne s'étaient pas confirmées. L'office n'a pas constaté de demande d'asile analogue. L'effet boule de neige redouté n'a pas eu lieu.

5.1.2

Evaluation

La CdG-E n'a pas à déterminer si les propos du chef du DFJP sur les deux réfugiés albanais relèvent, le cas échéant, du droit pénal ou du droit civil. L'évaluation qui suit se cantonne donc au point de vue de la haute surveillance parlementaire.

Lors de ses excuses publiques, le chef du DFJP a présenté comme un lapsus le fait d'avoir qualifié au cours de son discours oral à l'Albisgüetli les deux réfugiés albanais de «criminels» au lieu de «criminels présumés». De son point de vue, la phrase «Mais c'est tout à fait normal quand on a commis un meurtre» doit être comprise de la même manière. Difficile de voir un simple lapsus dans ces déclarations: on ne peut au contraire que déduire du discours oral que le conseiller fédéral chargé de la justice considère les deux Albanais coupables, et c'est d'ailleurs ce qu'il a dit, sans équivoque possible. Même dans la version écrite du discours, le lecteur ne peut s'empêcher de penser qu'il doit vraisemblablement s'agir de criminels: pourquoi sinon serait-il si inadmissible que ces deux personnes aient obtenu l'asile en Suisse?

Après son discours, le chef du DFJP a souligné lors de plusieurs interventions publiques qu'il était fondé à qualifier les deux Albanais de «criminels présumés», puisque la justice albanaise les accusait toujours d'avoir commis des crimes graves.

Le chef du DFJP omet à cet égard que la CRA a accordé l'asile aux deux personnes concernées, après être arrivée à la conclusion que de nombreux indices et des 8603

éléments prépondérants du dossier laissent à penser que la procédure pénale avait été engagée contre les plaignants pour des motifs politiques et qu'il était établi au degré de vraisemblance prépondérante que les Albanais étaient innocents des crimes dont on les accusait (et dont on continue de les accuser). Or, les décisions rendues par la CRA sont contraignantes pour toutes les autorités en Suisse: «Quiconque a obtenu l'asile en Suisse (...) est considéré, à l'égard de toutes les autorités fédérales et cantonales, comme un réfugié au sens de la (loi)» (art. 59 LAsi). Ces dernières sont donc tenues de considérer les deux Albanais comme des innocents bénéficiant du statut de réfugié. Elles doivent notamment en tenir compte lors de leurs déclarations publiques, même quand les personnes concernées ne sont pas nommées explicitement, mais que des éléments permettent de les identifier.

Le droit d'asile vise à protéger les personnes menacées dans leur pays d'origine ou de provenance. Dans le cas présent, les intéressés sont victimes d'une forme de persécution ordinaire engagée par un Etat, à savoir une poursuite pénale pour des motifs politiques. Dès lors que l'instance suprême a accordé l'asile à ces deux personnes, le fait qu'une autorité qualifie publiquement deux réfugiés reconnus de criminels présumés qui devraient être livrés à leur pays d'origine ou de provenance pour y répondre des actes qui leur sont imputés, est en contradiction avec le principe de protection qui sous-tend la loi sur l'asile, parce que c'est précisément de cette procédure judiciaire, et de la détention préventive qui les attendrait, que l'asile est censé les protéger.

Après son discours à l'Albisgüetli, le chef du DFJP a fait valoir que son propos ne portait pas tant sur la situation particulière des deux Albanais que sur le précédent qui avait été créé: désormais, des prévenus pourraient chercher à se soustraire à la justice de leur pays en demandant l'asile en Suisse.

Les dossiers indiquent que le chef du DFJP suit cette affaire depuis les décisions rendues par la CRA le 13 septembre 2004, selon les informations que lui donnait l'ODR. Il est compréhensible que le chef du DFJP se soit inquiété de leurs éventuelles répercussions. Par ailleurs, qu'une autorité évalue à l'interne les conséquences d'une décision judiciaire n'a
rien d'inhabituel. Les informations recueillies auprès de l'ODR et de l'OFJ laissent cependant entendre que les autorités chargées de l'asile et, respectivement, de l'extradition, ont eu de la peine à se soumettre à leur instance de contrôle judiciaire et à accepter ses décisions. Leur point de vue a manifestement été largement soutenu par le chef du DFJP, alors qu'il n'a pas été tenu compte des informations fournies par le président de la CRA, d'où il ressortait que la commission était arrivée à la conclusion que les réfugiés albanais étaient innocents et qu'ils étaient poursuivis pour des motifs politiques. Il est en revanche étonnant que le chef du DFJP ait ignoré la recommandation de l'ODM, qui avait expressément conseillé après analyse de la version initiale du discours de veiller au respect de la présomption d'innocence.

Il est tout à fait possible que les déclarations du chef du DFJP n'aient pas tant été motivées par le cas particulier des deux Albanais que par la volonté d'empêcher que la Suisse ne devienne un pôle d'attraction pour les criminels. Néanmoins, ces craintes se sont révélées clairement infondées dans le courant de l'année 2005 et le chef du DFJP aurait eu tout loisir de porter cet élément à la connaissance de l'ODM.

D'autres considérations politiques semblent cependant avoir pesé dans la balance: la criminalité organisée et le trafic de drogue constituent un problème en Albanie et leurs effets se font ressentir jusqu'en Suisse. Notre pays a donc intérêt à ce que la coopération policière avec l'Albanie soit renforcée, afin de soutenir la lutte contre la 8604

criminalité dans ce pays. Dans son discours à l'Albisgüetli et devant le Conseil des Etats (cf. ch. 2.1 et 2.2), le chef du DFJP a ainsi expliqué que le nouveau gouvernement de Sali Berisha avait pour but de combattre la criminalité et consolider l'état de droit en Albanie et que, pour cette raison, l'Albanie avait besoin de l'entraide judiciaire de la Suisse et de l'extradition des deux Albanais.

S'il est tout à fait normal, voire indispensable, que le conseiller fédéral chargé de la justice ait des objectifs politiques, il n'est pas adéquat, selon notre conception de l'Etat de droit, qu'il intervienne, publiquement et pour des raisons politiques, dans des procédures judiciaires au désavantage des personnes concernées. Dans le cas qui fait l'objet du présent rapport, cette attitude est d'autant plus choquante que les deux réfugiés albanais ont exposé de manière crédible durant la procédure d'asile qu'ils étaient précisément persécutés par le régime du chef du gouvernement revenu au pouvoir en automne dernier, et que ce régime cherchait justement à engranger des résultats dans la lutte contre la criminalité pour des motifs électoraux en présentant un prétendu groupe terroriste. Or, voilà qu'ils apprennent que le conseiller fédéral chargé de la justice dans leur pays d'asile soutient publiquement la procédure engagée par ce gouvernement. Du point de vue de la CdG-E, il y a là contradiction avec la conception du droit et la tradition humanitaire de la Suisse.

