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Message du

Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale relatif

à la révision de la constitution fédérale en vue d'introduire l'unification du droit.

(Du 28 novembre 1896.)

Monsieur le président et messieurs, Aujourd'hui que la dernière loi fédérale prévue par l'article 64 de la constitution fédérale est en vigueur depuis cinq ans, le Conseil fédéral estime le moment venu d'étudier le problème du développement du droit civil et du droit pénal dans notre Etat t'édératif. La constitution, dans son article 64, a délimité de façon précise les attributions législatives de la Confédération. Mais il sera permis de rappeler que lors de l'élaboration de cet article 64, ce n'était pas l'opinion prépondérante qu'il dût à jamais limiter la compétence de la Confédération.

L'article 64 est venu remplacer l'article 59 du projet de constitution du 5 mars. 1872, qui chargeait la Confédération de légiférer en matière de droit civil et de procédure civile, en lui laissant la faculté d'en faire autant dans le domaine du droit pénal et de la procédure pénale. Il résulte clairement de la discussion qui eut lieu en 1873 dans l'Assemblée fédérale que la limitation de la compétence de la Confédération a été concédée dans l'idée seulement qu'une fois les lois prévues en vigueur, la Confédération continuerait à s'oc-

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cuper du développement de l'unification du droit. Nous nous bornons à rappeler Jes paroles prononcées le 6 décembre 1873 par M. le conseiller national Alfred Escher et le 19 décembre 1873 par M. le conseiller aux Etats Blumer. Ce dernier, comme rapporteur de la commission du Conseil des Etats, s'exprimait en ces termes : < C'est un grand sacrifice auquel consentent les partisans de l'unification du droit en acceptant la limitation de la compétence législative de la Confédération qu'on nous propose. En attendant, si comme nous le pensons, les lois qui doivent être immédiatement promulguées se montrent bonnes et obtiennent l'approbation du peuple suisse, le besoin d'une centralisation plus grande se fera sentir si irrésistiblement qu'alors une révision fédérale partielle ne rencontrera pas de trop graves difficultés. » Et plus loin : « Ce que le présent refuse, l'avenir le donne. La marche de l'époque tend irrésistiblement à ce que le droit civil, comme les monnaies, les mesures, les poids, soit le même sur un territoire géographique aussi étendu que possible.

L'Allemagne nous montre en ce moment comment on passe de l'unité partielle du droit à l'unité complète ; commençons donc une fois avec celle-là ; agissons au lieu de discuter seulement : acceptons ce qui nous est offert, au lieu de réclamer ce qui, pour le moment, ne peut pas être atteint ; alors le développement ultérieur de l'unité juridique se fera de lui-même ».

Depuis, la question n'a rien perdu de son importance. Si l'unité dans la législation contribue à la prospérité de la Confédération, il ne faut rien négliger pour se rapprocher de ce but, en développant nos lois de façon méthodique et réfléchie. L'histoire suisse prouve que plus d'une fois des questions ont surgi qui n'ont pas trouvé de génération capable de les résoudre, au grand détriment de la patrie. Nous ne vou Irions pas, pour le pays môme, que les générations futures pussent adresser semblable reproche à notre époque.

Lors des révisions constitutionnelles de 1871/1872 et 1873/ 1874, les conseils ont discuté l'unification du droit civil, du droit pénal et de la procédure.

Notre projet vise l'unification du droit pénal et du droit civil laissant de côté le domaine de la procédure. Outre que les travaux préliminaires indispensables pour se former une opinion sur l'importante
question de l'unification de la procédure t'ont défaut, nous ne disposons pas d'un corps de fonctionnaires constitué comme l'est celui auquel l'Empire allemand a pu recourir pour l'application de ses lois sur l'organisation judiciaire et la procédure. Nos institutions démocratiques exercent forcément une influence décisive sur l'organisation des tribunaux et l'administration de la justice. Il ne faut 'pas d'ailleurs perdre de vue que la loi fédérale sur l'organisation

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judiciaire fédérale et les lois sur la procédure fédérale donnent, sur les points essentiels, satisfaction au besoin d'unifier l'organisation judiciaire et la procédure.

Quant au droit pénal et au droit civil, en revanche, le moment nous paraît venu de résoudre la question de l'attribution à la Confédération de la compétence législative. L'état des travaux préliminaires rend possible, réclame cette décision et chaque jour, grâce à notre extension commerciale et industrielle, s'accroît le besoin d'un droit unique pour toute la Confédération.

Pour répondre, dans une certaine mesure, au besoin d'assurer l'état de droit, la constitution de 1874 avait, à son article 46, posé en principe que les personnes établies en Suisse sont, dans la règle, soumises à la législation et à la juridiction du lieu de leur domicile. La loi fédérale sur les rapports de droit civil des Suisses établis et en séjour, destinée à assurer l'exécution de cette règle, a certes mis fin à plus d'une controverse, levé plus d'un doute quant au droit à appliquer. Mais cette tentative a démontré du môme coup combien elle était insutfisante pour remédier aux plus graves défectuosités.

On vit s'élever des conflits là où le droit cantonal se trouvait en contradiction avec la loi fédérale, où il en contrecarrait l'application ; tel le régime genevois en matière de tutelle. Dans le domaine de la tutelle, les cantons qui appliquent le droit d'origine se virent obligés d'instituer une autorité tutélaire spéciale pour les citoyens d'autres cantons établis sur leur territoire, autorité dont ne sont pas justiciables les ressortissants du canton. A plusieurs points de vue, le système de cette loi n'était pris compatible avec le régime matrimonial quant aux biens. Enfin, et c'est là l'essentiel, cette loi est impuissante à supprimer le grave préjudice que cause aux affaires le fait que chaque canton a son droit spécial.

Nous concluons en faveur de l'unification du droit pénal et du droit civil.

Il n'est pas probable, à la vérité, que le code pénal et le code civil puissent ótre ensemble discutés aux Chambres. L'élaboration et la mise en vigueur de chacune de ces législations exigeront le concours de toutes les forces. A lui seul, le droit civil est d'une étendue et d'une importance telles que nous examinons d'ores et déjà la question de savoir
si, à l'exemple d'un certain nombre de cantons (Zurich, Berne, Lucerne, Fribourg, Soleure, Neuchâtel), il ne conviendrait pas, cas échéant, de le discuter et le mettre en vigueur par chapitres.

Mais il y a lieu de séparer nettement cette question, qui vise les lois mêmes, de celle de la révision constitutionnelle. Celle-ci ne concerne pas le contenu des lois, mais la compétence légis- ·

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lative. Or, au point de vue constitutionnel, l'unification de droit ne saurait être tranchée par chapitres ni morcelée, si l'on veut l'étudier avec toute l'attention qu'elle exige. Aussi, aux yeux du peuple, l'unification du droit civil et du droit pénal est-elle la double phase d'une seule et grande période de développement. Si beaucoup attachent avant tout de l'importance au droit pénal, il en est au moins autant qui tiennent l'unib'cation du droit civil pour la plus urgente et il serait, à coup sûr, difficile de dire quelle est l'opinion qui compte le plus de partisans. Tonte discussion sur ce point serait d'ailleurs superflue, puisque nous sommes à même de proposer simultanément une solution pour les deux domaines. La bonne foi, l'importance de la décision qu'il s'agit de prendre, exigent que l'unification du droit civil et du droit pénal fasse l'objet d'une discussion et d'un vote simultanés. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera possible de faire valoir tous les motifs qui plaident en faveur de l'unification.

Dans les deux domaines, du reste, les travaux préparatoires, conformément au programme du Conseil fédéral, ont été poussés au point qu'il est possible d'aborder la question constitutionnelle. Un projet complet de code pénal, discuté par une commission d'experts, a été publié. Un projet sur le droit des personnes et le droit de famille a été discuté par une commission restreinte. Renvoyer la question constitutionnelle jusqu'au moment où l'ensemble du droit civil aura été arrêté, ne nous paraît pas faisable, pour le motif déjà indiqué plus haut, que nous voudrions nous réserver de soumettre aux chambres le droit civil, non sous la forme d'un code complet, mais par chapitres.

Mais, ce qui prime tout, c'est la conviction que nous avons qu'en matière de droit civil comme de droit pénal, il est devenu absolument nécessaire de conférer à la .Confédération le droit de légiférer.

Si donc la question de révision constitutionnelle doit être posée pour le droit civil et le droit pénal ensemble, cela n'exclut pas la possibilité de scinder les deux matières; à tous ceux qui les séparent et qui entendent se prononcer en faveur de l'une à l'exclusion de l'autre, il faut donner la faculté de le faire. Le peuple et les cantons auraient donc, à notre avis, à voter en même temps sur les deux matières, mais sur chacune d'elles séparément.

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I.

Il importe de se rendre compte d'abord de tout ce qui a été fait jusqu'ici en vue de l'unification taut du droit pénal que du droit civil. Nous rattacherons à cette étude l'indication des travaux préliminaires entrepris dans ce double domaine. Nous traiterons du droit pénal indépendamment du droit civil. Mais rappelons d'emblée que presque tous les efforts faits en vue de l'unification avaient les deux matières juridiques pour objectif et qu'en général, le courant dans le peuple allait et va toujours vers un droit unique. Il suffit, sur ce point, de renvoyer aux programmes de divers partis politiques.

L'unification du droit pénal, réalisée sous le régime de l'Helvétique, a été à maintes reprises réclamée et tentée depuis la constitution de notre Etat federati?. La deputatici! du canton de Soleure proposa en 1848, à la Diète, d'attribuer à la Confédération le droit de légiférer sur les délits et les peines, ainsi que sur l'instruction criminelle. La deputatici! rappelait que plusieurs cantons, Berne, Argovie et Soleure entre autres, s'étaient concertés pour adopter le même code pénal; elle signalait l'état défectueux des législations pénales cantonales. Elle déclarait l'unification du droit pénal nécessaire, comme un besoin vivement ressenti par la partie éclairée de la population. À ses yeux, l'unification devait développer dans notre peuple le sentiment du droit. Mais seuls Berne, Pribourg, Soleure et Argovie votèrent en faveur de la proposition.

La Société pénitentiaire suisse, fondée le 27 mai 1867, qui est devenue plus tard la Société suisse pour la réforme pénitentiaire, discuta, dans sa première délibération, sur la nécessité d'avoir un droit pénal suisse. Le rapporteur, M. Muller, directeur du pénitencier de Lenzbourg, recommanda l'unification du droit pénal pour des motifs tirés de son expérience personnelle. Il expliqua que les idées juridiques étaient, de canton à canton, beaucoup plus rapprochées les unes des autres que ne le laissait supposer la diversité des législations. Le sentiment du droit dans le peuple, une saine administration de la justice par les tribunaux, font perdre son importance à cette diversité. Elle rend, selon lui, très difficile, presque impossible la tâche des employés de maisons pénitentiaires qui est de soumettre à un principe dirigeant et d'améliorer progressivement
l'exécution des peines ; et cette exécution rationnelle, adaptée au développement nouveau de la vie nationale et sociale, réclamait impérieusement l'unification du droit pénal.

La Société suisse des juristes, dans sa réunion annuelle tenue à Saiut-Gall en 1869, se prononça également à une grande majo-

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rite en faveur de l'unification du droit pénal, bien que le rapporteur, le professeur Aloïs d'Orelli, à cette époque là, ne fût pas encore partisan de l'unification.

Le 26 septembre 1871, la Société suisse pour la réforme pénitentiaire, décida d'adresser à l'Assemblée fédérale la pétition suivante : « Plaise à l'Assemblée fédérale, lors de la révision de la constitution fédérale, d'introduire dans le projet un article qui permette de créer un droit pénal unique, une législation pénale basée sur des principes communs et d'apporter de la sorte dans le domaine -de l'exécution des peines les améliorations qui sont les plus urgentes. » La Société exprimait la conviction que « des améliorations durables ne peuvent être réalisées dans ce domaine qu'aux conditions suivantes : Un droit pénal suisse basé sur des règles qui soient les mômes pour tous les citoyens ; la compétence accordée à la Confédération d'édicter des principes uniformes dans l'ensemble du domaine pénal, depuis le droit pénal jusqu'à l'exécution des peines, par la voie de lois fédérales, pour que notre peuple suisse obtienne enfin le bénéfice d'un état juridique bien réglé en matière de justice pénale aussi ».

Lors des débats sur la révision constitutionnelle de 1872, l'Assemblée fédérale décida de donner à la Confédération la compétence de légiférer en matière de droit pénal et de procédure pénale. Au sein de la commission du Conseil national, qui prépara le projet de révision, on fit observer qu'une aussi grande variété des législations sur un territoire si restreint, l'inégalité suivant laquelle un acte était apprécié et puni, devaient froisser profondément le sentiment du droit dans le peuple. Dans le Conseil national, on releva surtout ·que les établissements pour jeunes délinquants faisaient défaut et que la Confédération était toute désignée pour intervenir dans ce domaine ; il s'imposait presque de la charger du traitement des jeunes délinquants.

Le projet d& 1872 fut rejeté ; celui qu'en 1874 adoptèrent le peuple et les cantons, fit abstraction d'une unification du droit pénal.

La Société suisse pour la réforme pénitentiaire essaya alors ·de faire améliorer le système de l'exécution des peines par la Confédération, sans recourir à une révision constitutionnelle. Elle invita les autorités fédérales, conformément à sa décision
du 29 septembre 1879, à construire une prison cellulaire pour les condamnés à perpétuité et les criminels dangereux condamnés à une réclusion de longue- durée. Le Conseil fédéral proposa d'écarter la pétition, une

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prison cellulaire ne rentrant pas dans les travaux publics qu'à teneur de l'article 23 de la constitution fédérale, la Confédération a le droit d'ordonner à ses frais. Le 7 juillet 1888, l'Assembléefédérale admit par son vote que la pétition de la Société pour la réforme pénitentiaire était en soi justifiée ; elle n'y donna toutefois aucune suite.

Dans son assemblée annuelle des 3 et 4 octobre 1881, la Société pour la réforme pénitentiaire discuta à nouveau de la nécessité de l'unification du droit pénal. Le rapporteur, M. le Dr EmileZürcher, juge à la cour d'appel de Zurich, déclara qu'un droit pénal suisse était la conséquence de notre développement historique ; les principes du droit public, la justice le réclament ; il est devenu indispensable en présence de l'extension qu'ont prise notre commerce et notre industrie ; son élaboration entraînera une étude scientifique du droit pénal ; de lui dépend encore une exécution rationnelle des peines. C'est enfin un des buts de notre politique nationale. Le corapportenr, M. le D* Gysin, directeur du pénitencier à Liestal, et la Société se rangèrent à cette opinion, en vertu de quoi un voeu fut émis à nouveau en faveur de l'unification du droit pénal, y compris l'exécution des peines ; le comité fut chargé d'acheminer ou de subventionner les travaux préparatoires en vue de cette unification.

C'est la Société suisse des juristes qui prit là-dessus l'initiative quant aux travaux préparatoires ; dans la réunion annuelle tenue à Bellinzone le 27 septembre 1887, 25 de ses membres proposèrent la résolution suivante : « Convaincus que toute lutte efficace contre la criminalité reste impossible aussi longtemps qu'existera entre les législations pénales cantonales la diversité actuelle, la Société suisse des juristes prie le Conseil fédéral de procéder aux travaux préparatoires de l'unification du droit pénal. » Le représentant des motionnaires rattacha son sujet aux inconvénients qu'entraînait le droit cantonal dans le domaine de l'extradition, dont la Société venait de s'occuper et ajouta : « L'expérience prouve que sous l'empire des législations pénales cantonales, il est impossible de lutter efficacement contre la criminalité en Suisse. Le juge et la loi sont liés aux étroites limites cantonales, le malfaiteur ne l'est pas. Grâce au chemin de fer, en peu
d'heures, de minutes même, il s'enfuit hors du canton où il a commis le délit. C'est ainsi que la lutte est inégale entre l'Etat et le délinquant, au détriment de l'Etat qui requiert une punition. Si la peine est un moyen de répression exercé sons laforme d'une expiation -- ce que l'on nous concédera bien -- l'af-

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faiblissement du droit de punir de l'Etat entraînera une diminution de la protection légale que chacun est fondé à revendiquer.

« L'impuissance de l'Etat à assurer, dans le domaine pénal, la sécurité qu'on est en droit d'exiger, constitue un danger moral ; mais elle entraîne aussi un dommage économique pour le travail national ; le commerce et l'industrie ne prospèrent qu'à condition que les citoyens jouissent, quant à leurs personnes et leurs biens, d'une protection complète. En Suisse, on se plaint souvent et à juste titre que cette sécurité laisse à désirer. Il appartient aux juristes de remédier à ce mal, dont la cause principale gît dans la multiplicité des législations pénales cantonales.

« Nous basant sur les résultats de l'expérience, tenant compte des conditions actuelles de l'existence, nous poursuivons l'unité de la législation pénale dans l'intérêt de la protection que l'Etat doit à la société. La science du droit pénal aussi tirera un grand profit de l'unification; l'application de la loi en bénéficiera à son tour, pour peu que la théorie et la pratique déploient l'une à l'égard de l'autre, leurs effets normaux. Il en a été ainsi dans le domaine du droit civil, ainsi qu'on a pu le constater depuis l'entrée en vigueur du code fédéral des obligations. » La résolution ci-dessus fut votée par tous les membres de la Société suisse des juristes, sauf quatre.

Avant même que le Conseil fédéral pût s'occuper du voeu de la Société suisse des juristes, la question de l'unification du droit pénal vint devant le Conseil national. Haberstich l'avait déjà soulevée au Conseil des Etats le 28 avril 1887, lors de la discussion de la loi fédérale sur les brevets d'invention.

M. le conseiller national Porrer et 41 de ses collègues déposèrent le 13 décembre 1887 la motion suivante : « La constitution fédérale est révisée et l'article 65 rédigé comme suit : * La Confédération a le droit de légiférer en matière de droit pénal. ·» M. Porrer, dans son exposé de l'histoire du droit pénal en Suisse, rappela les divergences qui existent dans les diverses législations. Suivant lui, l'unification du droit pénal est une revendication de l'esprit national ; elle est commandée par la justice et l'équité, elle répond à une nécessité. Non seulement le droit cantonal, mais le droit pénal fédéral aussi a besoin d'être
révisé : un code pénal militaire ne peut être élaboré qu'en coordination avec le droit pénal commun. Aucun obstacle insurmontable, d'ordre juridique ou politique, ne s'oppose à l'unification du droit pénal.

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Le représentant du Conseil fédéral, Louis Ruchonnet, déclara ne vouloir ni appuyer ni combattre la motion : le moment toutefois lui paraissait mal choisi, deux projets importants, sur la poursuite pour dettes et la faillite, ainsi que sur les rapports de droit civil des Suisses établis, n'ayant pu encore aboutir. Un moyen de remédier partiellement au mal serait de réviser le code pénal fédéral, oeuvre surannée. L'intention du Conseil fédéral était de préparer l'unification da droit pénal par des travaux scientifiques qui permettront de soumettre aux chambres un code mûrement étudié.

La motion Forrer fut prise en considération par 79 voix contre 54, sous cette forme que lui donna M. le conseiller national Brunner : « Le Conseil fédéral est invité à faire un rapport et des propositions sur la question de la révi.don de l'article 65 de la constitution fédérale dans le sens de l'attribution au Conseil fédéral du pouvoir de légiférer en matière de droit pénal. » Les 8/9 décembre 1887, les chambres renvoyèrent pour examen au Conseil fédéral une pétition de plusieurs citoyens d'Ormont-dessous, demandant une révision de la constitution fédérale aux fins de donner à la Confédération la compétence voulue pour légiférer en matière de droit pénal.

Le 2 mars 1888, le grand conseil d'Argovie, sur le vu du rapport des autorités judiciaires de ce canton, décida que l'unification du droit pénal en Suisse était désirable et qu'il y avait lieu d'en poursuivre la réalisation. Il informa, de ce vote le Conseil fédéral.

Le grand conseil du canton de Schaffhouse, en vertu du droit d'initiative que lui confère l'article 93 de la constitution fédérale, proposa le 16 mai 1890 à l'Assemblée fédérale : « De réviser l'article 65 de la constitution fédérale aux fins de donner à la Confédération le pouvoir de légiférer en matière de droit pénal. > Le 27 mai 1890, le grand conseil du canton d'Argovie adhéra à cette proposition. Tous deux la motivaient entre autres par la nécessité où ils se trouvaient de réviser leur propres codes pénaux.

L'Assemblée fédérale, d'accord avec le Conseil fédéral, prit la pétition en considération et la renvoya an Conseil fédéral.

Le 2 décembre 1892, la société du Grutli adressa à l'Assemblée fédérale une pétition dans laquelle elle mettait en doute l'utilité de longs travaux scientifiques
préparatoires et regrettait le retard qui résultait de ces études pour l'unification du droit pénal ; elle citait à l'appui plusieurs affaires pénales qui avaient soulevé un certain émoi. La pétition concluait par ce voeu: Plaise à l'Assemblée fède-

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raie pourvoir à ce que, dans le plus bref délai possible, l'article constitutionnel révisé soit soumis au peuple, afin que le code pénal suisse qui seul pourra mettre fin à l'iniquité et à l'arbitraire actuels, entre en vigueur sans plus de retard. » L'Assemblée fédérale renvoya cette pétition aussi au Conseil fédéral.

Donnant suite ans pétitions et propositions tendant à l'unification du droit pénal, le Conseil fédéral avait dans l'intervalle, soit en 1889 déjà, décidé de faire entreprendre une étude comparée des législations pénales cantonales aux fins de procurer à l'action législative une base scientifique solide.

Ensuite de cette décision, M. le prof. Dr Charles Stooss élabora les travaux préparatoires d'un code pénal suisse. Ce sont : Les codes pénaux suisses rangés par ordre des matières, 1890.

Exposé des principes du droit pénal suisse. 1er volume, 1892.

me 2 volume, 1893.

Après avoir terminé, en avril 1898, les travaux scientifiques préparatoires, M. le prof. Stooss a fait paraître, le 15 août 1893, son avant-projet de code pénal suisse, partie générale, puis le 1er août 1894, le projet complet avec motifs.

Le Département fédéral de Justice et Police chargea de l'examen de cet avant-projet une commission nombreuse d'experts qui, de septembre 1893 à octobre 1895, soumit, dans plusieurs sessions, le projet à deux lectures.

Les procès-verbaux de la commission ont été imprimés et publiés en 2 volumes. Le résultat de ses travaux forme « l'avant-projet d'un code pénal suisse, d'après les décisions de la commission d'experts », paru en mars 1896.

Il ne peut rien se faire de plus dans ce domaine aussi longtemps que la question de la révision constitutionnelle n'aura pas été tranchée.

Les manifestations en faveur de l'unification du droit civil ne sont ni moins nombreuses, ni moins décisives.

Après le rejet, en 1848, des propositions tendant à l'unification du droit commercial, on tenta, dans les années 1850, d'unifier le droit de change par la voie d'un concordat ; vers 1860, ce fut le tour du droit commercial. Pour le droit de change, on aboutit à un résultat modeste : six cantons seulement firent du projet leur droit cantonal (1860 à 1863). Pour le droit commercial, il fut rédigé un projet qui était terminé quand, lors de la révision partielle de 1865/1866, on chercha en vain à conférer à la Confédération lo droit d'édicter un code de commerce.

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En 1868, le plan fat élargi; l'élaboration d'un droit des obligations unique fat décidée. La même année, la Société suisse des juristes qui ea 1866 s'était bornée à réclamer l'unification da droit commercial et du droit de change, pétitionna auprès des autorités fédérales pour demander un droit civil unique, en quoi elle fut appuyée en 1869 par le gouvernement du canton d'Argovie.