5.2

Au sujet des critiques émises sur les arrêts du Tribunal fédéral et à l'endroit de la CRA

5.2.1

Constats

Critiques émises sur les arrêts du Tribunal fédéral Le chef du DFJP a précisé à la sous-commission de la CdG-E que ses critiques n'avaient jamais visé le Tribunal fédéral, mais uniquement la CRA. En accordant précipitamment la qualité de réfugié aux deux Albanais, cette dernière aurait, selon lui, empêché le Tribunal fédéral de procéder à leur extradition (cf. également à ce sujet les déclarations du chef du DFJP citées au ch. 2.2). Or, le président du Tribunal fédéral maintient que le conseiller fédéral chargé de la justice a également critiqué le Tribunal fédéral. Lors de son intervention dans l'émission télévisée «10vor10» du 21 mars 2006, il a déclaré que le conseiller fédéral chargé de la justice a donné une mauvaise image de la plus haute instance judiciaire en prétendant qu'elle refuse d'extrader des criminels. Dans la prise de position qu'il a adressée le 3 avril 2006 à la CdG-E, le président du Tribunal fédéral a indiqué que, tant dans la version écrite qu'orale de son discours, le chef du DFJP a non seulement reproché à la CRA d'avoir reconnu la qualité de réfugié à des personnes accusées de crimes graves voire à des criminels, mais a aussi critiqué le Tribunal fédéral: «Le Tribunal fédéral a ordonné la libération de ces deux individus20, le remboursement des frais d'avocat, d'interprétation et de traduction et l'indemnisation des intéressés.». Pour sa part, le chef du DFJP maintient qu'il n'y a lieu de voir aucune critique à l'endroit du Tribunal fédéral dans cette déclaration.

20

Nous citons ici la traduction française publiée sur le site internet du DFJP. Le texte original en allemand comprenait une nuance supplémentaire: «(...) auch das Bundesgericht verfügte die Freilassung (...)», qui pourrait, par exemple, être traduite de la manière suivante: «Le Tribunal fédéral a lui aussi ordonné la libération de ces deux individus (...)».

8605

Critiques à l'endroit de la Commission de recours en matière d'asile Le chef du DFJP a déclaré à la sous-commission de la CdG-E qu'il avait critiqué la CRA et qu'il la critiquait toujours, précisant qu'il était dans son droit et que ses critiques étaient justifiées.

Cas des deux Albanais Dans la version orale du discours qu'il a prononcé à l'Albisgüetli (cf. ch. 2.1), le chef du DFJP n'a pas expressément fait mention de la CRA lorsqu'il a cité l'exemple des deux Albanais. En substance, la teneur de sa déclaration était la suivante: d'abord la Suisse donne refuge à des personnes qui se sont rendues coupables de crimes graves et qui font valoir qu'elles sont poursuivies; ensuite c'est aux instances concernées qu'il appartient d'assumer la décision prise, pas à lui; enfin, la situation fait apparaître un dysfonctionnement auquel il convient de remédier. Pour un lecteur moyen, le texte de la version écrite du discours peut être compris comme suit: la CRA a accordé l'asile à des personnes qui se sont rendues coupables de crimes graves et la situation fait apparaître un dysfonctionnement important auquel il convient de remédier. Si la version écrite précise que les personnes sont accusées de crimes graves, il reste que le contexte donne à penser que les accusés sont coupables. Dans le cas contraire, l'affaire n'aurait pas donné lieu à la critique. Celle-ci ne porte donc pas sur d'éventuelles lacunes du droit d'asile mais sur l'action de la CRA en tant qu'autorité («Un cas clair? Oui. Mais pas pour la Commission de recours en matière d'asile»).

Après son discours, le chef du DFJP a précisé que sa critique portait sur le fait que la CRA a statué avant d'être en possession des documents complémentaires exigés auprès des autorités albanaises dans le cadre de la procédure d'extradition, empêchant ainsi le Tribunal fédéral, lié par cette décision, d'autoriser l'extradition des deux Albanais. Cette critique ayant par la suite pris une importance fondamentale, la CdG-E a entrepris de procéder à des clarifications plus approfondies, dont le résultat est exposé ci-après.

Les dossiers indiquent que la CRA a reçu une copie de deux notes diplomatiques que l'OFJ avait adressées à l'ambassade albanaise à Berne. Datée du 15 juillet 2004, la première note fait apparaître que le délai fixé à Tirana pour la remise des
documents complémentaires avait été fixé dans un premier temps au 29 juillet 2004.

La seconde note diplomatique, rédigée le 12 août 2004, indiquait que les documents remis le 29 juillet 2004 ne satisfaisaient pas aux exigences et qu'en conséquence, un nouveau délai avait été fixé au 25 août 2004. A l'échéance de ce délai, la CRA a attendu près de deux semaines et demie avant de statuer sur ces cas, soit le 13 septembre 2004. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il n'a pas immédiatement fait suivre les documents en question à la CRA, l'OFJ a indiqué qu'il souhaitait préalablement les étudier. Le 27 septembre 2004, l'Albanie a remis spontanément à l'OFJ un nouveau document sans l'en avertir auparavant.

Ni la prise de position de la CRA du 13 mars 2006 ni les informations complémentaires fournies par le juge d'instruction en date du 10 avril 2006 ne permettent de conclure à une obligation, légale ou autre, pour la CRA, d'être en possession de ces documents pour pouvoir prendre une décision. Dans la mesure où elle ne connaissait pas leur contenu, la CRA a indiqué qu'elle n'était pas en mesure de déterminer s'il eut été judicieux d'attendre lesdits documents. Force est de 8606

reconnaître toutefois que, même s'ils avaient été portés à sa connaissance, les documents en question n'auraient pu influer sur sa décision d'accorder l'asile aux deux Albanais que s'ils avaient fourni des indices plausibles quant à la culpabilité des requérants. Le cas échéant, ces derniers auraient été jugés indignes d'obtenir l'asile et auraient été déboutés. La CRA a précisé qu'il ne fallait pas s'attendre à recevoir de telles preuves, rappelant, d'une part, qu'il n'y a pas lieu d'en exiger dans le cadre de la procédure d'extradition ou de la part de l'Etat requérant, et d'autre part, que le dossier complet du procès en première instance avait fait apparaître qu'aucune preuve n'avait pu être produite au cours des années de procès et qu'il était peu probable que de tels éléments puissent être apportés à l'avenir. Elle jugeait par ailleurs que s'il était courant d'exiger des garanties de l'Etat requérant dans le cadre d'une procédure d'extradition, la présentation de garanties ne revêtait pas de priorité dans une procédure d'asile.

Le point de vue de l'OFJ diverge de la CRA sur ce point. Dans l'avis qu'il a fait parvenir à la CdG-E le 30 mars 2006, il a précisé que la CRA était d'office tenue de constater les faits pertinents et, partant, de considérer l'ensemble des éléments importants pour la décision. Compte tenu des instructions que le Tribunal fédéral a données à l'OFJ concernant le déroulement ultérieur de la procédure d'extradition et la gravité des délits visés par l'accusation, il aurait été indispensable, de l'avis de l'office, d'être en possession des documents complémentaires des autorités albanaises.