De plus, de 1868 à 1870, parvinrent des pétitions en faveur de l'unification du droit, adressées de Zong, Lucerne, de la Société suisse des artisans, de Zurich (Société des membres du grand conseil de Zurich) et d'Uri, cela pour réclamer spécialement en faveur d'un droit unique des obligations et des successions (Dr F. Schmid et sept cosignataires).

Le projet de révision de la constitution fédérale, émané du Conseil fédéral, en date du 17 juin 1870, proposait de faire régler par la législation fédérale : 1. Le contrat de transport des voyageurs et des marchandises ; 2. La garantie des vices rédhibitoires du bétail ; 3. La protection de la propriété littéraire et artistique.

Quant aux obligations et aux faillites, ainsi qu'aux principes généraux en matière de poursuite pour dettes, le projet proposait de donner à la Confédération la faculté de légiférer à leur égard.

Mais les commissions de l'Assemblée fédérale allèrent plus loin que le Conseil fédéral dans leurs propositions des 19 avril 1871 (Conseil national) et 19 mai 1871 (Conseil des Etats), réclamant pour la Confédération la faculté de légiférer encore sur l'ensemble du droit civil, le droit pénal et la procédure. Les chambres, de leur côté, firent un pas de plus. 82 voix contre 32 au Conseil national, 22 contre 18 au Conseil des Etats se prononcèrent, dans la votation définitive, en faveur de l'article 55 du projet de constitution du 5 mars 1872, qui déclarait la législation civile, y compris la procédure, du ressort de la Confédération, à laquelle il donnait en outre la faculté d'étendre sa législation au droit pénal et à la procédure pénale.

Après le rejet par la majorité des votants (260,859 contre 255,606) et des Etats (13 contre 9) du projet de constitution de 1872, les chambres reprirent la question. Par message du 4 juillet 1873, le Conseil fédéral proposait de délimiter les compétences de la Confédération comme elles le sont actuellement, avec une
adjonction qui eût permis de les étendre en cas de besoin. Cette proposition fut adoptée, moins l'adjonction, par 89 voix contre 14 au Conseil national et 28 voix contre 8 au Conseil des Etats.

L'attention générale se portait alors en premier lieu sur l'élaboration de la loi sur l'état civil et le mariage et du droit des obligations. Mais pas plus tôt ces lois terminées, les manifestations

585 recommencèrent en faveur de l'unification. En 1883 déjà, dans la réunion annuelle de la Société suisse des juristes à Saint-Gall, MM.

les professeurs Hilty et König, Berne, réclamèrent l'élaboration d'un droit civil suisse. L'année suivante, M. le professeur Dr Zeerleder, Berne, fit à Lausanne cette proposition : « Considérant que la division du droit civil en droit fédéral et droit cantonal, telle que l'a créée la constitution fédérale, ne peut porter aucun fruit, qu'elle ne saurait être maintenue et qu'il est par conséquent désirable · de préparer d'ores et déjà un droit civil fédéral, la Société suisse des juristes se déclare prête à encourager, selon ses forces, les travaux scientifiques préparatoires d'un code civil unique. » La Société, sur la proposition du conseiller fédéral Ruchonnet, prit alors la décision suivante : « La Société suisse des juristes charge son comité de provoquer une étude comparée complète des législations civiles des Etats de la Suisse, en vue de rechercher essentiellement quelles sont leurs dispositions communes et d'autre part quelles sont les divergences qui existent entre elles, les causes et les raisons d'être de ces divergences. » M. le professeur Dr Eugène Huber fut chargé de ce travail que, de 1886 à 1893, il a fait paraître en 4 volumes, sous le titre « Système et histoire du droit civil suisse ».

D'autres réclamations se firent encore entendre. Nous rappelons ici les pétitions réitérées des sociétés ouvrières et du Grutli, demandant l'élaboration d'un droit industriel et d'un droit civil, celles des associations féminines concernant la réforme des droits des enfants naturels et du droit matrimonial; la proposition concernant la réforme du divorce, en particulier la motion des conseillers aux Etats Moriaud et Schmid, qui fut prise en considération par l'Assemblée fédérale, etc. Rappelons encore les réponses faites par plusieurs gouvernements cantonaux au questionnaire relatif à la codification que leur avait adressé le Département fédéral de Justice et Police le 17 novembre 1893. Les cantons d'Argovie, Soleuro, Zurich, Saint-Gall, Genève, Tesbin et Vand notamment se sont déclarés en thèse générale sympathiques à l'extension des compétences législatives de la Confédération en matière de droit civil. C'est ainsi que la commission nommée par le Conseil d'Etat
de Genève insiste dans son rapport, pour que le régime matrimonial quant aux biens soit unifié dans le plus brtf délai possible ; elle fait valoir les arguments suivants : « La situation actuelle est devenne presque intolérable, surtout depuis l'entrée en vigueur des lois sur la poursuite pour dettes et sur les rapports de droit civil. Les inconvénients

586 résultant de la diversité des régimes matrimoniaux se font sentir tous les jours davantage et il est urgent d'y porter remède. » Mentionnons aussi le rapport, présenté à l'assemblée annuelle de 1893 de la Société suisse d'utilité publique, par Stefano G abuzzi qui recommandait l'unification du droit en ces termes : « Le travail d'unification t'ait jusqu'ici réclame l'unification complète du droit civil » *); quand nous aurons de plus invoqué les articles des journaux et revues, périodiques ou autres, sur la nécessité d'avoir un droit civil unique, on restera sans doute sous l'impression qu'un droit civil fédéral forme effectivement l'objet de revendications pressantes et générales.

En présence de ces multiples manifestations, le Conseil fédéral a cru devoir rechercher en temps voulu si et comment l'unification du droit civil pouvait être réalisée. C'est donc avec raison, et ce procédé a été approuvé à réitérées fois par l'Assemblée fédérale, que le Conseil fédéral ne se contenta pas de subventionner les divers travaux préparatoires que nous avons énumérés ; une fois qu'ils furent achevés, vers la fin de 1892, il chargea M. le professeur Dr E. Huber de rédiger nn projet de code civil. Les rapports de gestion ont donné les renseignements voulus sur ce qui a été fait depuis dans ce domaine. Les premiers projets partiels sur les effets du mariage et les successions ont paru ; ils sont accompagnés de commentaires et ont fait l'objet de rapports écrits dus à quelques experts. Un projet sur le droit des personnes et le droit de famille a été revu par une commission de cinq membres pour être soumis à, une commission plus nombreuse.

Enfin, 18 gouvernements cantonaux, dans leur réponse au questionnaire du 17 novembre 1893, ont, la plupart d'une façon détaillée, exprimé leurs voeux au sujet soit du code entier, soit de certaines de ses parties ; c'est un matériel qui non seulement a été d'une grande utilité au rédacteur du projet, mais rendra encore d'appréciables services aux commissions.

L'ensemble de ces travaux préparatoires paraît bien lever tout doute quant à la possibilité d'unifier le droit civil aussi bien que le droit pénal.

n.

En énumérant les manifestations qui se sont fait jour en faveur de l'unification du droit pénal, nous avons déjà indiqué toute une série des motifs invoqués par les partisans de cette idée. Cela nous permet d'être plus brefs dans notre exposé des projets relatifs au droit pénal, que nous ne le serons en traitant du droit civil.

*) « Che appuoto il lavoro di unificazione sin qui compito chiama l'unificazione completa del diritto civile. »

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C'est surtout à la diversité de nos législations pénales qu'il faut attribuer l'insuffisance de l'administration de la justice pénale et de l'exécution des peines en Suisse. Notre petit pays a autant de codes pénaux à lui tout seul que les autres Etats de l'Europe réunis. A Uri, Nidwald et Appeozell-Eh. int., c'est principalement la coutume et l'appréciation du jage qui font loi. La Confédération et 22 cantons ou demi-cantons ont bien des codes pénaux, mais presque tous ces codes sont modifiés et complétés par des lois nombreuses. Et la plupart des cantons n'ont pas d'édition de leur code pénal révisé d'après les modifications et compléments intervenus, de sorte que, les éditions officielles ne donnant pas le texte authentique de la loi pénale, il faut le rechercher dans toute une série de lois spéciales et les juristes souvent ne savent pas si telle disposition est ou n'est plus en vigueur.

La diversité se manifeste de la manière la plus fâcheuse dans le texte même des lois pénales. Le peuple a au fond, partout en Suisse la même conception du droit pénal ; mais cela n'empêche pas les codes cantonaux d'édicter, relativement à des notions générales, des règles très disparates; tel est le cas pour l'imputdbilité, l'intention, la négligence, la tentative, la participation, la légitime défense, l'état de nécessité. Ces codes déterminent de même très diversement les faits constitutifs d'un délit et punissent l'auteur, pour le môme acte, de peines très dissemblables. Ces divergences sont dues, pour beaucoup, à des circonstances extérieures. Les anciens codes se sont inspirés d'anciennes théories, les plus récents ont subi l'influence des législations contemporaines ou de celles considérées comme les meilleures.

Les lois pénales de la Suisse occidentale ont beaucoup emprunté au code français. Le Tessin a fait maint emprunt à l'ancien droit italien, la Suisse allemande s'est surtout rapprochée des codes allemands et, depuis 1870, du code pénal de l'empire, que Baie et Soleure ont, sur plus d'un point, littéralement copié. Le canton de Schaffhouse a même sérieusement examiné la question de savoir s'il ne lui conviendrait pas d'adopter le code allemand avec quelques légères modifications. Schaffhouse et Argovie ont déclaré que c'était la tâche de la Confédération d'élaborer un code pénal à la hauteur des
besoins et de la science. D'autres cantons, comme Lucerne, Berne et Vaud ont renvoyé ou interrompu la révision do leur législation pénale en considération de la prochaine unification.

L'état actuel de la législation nous montre que le même acte est, dans tel canton, puni de la réclusion, dans tel autre de l'emprisonnement, dans un troisième de l'amende; ici, il est poursuivi d'office, là, sur plainte seulement; ailleurs, il ne sera ni prévu ni puni. Celui qui met le leu à une maison habitée est puni, à Genève, de la réclusion de 15 ans au moins, à Fribourg et dans les

588 Grisons de la réclusion de 10 ans au moins, en Argovie, Thurgovie et dans le Tessin de la réclusion de 8 ans au moins, à Berne et à St-Gall de la réclusion de 5 ans au moins, à Zurich, Baie, Claris, de la réclusion de 3 ans au moins, à Schaffhouse, Zoug, Soleure, de la réclusion d'un an au moins; Appenzell-Rh. est., ne fixe pas de minimum de la réclusion.

Celui qui met le feu à une maison non habitée est puni, à Genève, de la réclusion de 10 ans au moins; à Baie, pour le même crime, le minimum de la peine est de trois mois d'emprisonnement; à St-Gall, la peine prévue est celle qui punit le dommage causé à la propriété, de sorte que, dans certains cas, une simple amende peut être prononcée.

Un des délits les plus fréquents, le vol, est puni très diversement dans les différents cantons. Les législations cantonales connaissent 28 cas de vol qualifié, mais pas une seule ne prévoit les mêmes. Celui qui détourne un objet d'une valeur de 11 francs, est puni dans le Valais de la réclusion de 6 mois au moins, dans le canton de Vaud de la réclusion de 10 jours au moins, à St-Gall de l'amende ou de l'emprisonnement, à Berne de l'emprisonnement jusqu'à 40 jours. On pourrait citer nombre d'exemples du môme genre.

C'est à bon droit qu'on a dit de ces inégalités qu'aux yeux du condamné, elles font de la pénalité un jeu du hasard et détruisent la considération due à l'Etat qui a pour devoir de réprimer le délit.

Les plus grands abus se produisent lorsqu'un individu commet des délits dans plusieurs cantons. Bien qu'il soit communément admis que le récidiviste doive encourir une aggravation de peine, la peine que le délinquant a subie dans un autre canton n'est pas toujours comptée comme une circonstance aggravante. D'autres délinquants, poursuivis pour plusieurs délits commis dans divers cantons, en un temps souvent très court, sont, pour chacun de ces délits, frappés de la peine entière, tandis qu'ils le seraient beaucoup moins s'ils avaient commis ces délits dans un seul et même canton. C'est ainsi que Christian Michel fut condamné à plus de soixante ans de détention pour une série de vols commis presque en même temps dans les cantons de Vaud, Fribonrg, Neucbâtel, Berne et Soleure. Les cas Lipp et Thali sont également de notoriété publique. Ces affaires ont soulevé en leur temps un émoi général.