Le Tribunal fédéral et la CRA se sont tous deux exprimé sur la coordination entre les procédures d'asile et d'extradition et sur les priorités en la matière. L'avis du Tribunal fédéral était le suivant: «Les critères d'octroi de l'asile (art. 3 LAsi) correspondent dans une large mesure à ceux qui régissent le refus de l'extradition. Les exigences en matière de preuve sont également comparables: tandis que dans la procédure d'asile, le requérant doit uniquement rendre vraisemblable qu'il est un réfugié (art. 7 LAsi), tout obstacle à l'extradition doit nécessairement reposer sur des «sérieux motifs». Dès lors, les évaluations devraient généralement être conformes. [...] Lorsque la
procédure d'asile est encore en cours et le Tribunal arrive à la conclusion que l'extradition est admise, cette dernière est approuvée sous réserve que la demande d'asile soit rejetée (cf. par ex. ATF 122 II 373, ch. 6 des conclusions, p. 381). Cette condition vise à éviter que les autorités en matière d'asile et d'extradition ne prennent des décisions contradictoires. Si la décision des autorités en matière d'asile diverge de celle du Tribunal fédéral, l'extradition n'a pas lieu. Pour autant que l'asile ait préalablement été accordé, l'extradition ne peut pas être approuvée. La demande d'extradition étant rejetée le cas échéant, on peut admettre que la décision rendue en matière d'asile est prioritaire.».

Pour sa part, la CRA a indiqué que la priorité était différente selon les cas. A ses yeux, il est important pour les autorités compétentes en matière d'extradition de savoir si la personne satisfait aux critères de la qualité de réfugié. En effet, selon les cas, il y a lieu de rejeter la demande d'extradition ou d'exiger des garanties plus ou moins étendues. Sous cet angle, la procédure d'asile pourrait être considérée comme étant prioritaire. La CRA a précisé par ailleurs que la preuve de la bonne réputation du requérant est fondamentale pour l'octroi de l'asile, rappelant que l'asile n'est pas accordé aux réfugiés qui se sont rendus coupables d'actes répréhensibles, qui ont porté atteinte à la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse ou qui l'ont compromise. Aussi est-il souvent judicieux de consulter les dossiers de la procédure 8607

d'extradition. En se référant au cas des deux Albanais, la CRA a fait la déclaration suivante: «La question ouverte qui subsistait dans la procédure a été clarifiée par l'arrêt du Tribunal fédéral du 8 juillet 2004, en ce sens que les nombreux éléments de poids qu'il a fait apparaître s'opposent aux accusations formulées par les autorités albanaises et privilégient l'hypothèse selon laquelle ces accusations auraient été montées de toutes pièces par les autorités. Sur la base des maigres preuves ­ pour ne pas dire inexistantes ­ des délits commis par les plaignants, la CRA estimait qu'il y avait lieu de statuer sur leur demande, d'autant que, comme il est communément admis, aucune preuve n'est exigée pour la reconnaissance de la qualité de réfugié, la présomption étant suffisante.». La CRA aurait ainsi contribué à simplifier considérablement la procédure d'extradition, étant entendu que l'extradition aurait été accordée uniquement sous réserve d'une décision d'asile négative entrée en force. La CRA a signalé qu'elle ne pouvait pas prévoir que l'OFJ n'abandonnerait pas son projet d'extradition en dépit de l'arrêt du Tribunal fédéral du 8 juillet 2004 et des décisions en matière d'asile du 13 septembre 2004, et qu'il lierait la décision d'extradition à une nouvelle réserve qui, conformément à l'arrêt du Tribunal fédéral du 14 décembre 2005, est illicite.

Elle a précisé par ailleurs qu'il s'agissait, en l'espèce, de cas prioritaires. «Soit il s'agissait de criminels (à traiter en priorité), soit d'innocents qui se trouvaient en détention extraditionnelle. Si la CRA était parvenue à la conclusion que les deux plaignants n'étaient pas des réfugiés au sens juridique, la décision relativement rapide de la CRA n'aurait pas été contestée. Toutefois, le résultat d'une procédure ne saurait permettre en soi de déterminer s'il y a lieu dorénavant de donner la priorité à la procédure d'asile ou plutôt à celle d'extradition.».

La sous-commission a consulté les documents complémentaires remis par les autorités albanaises, dans la mesure où ils présentaient un intérêt. Ils comprenaient des traductions officielles des jugements prononcés jusqu'à ce jour par les tribunaux albanais, des explications relatives au droit de procédure pénale albanais (notamment concernant les délais d'enquête du Ministère public), l'acte
d'accusation, des informations sur des examens complémentaires conduits par le Ministère public ainsi que, comme demandé, des garanties concernant la conformité de la procédure pénale aux principes d'un Etat de droit. La traduction complète et certifiée conforme du jugement rendu en première instance est particulièrement intéressante. En effet, sur l'essentiel des points que la CRA en particulier avait jugés fondamentaux pour la question de l'asile (manipulation des éléments de preuve, contrefaçon ou utilisation abusive des signatures, etc.), la traduction certifiée a confirmé l'exactitude de la traduction non autorisée que les plaignants avaient remis aux autorités suisses. Le rapport établi par le Ministère public albanais dans lequel sont consignés les résultats de ses investigations complémentaires ne font apparaître aucun indice plausible, encore moins des preuves, permettant de conclure à la culpabilité des deux Albanais (nouvelle référence aux armes retrouvées qui, dès le premier procès, étaient considérées comme non valables, désignation d'un témoin qui est décédé en 1999 et dont il n'est pas exclu, selon la décision de la CRA, qu'il ait été tué par des membres des autorités chargées de l'enquête au cours de la période de détention policière, quelques empreintes digitales et des traces de sang qui ont soi-disant pu être attribuées entre-temps à un coaccusé, et non aux deux Albanais). Les documents comportaient aussi des garanties quant au respect des traités internationaux et des droits de l'homme dans le cadre de la procédure pénale et à l'examen desdites garanties par l'ambassade suisse. Ils ont permis de clarifier 8608

certains points, tels que la question de savoir pourquoi l'instance de recours a annulé la décision (d'après les documents, les motifs étaient purement liés à la procédure).

Cas d'une famille rom à Rüschlikon Lors de son discours à l'Albisgüetli, le chef du DFJP a également adressé deux critiques à la CRA, citant l'exemple d'une famille rom à Rüschlikon. La première portait sur le fait que la famille en question, qui a commis des délits graves répétés ayant engendré des dommages de plusieurs millions de francs, continue de vivre en Suisse parce que le cas est en suspens depuis plusieurs années auprès de la CRA alors que son office, l'ODR (aujourd'hui ODM) avait rapidement rejeté la demande d'asile en première instance. La seconde, relevée dans la version orale de son discours, concerne l'indépendance de la CRA sur le plan organisationnel, tout particulièrement la définition des priorités lors du traitement des cas qui lui sont soumis (cf. la critique figurant dans la citation au ch. 2.1).

Il convient de préciser ici que le chef du DFJP avait déjà ouvertement critiqué dans les médias la manière dont la CRA gérait le cas impliquant cette famille.

Il s'en est expliqué à la sous-commission de la CdG-E lors de l'audition, estimant que la CRA était résolument trop autonome. Ainsi, si cette commission doit pouvoir décider en toute indépendance dans les cas concrets, cette indépendance ne devrait pas être totale pour autant. Il a contesté le fait que ses interventions par rapport à la nécessité de réduire les affaires en suspens ou de définir des priorités dans des cas difficiles comme celui de cette famille, fassent systématiquement l'objet d'une précision selon laquelle la CRA ne peut recevoir aucune instruction en la matière.

Par ailleurs, il a émis une critique générale à l'égard des autorités qui aiment à se prévaloir de leur indépendance, quand bien même les questions qui leur sont soumises n'ont aucun rapport avec l'indépendance du processus décisionnel.

Sur la base d'une requête de surveillance du chef de la Direction des affaires sociales et de la sécurité du canton de Zurich, les sous-commissions «Tribunaux» des Commissions de gestion des deux Chambres (CdG-N et CdG-E) se sont également intéressées à la durée de traitement du cas de cette famille par la CRA début 2006. Fin 2005, ce cas avait
suscité une vive polémique, d'une part parce que les autorités avaient été fortement mobilisées du fait du comportement criminel et asocial de certains membres de la famille, de l'autre parce que la décision de la CRA concernant la levée de l'admission provisoire était en suspens depuis deux ans.

Le 9 janvier 2006, les sous-commissions «Tribunaux» ont prié la CRA de s'expliquer sur la durée de la procédure. Dans sa prise de position du 17 janvier 2006, la CRA a indiqué que les décisions prises dans l'intervalle avaient soulevé des questions complexes, tant du point de vue juridique que pour l'établissement des faits: par rapport à d'autres procédures, ces questions avaient nécessité un nombre élevé de clarifications. Après les graves conflits interethniques intervenus en mars 2004, il s'agissait tout particulièrement de faire un état des lieux permanent de la situation au Kosovo afin de déterminer si un retour au pays de membres de la minorité des Roms de langue albanaise était possible. S'agissant du comportement criminel et asocial de certains membres de la famille en Suisse, il convenait en outre de procéder à d'importantes clarifications, notamment de réunir, auprès des autorités pénales, des expertises et des dossiers déterminants pour la pondération des intérêts en présence. Dans la réponse qu'ils ont adressée le 25 janvier 2006 au chef de la Direction des affaires sociales et de la sécurité du canton de Zurich, les présidents 8609

des sous-commissions «Tribunaux» ont constaté que la consultation des décisions prononcées et la réponse écrite de la CRA avaient fait apparaître que le cas d'espèce était complexe. Si deux ans paraissaient longs eu égard à l'urgence manifeste du dossier, cette durée ne saurait être considérée comme dilatoire.

Autre fait non négligeable dans le cas d'espèce : les sous-commissions «Tribunaux» ont interrogé le président de la CRA en date du 22 février 2006, notamment sur le cas de cette famille rom, sur celui des deux Albanais ainsi que sur les relations entre la CRA et le chef du DFJP. En ce qui concerne les critiques, parfois vives, adressées à la CRA par l'opinion publique dans le cadre de l'affaire sur la famille rom, le président de la CRA a expliqué que cette réaction n'était pas rare, dans la mesure où l'opinion publique n'est pas en possession de tous les éléments de l'affaire et n'est donc pas en mesure d'en comprendre les aboutissants. Dans le cas concernant la famille rom, il a affirmé que la CRA a été couverte des injures les plus grossières avant Noël 2005 et que certains collaborateurs ont été menacés, ce qui avait débouché sur l'ouverture d'une procédure d'enquête de police. Le président de la CRA comprend toutefois que la durée de la procédure ait suscité un mécontentement. Il a précisé que la CRA a toujours ressenti une certaine pression, mais que cette dernière a nettement augmenté et pris une ampleur inquiétante. «Je dis ouvertement et en toute honnêteté que certains de mes collègues sont profondément affectés.». Les collaborateurs de la CRA s'acquittent d'un travail difficile et souvent très pesant; il lui semble dès lors compréhensible qu'ils aient parfois du mal à supporter la critique acerbe dont ils font l'objet.

S'agissant de la relation entre la CRA et le chef du DFJP, le président de la CRA a indiqué que les deux parties se sont rencontrées à plusieurs occasions l'an dernier.

Les échanges auraient fait apparaître des divergences importantes. Ainsi, alors que la CRA a l'impression de s'acquitter de sa tâche et de veiller à une utilisation optimale de ses ressources, en termes quantitatifs également, le conseiller fédéral Christoph Blocher était d'un autre avis. Le président de la CRA a également fait référence à des divergences quant au traitement de certains groupes. Il
a déclaré: «Dans les cas de la famille Y et des deux Albanais, les critiques que le DFJP a adressées à la CRA est claires et, à mon avis, excessives. J'aimerais toutefois préciser qu'il s'agit des seuls cas dans lesquels le conseiller fédéral Christoph Blocher a exercé une influence directe.».

5.2.2

Evaluation

Critiques émises sur les arrêts du Tribunal fédéral La CdG-E part du principe que le chef du DFJP n'entendait critiquer ni le Tribunal fédéral ni ses arrêts. Il n'a d'ailleurs jamais mentionné le Tribunal fédéral dans son discours oral. Dans la version écrite du discours publiée sur Internet, en revanche, compte tenu des critiques qui étaient adressées à la CRA, le contexte pouvait laisser entendre que le Tribunal fédéral était critiqué pour avoir libéré des criminels, leur avoir remboursé leurs frais et les avoir indemnisés pour leur détention. Le chef du DFJP précisait cependant plus loin que le Tribunal fédéral avait été forcé de rendre cette décision, puisque la CRA avait accordé l'asile aux deux Albanais. En ce sens, il a donc exclu le Tribunal fédéral de sa critique.

8610

Critiques à l'endroit de la CRA et de ses décisions La CRA, en revanche, a subi les foudres du chef du DFJP. Ces critiques portaient aussi bien sur le cas concret des deux Albanais que sur la commission en tant qu'autorité.

Cas des deux Albanais Dans son discours à l'Albisgüetli, le chef du DFJP a tout d'abord présenté le cas des deux Albanais en faisant, pour ainsi dire, comme si la CRA avait accordé l'asile à de grands criminels. Or, les considérants des décisions et les dessous de l'affaire montrent que cette interprétation est fausse: la CRA a accordé l'asile aux deux Albanais parce qu'elle avait acquis la conviction que les intéressés étaient accusés de crimes graves pour des motifs politiques et qu'ils avaient fait valoir à juste titre qu'ils avaient tout lieu de craindre de nouvelles persécutions s'ils rentraient dans leur pays.

La critique du chef du DFJP peut être comprise de deux manières: d'une part, la CRA est arrivée par erreur à la conclusion que les deux intéressés étaient innocents et persécutés. D'autre part la CRA a sciemment accordé l'asile à des criminels. A elle seule, cette ambiguïté montre clairement que la critique manque de nuance et de clarté. Dans l'esprit de l'auditeur ou du lecteur, la critique vise en tout état de cause l'action de la CRA en tant qu'autorité, et pas seulement d'éventuelles lacunes du droit d'asile («Un cas clair? Oui. Mais pas pour la Commission de recours en matière d'asile»).

Le chef du DFJP n'a fait valoir qu'après coup qu'il critiquait avant tout le fait que la CRA avait pris une décision hâtive sans attendre que l'Albanie livre des documents complémentaires dans la procédure d'extradition, décision qui avait empêché le Tribunal fédéral d'approuver l'extradition des deux Albanais. Comme il ressort des documents, cette question a fait l'objet de discussions internes au sein du département depuis les décisions du 13 septembre 2004.