Si un
individu se rend dans un canton coupable d'actes contraires à la pudeur, d'excitation à la débauche, d'attentat à la pudeur commis contre des enfants, de viol, de violation de domicile, de

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menaces, de séquestration, et qu'il se réfugie à l'étranger, dans la ·règle l'Etat étranger l'extradera, car dans la plupart des traités ces ·délits sont prévus et la loi fédérale sur l'extradition aux Etats étrangers les mentionne expressément. Mais si le délinquant se réfugie -dans son canton d'origine ou dans le canton où il est domicilié, l'obligation de l'extrader cesse. L'extradition intercantonale est donc soumise à plus de restrictions que l'extradition internationale, ce ·qui ne se justifie à aucun titre.

La bigarrure de nos codes pénaux exerce de plus une influence fâcheuse en matière d'extradition aux Etats étrangers. Les délits pour lesquels la loi fédérale sur l'extradition aux Etats étrangers et les traités internationaux prévoient qu'il y a lieu à extradition, sont définis diversement par les codes cantonaux, punis de peines différentes, qualifiés autrement, d'où résultent des complications incompréhensibles à quiconque ne connaît pas l'état de notre législation pénale.

Dans une série de lois l'abus de confiance est caractérisé par le détournement d'objets confiés au délinquant, tandis que les autres codes ne connaissent pas cette restriction. D'après quelques lois, la falsification de documents suppose l'usage des documents falsifiés, selon d'autres le délit est consommé par la seule falsification. Le terme « attentat à la pudeur » revêt les significations les plus diverses. Ce qui dans un canton constitue une escroquerie, dans un autre donnera ouverture à l'action civile seulement. Lorsqu'un traité international prévoit que l'escroquerie, par exemple, donne lieu à extradition, le code pénal de l'Etat étranger délimite de façon précise l'obligation d'extrader, tandis qu'en Suisse nos 26 codes et coutumes comportent les interprétations les plus divergentes.

L'état de notre législation rend impossible une fixation uniforme des peines. Tandis que d'après telle loi cantonale un délit entraine la privation des droits civiques, dans un autre canton l'auteur du m6me délit conserve tous ses droits et reste électeur et soldat. Dans plusieurs cantons, la condamnation à la réclusion entraîne de plein droit la privation des droits civiques; en Thurgovie, il suffit pour cela d'une condamnation à la détention dans une maison de travail, à Appenzell-Rh. ext. d'une condamnation à l'emprisonnement. La
durée de la privation des droits civiques varie beaucoup de canton à canton; quelques codes privent le condamné de ses droits civiques à perpétuité, d'autres pour une durée déterminée; Appenzell-Ktf. ext. ne fixe pas de limite.

Les principes les plus variés règlent le système et l'exécution des peines. Certains cantons appliquent deux genres de peines Feuille fédérale suisse. Année XLVIII. Vol IV.

4.1

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privatives de la liberté, la réclusion et l'emprisonnement, d'autres y ajoutent la maison de correction ou de travail, d'autres enfin la prison civile ou les arrêts de police. Dans tel canton, toutes les peines privatives de liberté d'une certaine durée -- et cette durée varie selon les cantons -- sont subies dans le même établissement.

Il arrive même que des bâtiments où sont recueillis des pauvres et des malades servent en même temps de prison. Et, bien qu'il soit universellement admis que les enfants et les jeunes gens ne doivent pas être enfermés dans le même bâtiment que les adultes, nombre de cantons ne tiennent aucun compte de ce principe, à cause des frais probablement; ils exposent ainsi la moralité des jeunes condamnés aux plus graves dangers, de sorte que la peine cause plus de mal que le délit.

L'absence d'un droit pénal unique se fait vivement sentir aussi dans le domaine du droit pénal fédéral et du droit pénal militaire. Le code pénal fédéral de 1853 est suranné, disait leconseiller fédéral Ruehonnet dans son discours au sujet de la motion Porrer; ses dispositions générales ne répondent pas aux notions actuelles, l'énumération qu'il fait des délits a des lacunes, ses définitions sont défectueuses. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne prévoit pas l'état de nécessité. Le faux immatériel dans un acte authentique ou public n'est pas prévu, les actes contraires au droit des gens sont punis comme tels, bien que cette notion soit loin d'être précise. Aucune peine ne frappe les agents provocateurs, ni les espions. La mise en péril des chemins de fer et des bateaux à vapeur n'est punie que s'ils font le service de poste.

Le domaine d'application du code pénal fédéral et des lois de police de la Confédération n'est pas strictement délimité. On discute aujourd'hui encore sur la question de savoir si tel délit, prévu par une loi fédérale de police, se prescrit conformément au droit fédéral ou au droit cantonal, et si, relativement à la participation on à d'autres dispositions générales, c'est le droit fédéral ou le droit cantonal qui est applicable.

On sait que de toutes parts des plaintes se font entendre au sujet de la sévérité et des lacunes de notre code pénal militaire.

Souvent, les tribunaux militaires se voient obligea de prononcer des peines qu'eux-mêmes déclarent injustes et trop dures.
L'unification du droit pénal remédiera à tous ces abus. Une fois la Suisse régie par le même droit, aucun doute ne s'élèvera plus quant à la sanction légale à appliquer; partout, le même acte sera réprimé ou ne le sera pas ; la libre appréciation du juge n'en aura pas moins, comme aujourd'hui, une certaine marge. Le dualisme du

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droit fédéral et du droit cantonal disparaîtra. Bien n'empochera de faire un code pénal militaire en peu d'articles, car les dispositions du code ordinaire seront applicables aux militaires aussi et il ne sera besoin de règles spéciales que pour les délits exclusivement militaires, le refus d'accomplir le service, le refus d'obéissance, la désertion, l'insubordination, la- mutinerie, le pillage, l'abus dé pouvoir, etc.

Enfin, et c'est là l'essentiel, un droit pénal unique nous vaudra la protection juste, efficace et sûre que nos 26 lois spéciales sont impuissantes à nous assurer contre les criminels; seul, il est susceptible d'entraîner une décroissance de la criminalité. Notre devoir n'est-il pas, dès lors, de substituer à la bigarrure et à l'équivoque un régime clair et bien conçu ?

Il nous reste à motiver la disposition constitutionnelle en soi.

. Nous proposons, comme le faisait la motion Porrer, de conférer à la Confédération le droit de légiférer en matière de droit pénal. Il va de soi que le droit des cantons de légiférer en matière de simple police demeure réservé pour toutes les matières administratives sur lesquelles, constitutionnellement, leur appartient la compétence législative.

La législation pénale devenant du ressort de la Confédération, le code fédéral aura, en édictant les pénalités, à statuer aussi sur la peine de mort. Connexe avec le système des peines, cette question demande à être examinée et réglée en môme temps que lui.

Dès lors, nous nous sommes abstenus de vous proposer une disposition constitutionnelle sur la peine de mort ; ce point important sera discuté à fond lors de l'élaboration du code pénal fédéral et trouvera, dans le projet, une solution sur laquelle, conformément à la constitution, le peuple pourra prononcer en dernier ressort.

L'administration de la justice reste expressément réservée aux cantons. Ici aussi, il y a accord avec la motion Forrer. Le terme & administration de la justice » doit être entendu dans un sens large, celui que lui donne déjà l'article 64 de la constitution fédérale ; il comprend, par conséquent, l'exécution des jugements.

En revanche, le code poserait les principes fondamentaux en matière d'exécution des peines ; sinon, il serait impossible d'établir un système rationnel, des peines.

Une enquête sur les pénitenciers et prisons
de Suisse, à laquelle notre Département de Justice a fait procéder, après en avoir averti les gouvernements cantonaux, a permis de constater la nécessité d'améliorer l'exécution des peines dans nombre de cantons. Pour faciliter et provoquer les changements à apporter au régime actuel, nous vous proposons d'autoriser la Confédération à subventionner les cantons, tant en vue de la construction d'établissements pèni-

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tentiaires, de maisons de travail et de correction, que des améliorations à apporter dans le domaine de l'exécution des peines.

L'examen de ces questions nous a amenés à ne pas réclamer pour la Confédération le droit de construire certains établissements qui seraient affectés à des buts spéciaux, à la détention des jeunes délinquants, des criminels d'habitude ou dangereux, par exemple. Certes, ces institutions répondraient à un besoin. Mais il nous faut laisser aux cantons l'ensemble de l'exécution des peines ; ce point de vue une fois admis, il ne convient pas d'y apporter des exceptions. Les cantons prendront sans doute l'initiative et construiront les établissements pénitentiaires qui leur manquent ; ils auront près d'eux la Confédération, autorisée et disposée à les subventionner. Les cantons se grouperont, selon les besoins, pour mener à bien ces réformes, qu'isolé chacun d'eux serait impuissant à réaliser. Et de son côté, la Confédération, en vertu de sa participation financière, pourrait veiller à ce que ces établissements remplissent leur but.

Pour combattre efficacement la criminalité, les peines, les prisons, les maisons de travail et de correction pour les jeunes délinquants ne suffisent pas. Il faut tout spécialement des institutions destinées à la protection de l'enfance moralement en péril ou abandonnée. Ces institutions peuvent être de nature très diverse, ce ne sont pas exclusivement des établissements. Elles peuvent avoir été créées par des cantons ou être des oeuvres d'utilité publique dues à l'initiative privée. Le champ des mesures préventives n'est nullement circonscrit. Mais l'opinion se généralise de plus en plus que, dans ce domaine, l'Etat a une tâche féconde à remplir. Il n'est pas d'ores et déjà, possible de dire de quelle manière s'exercera le concours de la Confédération. Mais nous voudrions que le nouvel article constitutionnel stipulât qu'elle doit pouvoir venir en aide aux institutions qui ont pour but de protéger contre la contagion du crime l'enfance moralement en péril ou abandonnée. Toutefois, notre texte donne à la Confédération la faculté seulement, il ne lui impose pas l'obligation d'intervenir.

Avec la mise en vigueur d'un code pénal suisse, se trouveront abrogés les alinéas 2 et 3 de l'article 55 de la Constitution fédérale sur la répression de l'abus de la liberté de la presse, un point qu'il suffit d'énoncer.

III.

Passons à l'exposé des motifs à l'appui de notre proposition, relative à l'unification du droit civil.

Ce serait une erreur de croire que le code fédéral des obli-

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gâtions et la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite aient donné complète satisfaction aux intérêts économiques qui se rattachent à l'unification du droit. Il suffit, pour se convaincre du contraire, de jeter un coup d'oeil sur l'ensemble de nos institutions juridiques et de se rendre compte de la connexité qu'elles ont, sous de multiples rapports, avec les besoins économiques du pays.

Nous avons en vue, en première ligne, le droit hypothécaire.

Le tableau que le droit suisse nous offre dans ce domaine est plein d'enseignements. Economiquement, l'hypothèque a un double but: permettre au propriétaire du sol de se procurer de l'argent, en engageant son immeuble sans en aliéner la propriété, tandis que le prêteur doit trouver son placement en bonnes valeurs, d'une réalisation aussi facile que possible. Tel est le bat que se sont proposé toutes les législations hypothécaires. Et pourtant, quelle variété dans les moyens employés et les résultats obtenus par les législations cantonales ! Relevons trois différences saillantes : La première est relative à l'engagement du sol, à la garantie fournie par le gage immobilier. Les caractères distinctifs de la «Gült» (lettre de rente foncière) et de l'hypothèque revêtent ici une grande importance, en ce que la première se rattache beaucoup plus étroitement que la seconde au crédit immobilier. Les moyens propres à faire garantir le mieux par l'immeuble le placement du capital sont fort divers. Ainsi, dans un grand nombre de cantons, les immeubles doivent ótre estimés d'office, la faculté toutefois étant laissée aux intéressés de constituer une hypothèque d'un montant supérieur. Dans d'autres cantons, l'estimation d'office a pour effet de déterminer la somme maximum pour laquelle l'hypothèque peut être constituée, tout titre portant un engagement supérieur devant être pourvu d'une dénomination spéciale. Certains cantons encore ont récemment supprimé toutes les entraves, laissant au créancier le soin de sauvegarder ses intérêts, tandis que d'autres voient dans l'application de règles rigoureuses sur les registres fonciers, le moyen de renseigner le plus sûrement le créancier sur la valeur de son gage.