Cette dernière critique ayant par la suite pris une place centrale dans les débats, la CdG-E s'est penchée de près sur ses tenants et ses aboutissants. La commission tient à souligner expressément qu'elle ne porte aucun jugement de fond sur les décisions de la CRA afin de respecter le principe de la séparation des pouvoirs. Le moment où une autorité judiciaire rend une décision faisant partie de l'activité judiciaire, la CdG-E ne se prononce pas plus sur la question de savoir si ce moment était opportun ou non dans le cas d'espèce. Les investigations menées par la commission permettent cependant de reconstituer le déroulement des événements
ayant conduit à cette décision.

Légalement, la CRA n'était pas tenue d'attendre les documents pour prendre sa décision. Il est étonnant que l'OFJ et le chef du DFJP aient par la suite reproché à la CRA de ne pas les avoir attendus, étant donné que l'OFJ lui-même n'a pas transmis immédiatement ces documents après les avoir reçus en date du 25 août 2004. Or, la CRA a non seulement attendu l'expiration du délai qui avait été fixé pour la remise des documents, mais elle n'a rendu sa décision que le 13 septembre 2004 (cf.

ch. 3.2). Il aurait été judicieux, en l'occurrence, que la CRA demande à l'OFJ ce 8611

qu'il en était de ces documents. La CRA elle-même a d'ailleurs précisé qu'il pouvait être judicieux de consulter les dossiers de la procédure d'extradition pour s'assurer de la bonne réputation du demandeur d'asile avant de prendre une décision. En tout état de cause, compte tenu du principe de la séparation des pouvoirs, il ne revient ni au chef du DFJP ni à la CdG-E en sa qualité d'autorité chargée de la haute surveillance de déterminer si la CRA a eu raison ou non de conclure qu'elle pouvait statuer sans ces documents, puisque cette décision relève de la compétence des seules autorités judiciaires.

La CRA a en outre clairement expliqué pourquoi elle pensait que ces documents n'auraient rien changé à sa décision. Une brève analyse de leur contenu montre d'ailleurs que les suppositions de la CRA étaient fondées (cf. ch. 5.2.1). Compte tenu des prises de position des tribunaux, on peut partir du principe que les deux procédures auraient probablement connu la même issue si la CRA avait attendu les documents complémentaires: la CRA a en effet laissé entendre qu'elle aurait de toute manière accordé l'asile aux intéressés. En outre, si le Tribunal fédéral avait rendu son arrêt avant que la CRA ne prenne sa décision, il n'aurait autorisé une extradition le cas échéant qu'à la condition que la demande d'asile ait été rejetée et que cette décision soit exécutoire. Or, la CRA aurait accordé l'asile a posteriori, ce qui aurait empêché toute extradition (cf. ch. 5.2.1). On ne peut en tout état de cause conclure des prises de position des tribunaux que la CRA aurait court-circuité un arrêt du Tribunal fédéral, comme l'a affirmé le chef du DFJP devant le Conseil national.

Le conflit provoqué par cette affaire entre différentes autorités du DFJP et la CRA concernant la coordination de leurs décisions lorsque des procédures d'asile et d'extradition sont ouvertes en parallèle, était connu et avait déjà été largement débattu en janvier 2005. Il avait conduit la CRA à adopter en interne, en mars 2005, des directives sur la coordination des procédures. Difficile dès lors de comprendre pourquoi le conseiller fédéral chargé de la justice a jugé nécessaire de critiquer la CRA dix mois plus tard à l'Albisgüetli à cause de ce conflit, qui plus est dans le cadre de la question des abus en matière d'asile. On peut par
contre supposer que c'est pour se justifier que le chef du DFJP a ensuite porté ce conflit à la connaissance du public, en raison des critiques suscitées par son discours à l'Albisgüetli.

Reste à savoir pourquoi ce sujet a pris une telle ampleur au sein de l'administration.

En effet, compte tenu de la jurisprudence, il fallait s'attendre à ce que le Tribunal fédéral n'autorise pas l'extradition de personnes aux quelles l'asile a été accordé. Or, malgré la décision de la CRA, l'OFJ a ordonné une deuxième fois l'extradition des deux Albanais. Le fait que le chef du DFJP ait indiqué qu'il fallait absolument faire quelque chose dans cette affaire a peut-être joué un rôle dans cette décision. Les instructions du chef du DFJP ont-elles eu une influence directe sur les décisions des autorités administratives de son département? La CdG-E ne s'est pas davantage penchée sur cette question.

Une comparaison de la procédure d'asile et de la procédure d'extradition dans le cas d'espèce indique, du point de vue de la CdG-E, que la coordination n'est pas encore optimale. En effet, bien que les critères régissant l'octroi de l'asile et le refus de l'extradition correspondent largement et que les éléments de preuves que doit présenter la personne intéressée pour motiver sa qualité de réfugié ou pour empêcher son extradition soient également très comparables, ainsi que le relève le Tribunal fédéral, les décisions rendues par l'OFJet le Tribunal fédéral, ainsi que par la CRA, 8612

montrent des différences relativement importantes dans l'application du droit. La CdG-E a d'ores et déjà examiné la question de l'entraide judiciaire internationale, dont relève le droit de l'extradition. Elle se réserve le droit d'approfondir cette question dans le cadre d'une autre enquête.

Cas d'une famille rom Les critiques émises sur la CRA par le chef du DFJP en citant l'exemple d'une famille rom à Rüschlikon portaient d'une part sur la longueur de la procédure et d'autre part sur la trop grande indépendance organisationnelle de la CRA.

La CRA est une autorité judiciaire qui rend ses décisions en toute indépendance. Les juges qui la composent sont nommés par le Conseil fédéral. Du point de vue administratif, la CRA est placée sous la surveillance du Conseil fédéral et sous la haute surveillance de l'Assemblée fédérale; du point de vue organisationnel, elle est rattachée au DFJP. Le chef du DFJP prend part aux décisions concernant les moyens qui sont alloués à la CRA et exerce la surveillance administrative.

La CRA doit accepter que l'autorité de surveillance demande des comptes et des renseignements sur sa gestion, sa charge de travail et les affaires en suspens. Elle ne doit pas être épargnée par la question d'une conception moderne et efficace de la gestion des tribunaux ­ et il est tout à fait légitime que le chef du DFJP s'en préoccupe ­, mais les interventions de l'autorité chargée de la surveillance ne doivent pas aller jusqu'à empiéter sur l'indépendance judiciaire. Où se termine la surveillance et où commence l'ingérence? Le chef du DFJP et la CRA semblent nettement diverger sur cette question. Par ailleurs, le rattachement de la CRA au DFJP est contesté depuis longtemps, notamment parce le DFJP est partie aux procédures judiciaires sur lesquelles la CRA doit se prononcer et que des intérêts politiques sont dès lors susceptibles de jouer un rôle, comme le montre clairement le cas des Albanais. A cet égard, une solution se dessine toutefois: à partir de l'année prochaine, la CRA sera intégrée au nouveau Tribunal administratif fédéral, lequel sera soumis à la surveillance du Tribunal fédéral.

La CRA étant placée sous la direction administrative du DFJP, il revient à son chef de la soutenir et de veiller à ce qu'elle puisse exercer au mieux ses attributions, d'autant que, comme on
le sait, son travail est difficile et parfois très lourd en plus de s'inscrire dans un domaine politique délicat. Etait-il dès lors approprié que le chef du DFJP critique une nouvelle fois, dans son discours à l'Albisgüetli, la durée de la procédure d'asile dans le cas de la famille rom (deux ans), sans indiquer les raisons qui expliquent cette durée, alors que le sujet avait déjà défrayé la chronique?

5.3

Au sujet de la séparation des pouvoirs et du maintien de l'indépendance de la justice

5.3.1

Constats

Le principe de la séparation des pouvoirs implique l'indépendance du pouvoir judiciaire, nécessaire pour préserver les juges de toute tentative de la part du

8613

politique d'influer directement ou indirectement sur les décisions qu'ils rendent21.

Selon la doctrine, une personne détentrice de l'autorité publique ne peut guère se permettre de critiquer une décision de justice. Plus particulièrement, une telle critique, si elle est faite sans mise en perspective nuancée des motifs qui fondent la décision, est considérée comme problématique du point de vue de l'indépendance des juges ­ et cela est d'autant plus vrai lorsque l'autorité d'où émane la critique a la compétence de révoquer un juge ou de décider des moyens qui seront alloués à l'institution judiciaire concernée22.

Dans la prise de position qu'il a adressée à la CdG-E, le président du Tribunal fédéral a répondu à la question de savoir si les déclarations du chef du DFJP avaient selon lui porté atteinte à l'indépendance de la justice: «Oui, elles portent atteinte à l'indépendance de la justice.». Il a en outre fait référence aux considérants de la décision rendue par la CRA et de l'arrêt prononcé par le Tribunal fédéral (cf.

ch. 3.2), en précisant au sujet de sa prise de position dans les médias: «Les considérants des jugements ne sauraient permettre de conclure que la CRA a reconnu la qualité de réfugié à des personnes accusées de délits graves ou à des criminels et que le Tribunal fédéral amis en liberté et refusé d'extrader des personnes accusées de délits graves ou des criminels. Si le conseiller fédéral chargé de la justice ne rectifie pas publiquement les informations erronées et incomplètes ­ il n'a pas exposé les motifs qui ont conduit la CRA et le Tribunal fédéral à prendre ces décisions ­ qu'il a fournies au sujet des décisions prises par les instances judiciaires, elles risquent de porter atteinte à la confiance dans la justice et à son indépendance».

Les autres faits liés à la question de la séparation des pouvoirs et du maintien de l'indépendance de la justice sont renvoyés aux chapitres précédents.

5.3.2

Evaluation

La CdG-E considère qu'une critique émise par une personne investie de l'autorité publique à l'endroit d'une décision de justice ne constitue pas forcément une atteinte à l'indépendance des juges. Il doit notamment rester possible de porter une appréciation, même négative, sur les orientations qui caractérisent la jurisprudence, ne serait-ce que pour évoquer une modification du droit ou des problèmes liés à son application. Cela dit, compte tenu de la position particulière qu'il occupe, le conseiller fédéral chargé de la justice se doit de faire preuve de la plus extrême retenue si vraiment il souhaite critiquer une décision judiciaire. De plus, il lui incombe de formuler cette critique de façon objective et pondérée en tenant compte des motifs qui fondent la décision concernée. Dans l'affaire qui fait l'objet du présent rapport, le chef du DFJP a manqué à cette obligation: ainsi, il n'a jamais précisé que la CRA estimait que les deux Albanais étaient innocents, ni sur quoi la CRA se fondait pour le penser, et il a systématiquement laissé entendre que, pour sa part, il les considérait comme coupables. Une telle attitude est assimilable à une critique fondamentale des décisions de justice concernées, voire même à un nonrespect de ces décisions.

21 22

Regina Kiener, Richterliche Unabhängigkeit, 2001, Berne, p. 228.

Id., p. 240, avec d'autres indications.

8614

5.4

Au sujet des principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral

5.4.1

Constats

Aux termes de la Constitution fédérale et de la loi sur l'organisation du gouvernement et de l'administration (LOGA)23, la mission d'information qui incombe au Conseil fédéral est étendue. Il renseigne le public sur son activité en temps utile et de manière détaillée, dans la mesure où aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s'y oppose (art. 180, al. 2, Cst.). Il informe de manière cohérente, rapide et continue sur son appréciation de la situation, sa planification, ses décisions et les mesures qu'il prend (art. 10 LOGA). Les départements sont fondamentalement indépendants en matière d'information sur leurs activités, la responsabilité incombant toutefois au chef de département (art. 40 LOGA). Le 12 février 2003, le Conseil fédéral a pris connaissance des nouvelles lignes directrices «Information et communication du Conseil fédéral et de l'administration fédérale24» que la Conférence des Services d'information de la Confédération ont élaborées en complément de la loi sur la transparence (LTrans)25. Selon ce document, qui décrit les principes régissant la politique d'information et de communication du Conseil fédéral et de l'administration fédérale, l'information doit être active, diffusée en temps utile, véridique et objective, complète, cohérente, coordonnée, continue, transparente, axée sur le dialogue et adaptée aux besoins des groupes-cibles et des médias. Les lignes directrices imposent notamment au Conseil fédéral et à l'administration fédérale d'informer de manière continue et complète, sans taire des points essentiels ou passer sous silence des aspects négatifs. Les informations communiquées par le Conseil fédéral et l'administration fédérale doivent en outre être véridiques et aussi objectives que possible, en fonction des connaissances dont ils disposent. La propagande, la suggestion, la manipulation, la dissimulation, la tromperie et la désinformation sont interdites. S'agissant du principe selon lequel l'information doit être complète, les lignes directrices précisent qu'il est possible, pour des raisons de clarté, de réduire la complexité d'une information, en veillant toutefois à ne pas présenter la question de manière unilatérale.

Des règles plus strictes s'appliquent lorsqu'un objet doit être soumis au scrutin populaire, d'une part parce que la campagne précédant la votation
est réputée commencer à partir de ce moment, d'autre part, parce que l'intervention de l'Etat dans la formation de l'opinion politique est un sujet sensible26. Un rapport interne 23 24

25 26

Loi fédérale du 21 mars 1997 sur l'organisation du gouvernement et de l'administration (LOGA; RS 172.010).

Information et communication du Conseil fédéral et de l'administration fédérale. Lignes directrices de la Conférence des Services d'information de la Confédération de janvier 2003 (http://www.admin.ch/ch/f/cf/leit.pdf).

Loi fédérale du 17 décembre 2004 sur le principe de la transparence dans l'administration (loi sur la transparence, LTrans; FF 2004 7269).

Cf. Daniel ECKMANN, Information avant les votations: principes, procédures et normes régissant l'information au DMF 1992 à 1995 et au DFF dès 1997, Berne, janvier 2000.

8615

sur l'information dans les campagnes précédant les votations fédérales, dont le Conseil Fédéral a pris connaissance, stipule que le Conseil fédéral et l'administration fédérale doivent observer les principes de « continuité », formation de la volonté politique adéquate et équitable27..