A ces méthodes se rattachent indubitablement des effets économiques; c'est dans ce but que les cantons les ont adoptées: « I I faut que nos titres
hypothécaires acquièrent un bon renom et le conservent», disait, voilà quelques années dans un grand conseil, un orateur qui combattait la suppression de l'évaluation obligatoire du gage immobilier. En entourant la mise en gage de toutes les garanties possibles, ou fait inévitablement hausser la valeur du titre. Débiteur et créancier y gagnent également, le débiteur, parce qu'il obtient plus aisément du crédit, le créancier, parce qu'il trouve à placer plus facilement et plus sûrement son argent.

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On peut jager d'après cela le profit qu'un bon régime hypothécaire vaut à un pays.

La seconde différence se révèle dans la nature des droits du créancier. Dans la Suisse orientale jusqu'à Zurich et toute la Suisse centrale, y compris Lucerne, le créancier reçoit un titre facilement négociable au marché des valeurs, tandis que la Suisse occidentale et les cantons du nord-ouest n'offrent rien de semblable. On y remet bien un titre au créancier, mais les créances garanties par hypothèque ne sont pas négociables autrement que les créances ordinaires. Il en est différemment dans la première série. Le titre hypothécaire est une valeur de commerce; il constitue une créance qui souvent, de fait ou expressément, est un titre au porteur, ce qui a pour effet d'assimiler, dans le commerce, ces titres aux obligations des grandes sociétés anonymes et aux fonds publics. Le négoce les recherche et les apprécie parce que le porteur peut disposer de son argent plus facilement que dans les cantons où ces titres sont immobilisés. Le code des obligations a abandonné l'essentiel aux cantons, aussi bien en ce qui concerne l'engagement que la cession. Et aussi n'était-ce pas dans le droit des obligations qu'il fallait chercher le remède, mais dans le droit hypothécaire.

Il est permis d'attribuer les différences les plus saillantes à la crainte de la nouveauté, au défaut des éléments de comparaison utiles, a l'influence irrésistible qu'exercent la tradition et une doctrine d'emprunt. L'intérêt général plaide ici énergiquement pour l'unification du droit. Ainsi, il a été affirmé que, dans la Suisse occidentale plus que dans la Suisse orientale, à Baie et à Soleure plus qu'à Lucerne et dans les cantons primitifs, les capitaux se détournent des placements hypothécaires, donnant la préférence aux valeurs de chemins de fer et aux fonds publics; des chiffres à l'appui nous manquent, mais l'allégation mérite créance et le fait s'explique par la mobilité plus grande que revêt ce genre de placements dans les cantons de l'est. Une fois que le créancier peut acheter et vendre ses titres hypothécaires aussi facilement que des obligations de chemins de fer, il est plus disposé à affecter son argent aux premières de ces opérations et, de sou côté, le débiteur hypothécaire est mis dans une position plus avantageuse.

La troisième
différence est relative à la situation du débiteur à l'égard du titre hypothécaire. Selon certaines législations, le débiteur hypothécaire est dans la mftme situation que le débiteur ordinaire: il paie et la dette est éteinte. Si le bien est grevé de plusieurs hypothèques, pour la créance payée l'hypothèque est éteinte et celle de rang postérieur vient prendre sa place. Il en est autrement dans un second groupe de cantons, où chacun des créanciers

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hypothécaires a sur le fonds un droit immuable; l'hypothèque a son « t r o u s , comme c'était le cas pour les anciennes rentes fon·cières. Si le débiteur paie, le créancier hypothécaire premier en rang disparaît, mais le second en rang ne vient pas prendre sa place et le débiteur peut disposer du premier rang, sans avoir à se préoccuper du créancier de second rang.

Ce système donne encore au débiteur et propriétaire du gage un autre droit : il peut garder pour son compte la lettre de gage qu'il a remboursée et s'en dessaisir sans que pour autant le droit de gage s'éteigne; il lui est loisible même, en sa qualité de propriétaire du fonds, de constituer la seconde hypothèque avant la première, d'en faire inscrire une seconde avant qu'une première existe, de ne réserver la première qu'à la forme, de créer le titre ·au porteur et le garder par devers lui, pendant qu'il se défera d'abord de la seconde hypothèque, la partie la moins sûre de son crédit immobilier. Les avantages que le propriétaire du fonds retire de ce régime sautent aux yeux. Non seulement son crédit immobilier devient d'une réalisation plus aisée, mais encore l'opération même est de beaucoup simplifiée et les frais diminués. Tandis que dans la Suisse occidentale le propriétaire qui veut emprunter sur son fonds est tenu de constituer une hypothèque, en passant par toutes les formalités, que le droit de gage s'éteint jusqu'à concurrence de ce que le débiteur a remboursé, qu'il faut chaque fois faire établir un titre pour pouvoir hypothéquer le fonds à nouveau, toutes opérations longues et coûteuses, dans la Suisse orientale et à Lucerne, par exemple, le propriétaire du fonds prend la charge à son nom personnel ou la crée au porteur ; il reçoit en échange une lettre de gage, valable à la forme, avec une hypothèque de premier, second ou de rang quelconque et moyennant le nantissement du titre pour le terme qui lui convient, il obtiendra l'argent dont il a besoin ou une ouverture de crédit ; lorsqu'il rembourse, il n'éteint pas le droit de gage et n'a pas d'autres soins à prendre ou de frais à supporter. Il suffit de comparer les deux systèmes pour se convaincre que le dernier est le plus complet; s'il est vrai qu'il comporte un usage plus raffiné du -crédit foncier, on peut dire que ce danger est suffisamment conjuré par la sécurité dont
le droit hypothécaire moderne entoure, ainsi que nous l'avons démontré, les placements garantis par gage immobilier. Il est de fait que là où ces institutions existent, qu'elles aient été récemment-adoptées ou soient traditionnelles, .les opérations hypothécaires sont très recherchées, créanciers et débiteurs connaissent les avantages du régime et tiennent énergiquèment à son ; maintien.

Les trois systèmes que nous venons d'exposer conduisent à un

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droit hypothécaire moderne qui serait susceptible d'être développa sous d'autres faces encore, en ce qui concerne la création de communautés pour l'émission des lettres de gage, le paiement des intérêts, etc. Mais le facteur le plus important est qu'avec l'agrandissement de son domaine d'application, les avantages d'un régime hypothécaire augmentent. Un canton de la Suisse centralo a beau s'évertuer à entourer ses hypothèques et rentes foncières de toutes les garanties possibles, les autres cantons n'accordent à ces titres qu'une confiance limitée. Les cédules d'Appenzell ne sortent guèredé la Suisse orientale, malgré toutes les garanties qu'offre l'inscription ; c'est le sort aussi de la « Gült » de Lucerne, de la lettredé créance hypothécaire de Zurich. Il ne saurait être question,, pour ces titres, d'acquérir une valeur à l'étranger.

L'exiguïté du territoire des cantons, le temps qu'il faut aux idées modernes pour s'imposer sont autant d'obstacles à ce qu'une amélioration fondamentale soit apportée au régime actuel. Seule, une législation régissant un territoire plus étendu et tenant comptfr de tous les progrès réalisés sous l'empire des idées modernes dans le domaine du droit hypothécaire, est susceptible de donner au pays la réforme dont bénéficieront également le créancier et le débiteur.

Il nous manque, il eat vrai, des données complètes sur l'importance des charges hypothécaires grevant en Suisse le sol cultivé ; des renseignements fournis par le bureau fédéral de statistique et les indications données à la conférence des délégués cantonaux qui, en avril 1892, s'est occupée de l'endettement foncier, nous permettent d'établir les calculs ci-après. Pour le canton de Zurich,, par exemple, la dette hypothécaire productive d'intérêts est de 800 millions environ, ce qui, avec une surface du sol cultivé de 1616 km 2 donnerait pour la Suisse (29,637 km 2 ) une proportion de 14 milliards à peu près. Argovie avec 1341 km2 de sol cultivéa pour environ 200 millions d'hypothèques à intérêts, ce qui pour la Suisse donnerait environ 5 milliards. Les 448 km 2 cultivés du sol glaronnais sont grevés de 45 millions de charges portant intérêt, ce qui ferait pour la Suisse 3 milliards. Soleure, avec 717 km2' de sol cultivé, a une hypothèque à intérêts de 100 millions environ, soit, pour la Suisse, un peu plus
de 4 milliards. Pribourg, avec 1469 km 2 de sol cultivé, a une hypothèque à intérêts de 120 millions, ce qui pour la Suisse ferait environ 2 ì/ì milliards. BaieCampagne, avec 400 km 2 de sol cultivé, a une dette hypothécaire à intérêts d'un peu plus de 60 millions, ce qui ferait, comme à peu de chose près pour Argovie, pour la Suisse une dette foncière d'environ 5 milliards. Ce sont là de grandes différences, mais elles ne sont pas pour surprendre, puisque de commune à commune,.

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dans un môme canton, on voit les charges foncières varier de 10 à 80 % de l'estimation cadastrale. D'après ces chiffres, la charge hypothécaire totale productive d'intérêts en Suisse n'est pas inférieure à 4, ni supérieure à 6 milliards. Prenons une moyenne de 5 milliards environ, nous avons un intérêt annuel d'environ 180 millions de francs. Supposons qu'une loi hypothécaire unique, appropriée à son but, entraine une réduction de 1 pour mille du taux hypothécaire -- la différence se trouvant, pour les créanciers, compensée par. une augmentation des garanties et des facilités de transmission du titre -- il en résultera, pour toute la Suisse, une diminution des charges foncières de 5 millions au minimum. Nous disons au minimum, car il est fort probable que la majoration actuelle des charges est notablement plus forte, quand l'on voit la Confédération, les cantons et les compagnies de chemin de fer emprunter au 3 ou au 3 Y2 pour cent alors que les débiteurs hypothécaires paient en moyenne encore 4 °/0 environ. On est fondé à admettre que la « lettre hypothécaire » suisse atteindrait approximativement la valeur des obligations des Etats cantonaux et des compagnies de chemins de fer, ce qui donnerait «ne différence de 3 à ö pour mille, soit pour le pays entier un dégrèvement d'environ 18 millions par an. Nous payons donc annuellement en suite de l'organisation défectueuse de notre régime hypothécaire, qui nous vaut de plus tant d'inconvénients, un tribut qui, calculé de 2 à 6 francs par tête d'habitant, ne serait pas taxé trop haut.

Un intérêt économique se rattache, .d'autre part, à l'introduction de la publicité des droits réels par le moyen du registre foncier. Le développement qu'ont atteint les législations cantonales en fournit la meilleure preuve. Il y a eu des périodes où, dans nos cantons, on considérait toutes les formalités solennelles comme une gêne, une tutelle incompatible avec la liberté des citoyens. Mais les intérêts des parties, créanciers et débiteurs, ont partout forcé le retour aux dispositions prescrivant de strictes formalités en matière immobilière. C'est ainsi que nous voyons depuis quelques dizaines d'années certains cantons réintroduire, accentuer ou adopter les formalités constitutives, à l'égard des tiers, de la-propriété, de l'hypothèque et des servitudes foncières. Ces
formalités ont pour but commun d'apporter la clarté dans ce domaine, en ce qui concerne la constitution des charges foncières grevant l'immeuble, la mutation, l'extinction de ces rapports de droit ainsi que l'importance des droits et des obligations.

On pourrait, à la vérité, objecter que c'est dans ce domaine précisément que les cantons sont le plus aptes à prendre les mesures appropriées aux besoins des parties grandes ou petites de leur ter-

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ritoire ; sous ce rapport, les conditions varient de canton à canton; c'est ainsi que les contrées alpestres ont des besoins diamétralement contraires à ceux des autres parties du territoire. L'important, en conclut-on, c'est que dans chaque domaine, il soit édicté de bonnes règles sur la publicité des droits réels ; aucun intérêt prédominant n'exige que ces règles soient les mêmes pour toute la Suisse.

A cette objection et d'autres de môme nature l'on peut répondre que les formalités prévues par les législations cantonales sont loin d'avoir toutes la même portée. Les cantons romands ressentent toujours davantage les défauts du système français en matière de registres fonciers. On tend toujours plus à compléter ou à remplacer l'acte constitutif de l'hypothèque, dit la «Fertigung», par une inscription dans le registre foncier. On ne saurait dénier que le système de l'avenir doit être recherché dans le registre foncier proprement dit, présentant l'état matériel et juridique de chaque immeuble. Les législations cantonales, dans leur grande majorité, ne réalisent que partiellement ce but ; elles apparaissent, pour la plupart, comme des essais plus ou moins réussis, qui, dans l'application du régime du registre foncier, sont restés à la moitié ou au quart du chemin.

Il est .possible que ce phénomène soit dû en partie à ce qu'on n'éprouvait pas le besoin d'avoir le véritable registre foncier. Mais la vraie cause gît dans le fait que l'introduction du régime du livre foncier entraînerait des frais de cadastre assez élevés. Déjà plusieurs cantons ont, à cause des frais, reculé devant l'introduction du registre foncier ; c'était, à la vérité, un faux calcul, car la sécurité dont le registre foncier entoure les droits réels apporte au pays une amélioration économique qui eût plus que compensé les frais de cadastrage. Mais les appréhensions sont restées et il sera difficile de les dissiper partout et intégralement dans le domaine cantonal.

N'est-ce pas la tâche de la Confédération dts sauvegarder les intérêts insuffisamment protégés,et de pourvoir à l'introduction, dans toute la Suisse, d'ua bon registre foncier, dont la tenue et l'administration seraient d'ailleurs confiées aux cantons ? N'est-ce pas, dans le domaine économique, un des buts principaux de l'unification du droit ? Nous n'hésitons pas à
répondre affirmativement.

Le crédit du pays entier dépend pour beaucoup de la sécurité des droits réels. L'insouciance de tel canton nuit au crédit des autres qui s'efforcent de faire pour le mieux en ce domaine.

Le registre foncier suisse saura tenir compte des condition 8 spéciales à certaines régions, les régions alpestres, par exemple.

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II n'est guère possible de formuler en chiffres, d'une façon aussi précise que nous avons pu le faire pour le droit hypothécaire, les avantages que vaudrait au pays le système du registre foncier.

Mais ces avantages n'en sont pas moins certains et voici pourquoi : En premier lieu, le registre foncier est un moyen puissant pour fortifier le crédit hypothécaire du pays ; ensuite, il apporte plus d'ordre et de clarté dans les droits réels, la délimitation des fonds, les droits sur les chemins et cours d'eau, ainsi que dans les servitudes, diminuant par là-même le nombre des conflits et des pro-, ces. Il est hors de doute que le registre foncier sera d'un grand profit pour des intérêts matériels importants et dans ce domaine encore, la législation fédérale contribuera à la prospérité du payas.

Un troisième élément d'ordre économique et auquel nous attachons une importance toute particulière, c'est la liberté du citoyen de choisir à son gré, dans les limites fixées par la loi, les institutions juridiques appropriées à ses besoins et à ses aspirations.

Nous constatons dans presque toutes les législations cantonales en vigueur la tendance à édicter des règles absolues. Elle s'explique par la simplicité et la modicité des conditions économiques et sociales, sous l'influence desquelles sont nés les droits statutaires de l'ancien régime. Autrefois, on considérait la liberté de choisir son régime légal non seulement comme superflue, mais même comme un non-sens, puisque rien n'empêchait de créer un droit absolu adapté aux besoins identiques de petits territoires isolés, droit qui suffisait à chacun sous peine de passer pour un esprit bizarre.

Or, les choses ont beaucoup changé depuis, notamment dans les dernières périodes. Dans les temps récents, non seulement les transactions se sont développées, ce qu'expliquerait déjà la suppression des anciennes barrières, mais encore le mouvement considérable de la population a mClé les ressortissants des diverses régions dans une mesure autrefois inconnue. De là découle impérieusement la nécessité d'accorder à chacun une plus grande liberté dans le choix de son régime légal, Autrefois, la politique législative avait cette conséquence que les cantons édictaient leur droit unique d'après le caractère prédominant de leur population, sans tenir compte des petites
agglomérations placées dans d'autres conditions. De là, des inconvénients comme nous en voyons beaucoup aujourd'hui où l'agriculteur qui habite dans un canton où domine l'élément citadin est obligé de se passer d'institutions qui lui sont nécessaires, tandis que le négociant et le fabricant ne trouvent pas dans un canton agricole un droit approprié à leurs idées et à leurs besoins.

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Le droit suisse, tel que nous le concevons, serait d'une construction toute différente. Pour sauvegarder les intérêts des diverses parties du territoire, le législateur fédéral aurait à créer un droit sous l'empire duquel toutes les classes de la population pourront utilement développer leurs institutions selon le mode qui leur conviendrait le mieux. L'unité n'en recevra aucune atteinte. Toute divergence doit être exclue là où le réclament l'intérêt général et les idées morales et économiques partagées par tous les élément» sains de la population. Mais quand l'intérêt général cesse d'être en cause, il ne nous semble pas que le droit unique doive pouvoir faire obstacle à la liberté que réclament des aspirations et des besoins spéciaux. Le système de liberté peut effectivement, sans nuire à l'unité, tenir compte de ces particularités, grâce à un moyen qui a fait ses preuves. Dans les limites du droit unique, il créera des institutions diverses entre lesquelles il sera loisible aux intéressés de choisir.

Voici quelques exemples pour illustrer notre pensée. Dans le domaine du droit hypothécaire, le code prévoirait la « Gült » aussi bien que l'hypothèque moderne et l'inscription hypothécaire du droit commun, tous régimes mis ainsi à la disposition des intéressés, ce qui permettrait aux agriculteurs de se servir de telle des formes, aux négociants, industriels, etc., de recourir à telle autre. Dans le domaine du régime matrimonial quant aux biens, le droit unique édifierait plusieurs systèmes, mis à la disposition de la population, de sorte qu'en vertu de la liberté du contrat de mariage, les intéressés, les diverses régions adopteraient, soit l'union, soit lacommunauté, soit la séparation des biens. En ce qui concerne les successions, on pourrait réaliser les mêmes avantages en édictant la faculté de procéder à des partages selon les besoins, de créer des indivisions ou de contracter l'indivision en participation.

Ici encore, par conséquent, liberté, suivant la variété des besoins des diverses régions et des agglomérations.

On objecte contre le système de liberté que le droit traditionnel, impératif, garantit l'immutabilité dn patrimoine, tandis qu'avec le nouveau régime les particuliers seraient enclins à mésuser de leurs biens; si tel était le cas, il faudrait bien donner la préférence à la
tradition. Cette objection toutefois ne tient pas un juste compte des circonstances. Il est vrai que le système de la coercition empêche les individus de tirer parti de leur activité et de la développer autant qu'ils le voudraient ; mais il est inexact de dire que le système de liberté empêche la conservation des biens, car cette liberté ne fait que supprimer une barrière. Sous ce régime, il est loisible à chacun de faire ce qu'il estime le mieux adapté à sa situation, et

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là est l'avantage; il peut régler, dans certaines limites, son contrat de mariage, sa succession selon ses idées et son expérience.

On est donc fondé à prétendre qu'une certaine liberté permet à un peuple réfléchi de conserver son patrimoine tout en élargissant son activité économique.

On objecte encore que les cantons seraient parfaitement en situation de réaliser, chacun pour son compte, les réformes désirables.

IL n'en est rien, car chez eux le droit de s'approprier un régime à sa convenance ne serait que fort incomplètement reconnu. Nous aurions, pour bien des années encore, l'ancienne diversité des législations cantonales, qui, de fait, devient de plus en plus une gêne. Les ·citoyens qui habitent un autre canton que le leur, verraient de plus en plus une charge, une injustice même, dans toute restriction inconnue dans leur canton d'origine. Cet inconvénient atteint une partie de la population -- du dixième au cinquième -- un peu partout et la législation cantonale est impuissante à le supprimer; plus nous avancerons, plus la situation deviendra intolérable. On peut d'ailleurs se demander avec raison si, étant donné qu'une plus grande liberté accordée par la loi entraînera un avantage économique, le pays entier ne devrait pas profiter de ce bienfait. -- E l second lieu, il ne faut pas perdre de vue que le système de liberté déploie, dans le ·domaine économique, des effets d'autant plus heureux que son application est territorialement plus étendue. Ce qui, dans un petit canton, risque de rester stérile, parce que nul n'en fait usage, sera d'un grand profit une fois devenu le régime de toute la Suisse.

Alors même que l'habitant de la Suisse primitive ne ressent aucun besoin de cette liberté, le jour où, de son canton il ira dans un autre s'établir comme commerçant, industriel ou agriculteur, il se félicitera de n'être plus, au lieu de son domicile, assujetti à une règle qui désormais heurterait ses idées, ses besoins et ses aspirations.

Quelque grand que doive être le changement pour certains cantons, on peut prédire à coup sûr qu'en peu de temps le système -de liberté leur vaudra à tous un droit populaire, une conception du -droit qui sauront rapidement effacer les habitudes les plus invétérées. Une fois sorti de ces limites étroites, il semblera au peuple qu'il quitte un habit devenu trop
juste, et bientôt il se trouvera à l'aise dans un vêtement à sa taille, lui laissant libres les mouvements et la respiration.

On a souvent signalé cette singularité du droit suisse que la liberté laissée en matière de régime matrimonial quant aux biens et de successions, est moins large, même beaucoup moins, que dans les grands Etats voisins, en France, dans l'empire d'Allemagne, en Autriche-et en

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Italie. On a dit que la subordination politique de ces nations est compensée par la liberté économique que leur vant leur droit civil.

L'étranger ne vote pas sur ses lois, mais il est libre en revanche, par acte de dernière volonté, de disposer de ses biens intégralement ou pour partie, tandis que dans la démocratique Suisse le peuple prononce, il est vrai, sur les lois, mais dans la plupart des cantons n'est libre de disposer que d'une part restreinte, parfois minime de son patrimoine et ne peut presque nulle part conclure à son gré un pacte successoral. Des restrictions acceptées, a-t-on répondu, ne sont pas des liens; d'ailleurs cet absolutisme étroit n'existe que depuis deux à trois siècles; autrefois, les confédérés, lorsqu'ils fondèrent leur liberté politique, concluaient librement leurs contrats de mariage ; leur régime testamentaire du « Gemachte » leur laissait un droit de disposition étendu, répondant aux conditions de l'époque ; la période qui suivit celle de l'absolutisme a fait se concentrer les forces économiques et se développer une forte et prévoyante bourgeoisie qui est aujourd'hui encore la base solide de notre république. Mais quel que soit le poids de ces objections, on ne saurait méconnaître que la critique a un grand fond de vérité. Le reconnaître, c'est arriver à la conviction que plus de liberté dans le domaine du droit civil apporterait, à notre pays aussi, un avantage réel.

Nous avons ainsi signalé trois éléments principaux qui jouent un rôle économique dans le problème de l'unification du droit civil.

On pourrait invoquer encore nombre d'arguments de même nature, mais ceux que nous avons donnés suffiront pour élucider la seule question à trancher aujourd'hui, où il ne s'agit pas d'élaborer le code civil, mais de poser le principe "constitutionnel générateur.

Mais ce ne sont pas seulement les avantages matériels d'un droit unique que nous avons à peser ; nous avons à examiner aussi l'importance de l'unification au point de vue moral.