5.4.2

Evaluation

Au vu de ce qui précède et s'agissant de la présomption d'innocence, des critiques émises sur les arrêts du Tribunal fédéral et du maintien de l'indépendance de la justice, on constate que les déclarations que le chef du DFJP a faites dans le cadre de son discours de l'Albisgüetli à propos des deux Albanais ne peuvent guère être qualifiées d'informations objectives, vraies et complètes selon les principes applicables au Conseil fédéral et à l'administration fédérale. Le discours de l'Albisgüetli portait notamment sur la révision des lois sur l'asile et sur les étrangers.

Or, si le chef du DFJP a bien cité l'exemple des deux Albanais dans le cadre des abus en matière d'asile, il a indiqué que cet exemple prouvait que, même en cas d'acceptation des projets de révision, le droit d'asile continuerait à poser des problèmes non résolus28 (cf. ch. 2.1).

6

Conclusions

6.1

Concernant la présomption d'innocence

La CdG-E conclut que le chef du DFJP n'a pas tenu compte de la présomption d'innocence en faisant ces déclarations publiques sur les deux réfugiés albanais. En outre, il a méconnu le statut de réfugié qui avait été accordé par la Suisse à deux personnes qu'elle avait accueillies. La CdG-E part du principe que le chef du DFJP a agi pour des raisons politiques, dans le but d'illustrer ce qu'il estime être un problème réel. Seulement, il l'a fait en s'appuyant sur un exemple qu'il a dépeint de manière incorrecte, portant ainsi préjudice aux droits des intéressés. Cette affaire démontre du reste que les membres du Conseil fédéral ont eu raison à ce jour de se faire un devoir de commenter aussi peu que possible des procédures judiciaires en cours lorsqu'elles se rapportent aux droits de particuliers, et qu'il serait bon qu'ils continuent d'observer cette retenue.

La CdG-E considère par ailleurs qu'il n'est pas acceptable que le chef du DFJP ait menti au Conseil des Etats dans l'affaire des Albanais en affirmant qu'il ne les avait jamais qualifiés de criminels, mais seulement d'accusés, ce qui n'était pas la même chose. Ce faisant, il a manqué de respect au Parlement. De même, il n'aurait pas dû réitérer de manière circonstanciée devant le Conseil national et devant le Conseil des Etats certains propos qu'il avait tenus lors de son discours de l'Albisgüetli au sujet 27

28

«L'engagement du Conseil fédéral et de l'administration dans les campagnes précédant les votations fédérales», rapport du groupe de travail de la Conférence des services d'information élargie (GT CSIC), novembre 2001 (http://www.admin.ch/ch/f/pore/pdf/Eng_BR_f.pdf).

Dans la version orale de son discours, le chef du DFJP a amené l'exemple concerné en expliquant qu'il fallait maintenant procéder à ces révisions législatives, même si c'était déplaisant. Puis, il a poursuivi en disant: «Certaines questions restent ouvertes. Prenons l'exemple des Albanais cité par la presse ...»

8616

des deux Albanais, alors même que ces propos avaient été critiqués et que la CdG-E avait déjà commencé d'enquêter.

6.2

Concernant les critiques adressées à la CRA et à ses décisions

La CdG-E conclut que les critiques adressées publiquement à la CRA pour les décisions qu'elle avait prises au sujet des deux Albanais ­ critiques répétées au surplus dans les médias après le discours de l'Albisgüetli ­ étaient partiales. Laisser entendre que la CRA avait accordé l'asile à de grands criminels et empêché le Tribunal fédéral de les remettre à l'Albanie était de nature à jeter le discrédit sur la CRA et à remettre en question la confiance dans les décisions qu'elle rend. La CdGE attend du conseiller fédéral chargé de la justice qu'il fasse preuve d'une grande retenue dans les critiques qu'il pourrait être tenté d'exprimer à l'endroit de décisions judiciaires concernant des particuliers et qu'il veille à se garder de toute présentation des faits qui puisse apparaître comme partiale.

La CdG-E estime que dans l'une et l'autre affaires évoquées plus haut, la CRA a pâti de sa politique d'information restrictive. La CRA ne publie que rarement ses décisions, et elle n'a rendu publiques ni les décisions prises en matière d'asile dans l'affaire des deux Albanais, ni toutes celles liées à l'affaire des Roms. De même, alors que cette dernière affaire avait défrayé la chronique en décembre de l'année dernière, elle n'a guère réagi publiquement. Or, dans la société de l'information dans laquelle nous vivons aujourd'hui, l'opinion publique éprouve le besoin d'en savoir davantage sur l'action de l'institution judiciaire. Le Tribunal administratif fédéral sera bientôt mis en place, aussi la CdG-E jugerait-elle digne d'intérêt que la direction provisoire établisse un plan de communication qui permette de mieux prendre en compte les besoins d'information du public.

6.3

Concernant la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice

La CdG-E conclut que les critiques exprimées par le chef du DFJP à l'endroit des décisions qui avaient été prises d'accorder l'asile aux deux Albanais sont problématiques si on les considère sous l'angle de l'indépendance de la justice. En sa qualité de conseiller fédéral chargé de la justice, il lui incombe tout particulièrement de défendre les principes qui fondent l'Etat de droit et de veiller à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le moins que l'on puisse attendre de lui serait qu'il s'attache à renforcer la confiance de l'opinion publique dans l'institution judiciaire et dans sa jurisprudence, au lieu de la remettre en question par des critiques erronées. Dans le cadre de ses attributions de haute surveillance, la CdG-E continuera de veiller tout particulièrement à ce que le principe de la séparation des pouvoirs et l'indépendance des juges soient respectés.

8617

6.4

Concernant les principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral

La CdG-E conclut que, dans la présentation qu'il a faite à l'Albisgüetli du cas des deux Albanais, le chef du DFJP s'est insuffisamment conformé aux principes régissant la politique d'information du Conseil fédéral. Il n'y a certes rien à redire à ce qu'un conseiller fédéral expose un problème en le schématisant de façon à être compris par tout un chacun, à condition toutefois que ses propos restent dans l'ensemble équilibrés et qu'ils reflètent la réalité des faits. Or, en l'occurrence, tel n'était pas le cas. En revanche, on ne saurait reprocher au chef du DFJP d'avoir utilisé l'exemple des deux Albanais pour tenter d'influer sur l'issue d'une votation, puisqu'il a lui-même indiqué expressément que même si le peuple acceptait les projets qui allaient lui être soumis, les problèmes qu'il entendait illustrer resteraient sans réponse.

7

Suite des travaux

La CdG-E prie le Conseil fédéral de se prononcer d'ici à la fin du mois d'octobre 2006 sur le présent rapport.

10 juillet 2006

Pour la Commission de gestion du Conseil des Etats Le président: Hansruedi Stadler, député au Conseil des Etats Le secrétaire des Commissions de gestion: Philippe Schwab Le président de la sous-commission DFJP/ChF: Hans Hess, député au Conseil des Etats La secrétaire de la sous-commission: Irene Moser

8618

Annexe

Cas des deux Albanais Chronologie des événements 1. Evénements survenus en Albanie Juin 1992 à juil. 1996 Mai 1996 13.10.1996 14.10.1996 Oct. 1996 à mars 1997 Mars 1997 Juin 1997 1998­2003 12.2.2003 30.4.2003 4.9.2003

Juil. 2005 Sept. 2005

Période au cours de laquelle les crimes graves imputés aux deux Albanais ont été commis.

Le Parti démocratique de Sali Berisha, président en exercice, remporte à nouveau les élections.

Ouverture de la procédure pénale contre onze membres présumés du groupe terroriste «Hakmarrja për Drejtësi».

Emission d'un mandat d'arrêt contre les suspects.

Détention préventive d'un des deux Albanais.

Accusé de fraudes électorales massives, Sali Berisha est contraint à la démission. S'ensuit une situation anarchique en Albanie.

Le Parti socialiste remporte les nouvelles élections.

Procès pénal de première instance à Tirana.

Premier jugement rendu par le tribunal de première instance de Tirana. Levée des poursuites pénales et des mesures de sûreté.

Arrêt de la cour d'appel de Tirana. Annulation du jugement de première instance pour des motifs de procédure.

Deuxième jugement du tribunal de première instance de Tirana.

Renvoi du dossier au Ministère public aux fins d'investigations supplémentaires; prolongation de la validité du mandat d'arrêt du 14 octobre 1996.

Le Parti démocratique remporte les élections parlementaires.

Sali Berisha revient au pouvoir.

2. Procédures en Suisse jusqu'au discours à l'Albisgüetli Procédure d'asile

5.2.2004

Arrestation et détention extraditionnelle.

L'Albanie demande l'extradition à la Suisse.

16.2.2004

23.3.2004 23.4.2004 25.5.2004

Chef du DFJP

Dépôt des demandes d'asile.

6.2.2004

12.3.2004

Procédure d'extradition

L'ODR rejette la demande d'asile.

Recours auprès de la CRA.

L'OFJ ordonne l'extradition.

Recours administratif auprès du Tribunal fédéral contre la décision de l'OFJ.

8619

Procédure d'asile

8.7.2004

15.7.2004

La CRA reçoit une copie de la note diplomatique de l'OFJ.

29.7.2004 12.8.2004

La CRA reçoit une copie de la note diplomatique de l'OFJ.

25.8.2004 13.9.2004 15.9.2004

Procédure d'extradition

Premier arrêt du Tribunal fédéral: le recours est admis et l'affaire renvoyée à l'OFJ pour nouvelle décision.

L'OFJ demande à l'Albanie de lui remettre des documents complémentaires.

Délai pour la remise des documents: 29 juillet 2004.

L'OFJ reçoit les documents demandés.

L'OFJ demande d'autres documents à l'Albanie.

Délai pour la remise des documents: 25 août 2004.

L'OFJ reçoit les documents demandés.

La CRA décide d'accorder l'asile.

Fin de la détention extraditionnelle.

29.9.2004

Information de l'ODR sur les décisions rendues en matière d'asile et sur leurs conséquences éventuelles.

L'ODR remet son rapport sur les moyens d'action, conformément aux directives du chef du DFJP.

Information du président de la CRA sur les décisions rendues en matière d'asile.

Information du président de la CRA sur la coordination des procédures, conformément aux directives du chef du DFJP.

Information du président de la CRA sur l'adoption de directives sur la coordination des procédures entre les offices.

8.10.2004

18.10.2004 3.12.2004

4.3.2005

12.9.2005

13.9.2005 21.9.2005

8620

Chef du DFJP

L'OFJ ordonne à nouveau l'extradition vers l'Albanie, sous réserve de la révocation de l'asile.

Recours administratif auprès du Tribunal fédéral.

Information de l'OFJ sur sa nouvelle décision d'extradition.

Le chef du DFJP effectue une visite en Albanie.

Procédure d'asile

Procédure d'extradition

22.9.2005

14.12.2005

5.1.2006

12.1.2006

17.1.2006

Chef du DFJP

Le chef du DFJP donne l'ordre suivant: «Il faut absolument faire passer cette décision. Au besoin, l'ODM doit retirer la qualité de réfugié!».

Deuxième arrêt du Tribunal fédéral: le recours est admis et la nouvelle décision d'extradition prise par l'OFJ est annulée.

Information de l'OFJ sur le deuxième arrêt du Tribunal fédéral.

Le DFJP charge l'OFJ et l'ODM de procéder à une analyse de la situation et d'identifier les moyens d'action.

Information de l'OFJ sur les rapports entre les procédures d'asile et d'extradition, et sur l'amélioration de la coordination avec la CRA.

L'ODM fournit les informations demandées et rappelle le principe de la présomption d'innocence Le SG-DFJP consulte l'ODM sur la version initiale du discours. L'ODM recommande vivement de supprimer ou de modifier certains passages.

3. Evénements survenus avant et après le discours à l'Albisgüetli 5.1.2006 13.1.2006 20.1.2006 23.1.2006

24.­27.01.

29.1.2006 30.1.2006

Plusieurs journaux rendent compte de l'arrêt du 14 décembre 2005 du Tribunal fédéral en se fondant sur une dépêche d'agence.

Parution de l'article d'Ulrich Schlüer dans la Schweizerzeit.

Le chef du DFJP prononce son discours à l'Albisgüetli, à Zurich.

La NZZ évoque pour la première fois le cas des deux réfugiés albanais dénoncé dans le discours à l'Albisgüetli. Citant les décisions de la CRA, la NZZ se demande si le conseiller fédéral Christoph Blocher fait davantage confiance aux autorités albanaises qu'à un organe judiciaire suisse, qui dépend d'ailleurs de son département.

D'autres journaux s'emparent du sujet.

Selon la NZZ am Sonntag, le président du Tribunal fédéral qualifie d'inacceptables les déclarations du chef du DFJP.

L'avocat des deux Albanais dépose une requête auprès des Commissions de gestion.

8621

2.2.2006 22.2.2006 13.3.2006 22.3.2006 Jours suivants 29.3.2006 23.5.2006 21.6.2006

8622

Un membre de la CAJ-E propose à sa commission d'examiner la question. Par la suite, la demande est transmis à la CdG-E.

Audition du chef du DFJP par la sous-commission DFJP/ChF.

Le chef du DFJP prend position sur le cas des deux Albanais dans le cadre de l'heure des questions du Conseil national.

Le chef du DFJP s'exprime sur le cas des deux Albanais devant le Conseil des Etats.

Plusieurs parlementaires dénoncent dans les médias le fait que le chef du DFJP n'ait pas dit la vérité au Conseil des Etats. Le président du Conseil des Etats exige publiquement des excuses.

Lors d'une conférence de presse, le chef du DFJP déclare regretter d'avoir utilisé le terme de «criminels» au lieu de «criminels présumés» et s'exprime à nouveau sur l'affaire.

L'avocat des deux Albanais dépose une plainte pénale contre le chef du DFJP pour atteinte à l'honneur et engage une action civile pour atteinte à la personnalité.

L'autorité chargée de l'instruction décide de ne pas entrer en matière sur la plainte. Le plaignant a indiqué qu'il formerait un recours contre cette décision.