Il est évident que les institutions dont nous avons relevé les effets matériels ont, sous plus d'un rapport, une valeur morale considérable. A ce point de vue, les innovations introduites dans ces divers domaines, auront forcément les conséquences que voici: En garantissant les droits acquis, en réglant pour le mieux les successions et
le régime matrimonial quant aux biens, l'Etat renforcera chez les citoyens le sens moral, la confiance en soi, la conscience de la responsabilité, le sentiment du devoir et l'énergie pour l'accomplir. Il est certain que le régime de liberté, qui implique une extension de la responsabilité de chacun, présente des dangers.

Mais ces dangers, il est possible de les écarter, notamment par l'introduction du registre foncier et de formalités qui ont pour effet

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de rappeler à la prudence quiconque use de la liberté que Ini laisse a loi; la publicité, d'autre part, préviendra toute action déguisée préjudiciable aux tiers. Et restât-il nonobstant quelque danger, que înous ne le mettrions pas en balance avec les avantages morati qu'apportera le nouvel ordre de choses.

Indépendamment du profit matériel dont il a été parlé, nous tirerons des avantages moraux des réformes apportées dans le droit de famille, dans la situation juridique des parents, la puissance paternelle, la situation juridique des enfants illégitimes et dans beaucoup d'autres domaines encore.

Mais, à côté de ces considérations, il en est une qui se rattache d'une manière générale à l'unification du droit.

L'ancien état de choses où chaque localité, chaque district tenait à avoir son droit propre, a disparu ou est en train de disparaître.

Les anciens droits statutaires sont morts depuis longtemps. Quand Berne et d'autres cantons en réservèrent l'application, pas une voix ne s'éleva en leur faveur -- et cela se passait pourtant au commencement du siècle; ils étaient abrogés de fait avant qu'ils le fussent de par- la loi. Le droit cantonal lui-même ne jouit plus auprès du peuple de son prestige d'antan ; on voit combien peu il se justifie que des cantons limitrophes, placés dans des conditions similaires, aient des codes différents. La population s'est beaucoup trop mélangée. On ressent toujours plus les fâcheux effets de l'isolement, on fait des comparaisons avec d'autres domaines, on se heurte à des singularités qui, autrefois, ne choquaient pas. Voici quelques exemples. Une mère zurichoise ne vient, de par la loi, en aucun cas à la succession de son fils décédé à Schwyz ; les père et mère, frère ou soeur, d'une Saint-Galloise ou d'une Genevoise décédée à Berne sont exclus de sa succession par le mari ; à Baie-campagne, l'enfant à qui une succession est dévolue, est mis sous tutelle alors même que son père vit encore ; tout habitant de la Suisse orientale qui veut se soustraire à une action en paternité, n'a qu'à émigrer dans la Suisse occidentale. On pourrait citer sans fin des cas de même nature. Doutera-t-on encore que cette bigarrure ne doive à la longue causer un grand préjudice moral? L'homme est porté à considérer la loi en vigueur comme la loi juste ; mais quand cette loi varie de
canton à canton, le citoyen réfléchi se demande où peut bien se trouver la norme vraie.

A ces inconvénients vient s'ajouter l'insécurité dans le domaioe du droit, insécurité qui, à ce que rapportent les juristes de tous cantons, s'est notablement accrue depuis qu'une partie du droit civil est unifiée, tandis que l'autre est restée cantonale.

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Nous nous bornons ici à rappeler les difficultés auxquelles se heurte l'administration de la justice du fait qu'en matière de vente mobilière, c'est le droit fédéral, en matière de vente immobilière, le droit cantonal qui est applicable; les difficultés que fait naître la question de savoir si les dispositions du code fédéral des obligations sur le nantissement des créances régissent les titres hypothécaires, les lettres de gage et les « Gülten » ; nous rappelons qu'il y a doute sur le point de savoir dans quelle mesure les dispositions de la partie générale du code des obligations s'appliquent aux institutions du droit cantonal, qu'on n'est pas au clair sur le rôle que jouent relativement aux divers modes d'acquisition prévus par les lois cantonales, les dispositions du droit fédéral des obligations concernant l'acquisition, en vertu de contrat, de la propriété mobilière. Nous rappelons les difficultés que fait naître, quant au régime matrimonial et aux droits du conjoint survivant, l'application de la loi fédérale sur les rapports de droit civil des Suisses établis ou en séjour, un point que nous avons déjà signalé. Ainsi, des époux bernois vont s'établir à Zurich : ils ne peuvent pas réserver une règle essentielle de la loi bernoise, savoir les droits du conjoint survivant dans la succession de l'autre, cela parce que le législateur bernois a fait rentrer cette règle, non dans le régime matrimonial quant aux biens, mais dans les successions. Des époux balois, au contraire, transporteront partout avec eux leur communauté de biens. Si des époux zurichois émigrent dans le canton de Burne, ils sont soumis au droit bernois sur les successions, bien que les règles en soient absolument incompatibles avec le régime matrimonial quant aux biens en vigueur à Zurich. Si une veuve bernoise s'établit à Genève, les restrictions tutélaires limitant sa capacité de disposer du patrimoine matrimonial, tombent, et si elle vient à se remarier, aucune règle précise ne stipule si et comment pourra s'opérer, conformément à la législation du nouveau domicile, le partage entre elle et ses enfants du premier lit.

Les obscurités et les contradictions qui dérivent, quant aux droits cantonaux sur les successions et le régime matrimonial, de l'application de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, ne
sont ni moins fréquentes ni moins graves. Si, dans le canton de Zurich, une femme est intervenue pour ses apports dans la saisie pratiquée au préjudice de son mari et a exercé son privilège, le mari n'en conserve pas moins la possession et la jouissance de ces apports ; la femme est toujours recevable à intervenir à nouveau comme créancière et à revendiquer son privilège, tandis que les autres créanciers en sont pour leurs frais. Dans le canton de Thurgovie, la femme est tenue des dettes du mari, mais elle n'en peut pas moins, en cas de saisie ou de faillite, revendiquer son privilège pour ses apports, et pourtant Thurgovie

605 n'a pas, à l'exemple de Baie, admis, dans son régime matrimonia), cette exception au système de la communauté des biens.

Juges et avocats citeront quantité d'exemples de même nature, qui prouvent à l'évidence combien peu Ja situation actuelle, avec son dualisme du droit civil fédéral et cantonal, répond à un état de droit simple et clair.

A cela vient s'ajouter un autre inconvénient sérieux. Aux siècles passés, il existait aussi, à côté l'un de l'autre, un droit d'une application territoriale restreinte et un droit d'une application générale, des coutumes locales et un droit unique pour le pays entier ; mais pourtant, le droit dans son ensemble ressortissait, dans les villes et les campagnes, à une seule et môme juridiction. Tribunaux inférieurs et supérieurs connaissaient des mômes matières ; si les litiges étaient instruits différemment, c'était à cause, non du droit applicable, mais de leur valeur pécuniaire. De nos jours, les tribunaux cantonaux prononcent en matière de droit fédéral et de droit cantonal et, après eux, le Tribunal fédéral en matière de droit fédéral. Nous avons donc, pour le droit fédéral, une instance de plus ; on a institué la cour suprême, revêtue de la plus hante fonction judiciaire, le tribunal qui a à connaître des violations des textes constitutionnels et dans lequel le peuple voit l'autorité judiciaire par excellence ; pour le droit cantonal au contraire, ce sont des tribunaux cantonaux qui statuent en dernier ressort. Cette singularité doit à la longue donner à croire que les matières relevant du code des. obligations sont plus importantes que celles rentrant dans le droit de famille ou les successions. Une telle bigarrure exerce peu à peu une influence délétère, elle fausse le sentiment du droit dans le peuple et cause un irréparable dommage moral.

Ce serait aussi une tâche importante de l'unification que d'entreprendre dans ce domaine et de créer un môme droit pour toute la Confédération, en ce sens que les principes de ce droit pourraient trouver une sauvegarde dans leur application par une seule et même autorité judiciaire suprême.

Qu'il nous soit permis, en terminant, de signaler les avantages que le sentiment populaire du droit tirerait de la concordance de toutes les matières juridiques. On entend souvent exprimer la crainte que l'unification ne rompe
l'attachement que le peuple éprouve pour son droit. La diversité des législations cantonales, dit-on, provient de la diversité des besoins économiques et des conceptions juridiques propres à une nation. Si cette manière de voir était fondée, il faudrait que tous les cantons qui sont dans des conditions identiques, eussent des institutions juridiques identitiques aussi. Or, les faits prouvent que c'est le contraire qui est vrai. Ainsi, dans le domaine du droit matrimonial,' Thurgovie, Feuille fédérale suisse. Année XLVIII. Vol. IV.

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606 Bàie-ville, Bàie-campagne ont adopté la communauté de tous les biens, meubles et immeubles, le Jura bernois et Genève, la communauté des biens meubles. La séparation de biens est facultative à Baie, Neuchâtel, Genève, dans le Jura, tandis que dans le Tessili, elle constitue le régime légal. La communauté réduite aux acquêts existe à Schaffhouse, dans les Grisons, à Neuchâtel, Soleure et dans le Valais. Les donations entre époux sont prohibées dans les cantons de Vaud, Valais, Nidwald, Tessin, Fribonrg, Neuchâtel. Le droit des successions avantage les fils au détriment des filles dans les cantons de Lucerne, Fribourg, Zoug et Thurgovie.

Schaffhouse et Neuchâtel donnent aux ascendants et collatéraux le droit de retour selon l'origine des biens. Appenzell, Argovie, Bàie, Fribourg et Soleure ne t'ont aucune distinction entre les lignes paternelle et maternelle. Genève, Thurgovie, le Jura, St-Gall, Vaud, Pribourg, Tessin et Soleure font des ascendants une classe spéciale d'héritiers. Les substitutions fidéicommissaires sont interdites à Genève, dans le Jura, à Lucerne, Glaris, dans les Grisons et à Zoug. Genève, le Jura, Neuchâteî, Appeuzell, Argovie, le Valais, Berne, Vaud, Glaris et Pribourg accordent à l'enfant naturel une part dans la succession de son père. Zurich, Genève, Tburgovie, Soleure, Tessin, Neuchâtel, St-Gall et le Jura ont admis l'adoption. Berne, Thurgovie, Argovie, Genève, Soleure, Neuchâtel, Pribourg et le Tessin donnent à la mère, au décès du père, la puissance paternelle et la tutelle des enfants. Genève et Nidwald ont institué le conseil de famille, qui a pour mission de surveiller la gestion du tuteur. Dans le domaine du droit des choses, nous trouvons le registre foncier à Baie-ville, Soleure, Schwytz, dans le canton de Vaud et à Nidwald. Dans les cantons primitifs, Lucerne, Zoug, Appenzell, Berne, Fribourg et Vaud existe le régime de la «Gillt».

Le Valais, le Tessin, Zurich, Schaffhouse, les Grisons, Argovie, Soleure et Nidwald ont réglé par des lois le contrat d'entretien viager et l'hospitalisation. Zurich, Schaffhouse, Vaud, Nenchâtel et Fribourg ont l'indivision entre frères et soeurs. Dans aucun de ces cas, les cantons ne se groupent d'après leur situation économique, leurs moeurs ou leur langue. Ne dirait-on pas des institutions juridiques éparpillées dans notre pays
au gré du hasard ? L'histoire du droit cantonal nous donne bien la clef de l'énigme, mais un tel état de choses ne prouve nullement que les droits cantonaux soient des droits populaires. Par contre, le droit unique, avec le système de liberté dont nous avons parlé ci-dessus, nous parait incontestablement devoir apporter au pays entier un 'droit répondant réellement aux aspirations et aux besoins du peuple. Ce sera le seul moyen de respecter la tradition historique, tout en renforçant dans la nation le sentiment juridique. Ainsi comprise, l'unification ne supprimera pas le droit populaire ; elle le maintiendra au

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contraire et lui fournira une base plus solide et plus sûre que la législation cantonale n'a été susceptible de le faire.

Ces considérations n'établissent-elles pas péremptoirement que l'unification du droit civil vaudra au pays entier un avantage moral aussi grand, sinon plus grand que l'avantage matériel que nous lui reconnaissons ?

Nous n'avons que très peu de chose à dire au sujet du texte de la disposition constitutionnelle ; nous proposons d'insérer dans l'article 64 de la constitution fédérale une adjonction qui comblera la lacune qu'il présente aujourd'hui encore en ce qui touche la compétence législative de la Confédération dans le domaine du droit civil ; désormais, la Confédération pourra légiférer, non plus seulement sur quelques parties, mais sur l'ensemble du droit civil.

IV.

Des considérations d'ordre général, relevant de notre politique nationale, dominent aussi la question de l'unification tant du droit civil que du droit pénal. Elles s'appliquent plus directement à celuici ou à celui-là, mais elles n'en embrassent pas moins la question dans son ensemble et c'est pourquoi nous les examinons ici.

D'abord, pour la politique interne du pays, la question se pose de savoir comment l'unification du droit pourra se concilier avec l'Etat fédératif.

Il y a, nous dit-on, incompatibilité entre cette unification et l'organisme fédératif; l'équilibre des forces entre le pouvoir central et ses membres se trouvera rompu, pour peu que l'on vienne à dévier du principe. Cette objection est dictée par un respect méritoire de notre droit constitutionnel, mais l'idée sur laquelle elle repose n'est pas très juste. L'Etat fédératif est fondé à revendiquer les droits de souveraineté que l'opinion contemporaine estime commandé de lui attribuer. Il n'existe nulle part dans ce domaine de méthode absolument arrêtée ; les autres Etats fédératifs ne revotentils pas à cet égard des formes diverses? C'est donc avant tout d'une question de mesure qu'il s'agit. Point n'est besoin de réviser, ni à la forme ni au fond, l'article 1er de notre constitution fédérale pour pouvoir faire de l'unification du droit un principe constitutionnel. L'harmonie des forces ne repose pas sur une répartition systématique immuable de la souveraineté entre la Confédération et les cantons ; cette harmonie se maintient à la condition -- et seulement à la condition -- que ce dont le bien commun exige la centralisation soit attribué au pouvoir central et qu'on laisse aux membres de la Confédération la tâche qu'il* peuvent le mieux remplir.

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Nous attachons plus d'importance à la seconde objection, tendant à dire que le droit, droit civil et droit pénal, est une matière qui ne se prête pas à la centralisation, qu'il s'agisse de l'Etat unitaire avec ses districts administratifs ou de l'Etat fédératif avec ses membres.

Il est permis, pour calmer ces appréhensions, de rappeler que, dans le domaine du droit pénal, le code pénal fédéral, du 4 février 1858, et le code pénal militaire fédéral, du 27 août 1851, ont édicté, depuis nombre d'années, pour toute la Suisse des dispositions uniformes dont il serait impossible de se passer ; que, dans le domaine du droit civil, le droit des obligations, le mariage et le divorce ont déjà été unifiés par la Confédération. Et l'on peut affirmer péremptoirement que le pays entier considère le code des obligations notamment comme une loi juste.

Le code pénal militaire embrasse l'ensemble du droit pénal ; il est limité quant à son application aux personnes seulement. Il fournit la preuve qu'il est parfaitement possible d'édicter pour le pays entier les mêmes dispositions pénales. Mais quant an droit civil, on nous répondra peut-être que le droit des obligations est une matière spécialement appropriée à l'unification, parce qu'ici le trafic et ses besoins ont voix prépondérante, alors que pour le droit des choses, de famille, des successions, les difficultés à surmonter sont bien autrement considérables. Il est toutefois facile de voir qu'on ne saurait tirer de là un argument contre l'unification de l'ensemble du droit civil.

Il existe incontestablement un rapport étroit entre le droit des choses, le droit de famille, les successions et le droit des obligations. Les principes du droit des obligations influent aussi sur les autres domaines du droit civil. Nous avons ci-dessus déjà signalé les nombreuses difficultés qui naissent trop souvent de la séparation des deux droits civils, fédéral et cantonal. Sur plus d T un point nos institutions juridiques seraient meilleures et moins compliquées si le lien entre les diverses matières du droit civil n'était pas rompu et si un seul législateur pouvait, ce qui serait urgent, les fixer et les harmoniser selon des principes uniformes.

En, second lieu, les principes juridiques réglant dans les cantons le droit des choses, le droit de famille et les successions n'ont
plus, de nos jours, leur importance d'autrefois.

Les droits statutaires sont nés des besoins et des aspirations qui prévalaient jadis. Mais une fois que ces institutions eurent acquis leur entier développement, elles firent preuve d'une vitalité assez forte pour se maintenir, alors même que les besoins changeaient. Le droit traditionnel est plus puissant que les -nouveaux

609 besoins économiques. Plutôt que de s'affranchir de la tradition, on préfère régler d'après elle son droit matrimonial et sa succession, quelque inconvénient qu'il en coûte. C'est en grande partie sous cette forme que la tradition existe encore de nos jours. Nous renvoyons ici à ce que nous avons dit au sujet des institutions juridiques cantonales, lorsque nous avons fait ressortir tant leur manque de concordance avec les besoins économiques et les aspirations du peuple que l'arbitraire qui les caractérise.

Et maintenant, il sera permis de poser cette question : Les cantons ont-ils peut-être maintenu et fortifié le lien entre les sentiments conservateurs du peuple et les institutions juridiques, là où ce lien reposait sur la tradition historique et avait sa raison d'otre?

On peut le dire des cantons régis exclusivement par les anciens droits statutaires et où le droit fut de tout temps unifié, mais le nombre est petit de ceux qui, à cause de l'exiguïté de leur territoire, ne se préoccupèrent pas de créer une législation unique, basée sur les idées modernes. Tous les autres, au contraire, surtout les plus grands et les plus populeux, n'ont pas hésité, quand ils ont unifié leur droit civil, à créer des institutions qui s'écartaient des traditions familières" au peuple. Ils sont même allés plus loin.

Sans tenir compte de la variété des conditions économiques, ils n'ont pas hésité à appliquer un droit cantonal unique qui, trop souvent, ne répond ni aux intérêts, ni aux idées dé certaines parties du territoire. Mais ces divers districts se sont fai(s à ce régime et habitués, bien ou mal, à ce droit cantonal unique qui, au début, leur était étranger.

Ne peut-on pas déduire de là que, dans le domaine du droit des choses, du droit de famille et des successions, la Confédération n'a pas d'autre voie à suivre que les cantons et, quant à ceux-ci, le sacrifice qu'on leur demande de faire pour l'harmonie entre les idées courantes et le droit, n'est-il pas le môme que celui qu'ils ont exigé de diverses parties de leur territoire ? Si des considérations de cette nature n'ont pas empêché l'unification d'un droit civil cantonal, elles n'empêcheront pas davantage l'unification du droit fédéral alors même qu'il s'agirait d'un droit absolu à imposer aux cantons. Or, nous avons déjà expliqué que la Confédération
n'aurait aucun intérêt à créer partout un droit absolu. Elle peut se contenter de fixer les limites dans lesquelles il sera loisible à chacun de régler sa vie selon ses intérêts et ses aspirations. Sous ces rapports, qui sont importants, le droit nouveau serait donc plus large que ne l'a été le droit cantonal ; la centralisation sera, à ce point de vue, pour la majeure partie du pays, d'un plus grand profit que ne l'est la législation cantonale actuelle.

610

Une troisième objection contre l'unification du droit consiste à prétendre que les cantons cesseraient d'exister comme Etats, que les frontières cantonales disparaîtraient dès que le droit cantonal devrait faire place au droit fédéral. Cette objection prouve une fois de plus la puissance de tout état de choses existant. Nous sommes habitués à nous représenter le citoyen de tel canton vivant sous tel droit, le citoyen de tel autre canton régi par telle autre loi. Nous voyons, pour ainsi dire, les droits matrimoniaux, la législation sur les successions porter les couleurs nationales, bleu et blanc, rouge et noir, etc. Mais n'oublions pas l'histoire. N'a-t-il pas raison le dicton qui enseigne qu'une génération n'oublie rien aussi facilement que sa propre histoire ?

Or, la nôtre montre que jusque fort avant dans le cours du dix-neuvième siècle, la majorité des .cantons n'avaient pas do droit pénal propre, qu'ils se tiraient d'affaire en recourant à l'usage, un peu partout le môme, et la plupart en appliquant la peu douce « Carolina Criminalis », le code pénal de Charles-Quint. Il n'était donc absolument pas question d'un droit pénal cantonal.

D'autre part, en ce qui concerne le droit civil, la campagne et les villes, alliés et baillages communs, loin d'avoir un droit unique, aux temps des huit et treize cantons vivaient sous l'empire des droits statutaires les plus variés. Et souvent ces droits par leur nature se rapprochaient beaucoup plus des législations de cantons limitrophes que de celles de la ville ou du district qui détenaient lé pouvoir. Les diverses contrées politiquement unies, étaient loin de l'être qnant à leur droit et pourtant ce fut à cette époque que les villes et les campagnes se développèrent le plus, qu'elles ace quirent le renom dont nous sommes encore fiers. Les villes souveraines (à l'exception de Baie) s'efforçaient bien de faire peu à pen de leur droit municipal le droit du pays entier, non pas qu'elles crussent que la sauvegarde de l'existence du pays l'exigeât, mais parce qu'elles voyaient là le seul moyen d'assurer la bonne administration des baillages et la simplification de l'administration. D'ailleurs pendant deux siècles, ces efforts n'ont abouti qu'à des résultats fort médiocres et ce n'est qu'au XIX roe qu'ils ont pu triompher, moins à cause du pouvoir de la législation
cantonalcentrale, que de l'arrêt de développement qui se produisit dans les droits statutaires. Ceux-ci, impuissants à se développer davantage une fois qu'ils furent privés de leur autonomie, devenaient surannés, étaient condamnés à mourir. L'absolutisme, semble-t-il, aurait au conduire les cantons à poursuivre l'unification du droit, mais pas plus que la France sous le règne du créateur du droit le plus absolu de l'Etat n'est parvenue à unifier sa législation, pas plus, dans les cantons, les gouvernements absolus n'y ont réussi. La majorité

611 des cantons, il n'y a pas bien longtemps encore, étaient régis par des législations variées.

Pour tout esprit non provenu, il est évident que l'existence des cantons est indépendante de l'existence d'un droit cantonal. Puisque les cantons existaient avant que l'unification de leur droit se fût développée, ils continueront bien à exister lorsque leur droit fera place au droit suisse unique. Et si nous réfléchissons à la genèse dn droit, nous verrons qu'il n'est guères possible qu'il en soit autrement.

Ce serait à tort qu'on verrait dans la création du droit, spécialement dans sa co lification, un acte rentrant dans l'exercice journalier de la souveraineté de l'Etat. Les législations valent pour des générations, pour des siècles souvent. Notre époque a, sous ce rapport, vécu plus vite que ses devancières et pourtant toutes les législations cantonales, en matière civile tout au moins, sont arrivées à un âge avancé. Et d'autre part, nous constatons souvent que l'Etat n'attache aucune importance particulière au développement de son propre droit et qu'il se contente de déclarer un droit étranger applicable sur son territoire ; et chaque fois aussi nous constatons que ces appropriations de lois étrangères n'ont absolument aucun rapport avec l'existence politique de l'Etat. Le fait que SaintGall et plus tard Thurgovie ont introduit chez eux tout ou partie du droit français sur les successions, a-t-il revêtu la moindre importance politique ? Le canton de Lucerne a-t-il perdu de sa souveraineté pour avoir emprunté au canton de Berne les parties essentielles de son droit civil, ou Schaffhouse pour avoir adopté le code civil de Zurich ? Personne ne le prétendra. Genève môme n'a rien perdu de ses attributions d'Etat indépendant, le Jura pas davantage, bien que ces deux pays aient adopté le Code Napoléon. Il serait facile de citer à l'étranger des exemples semblables : la mise en vigueur de ce Code dans le grand-duché de Bade, dans les provinces rhénanes et bien d'autres. Il n'en est pas autrement quant au droit pénal. On sait l'influence que le code pénal français et le code pénal de l'empire allemand ont exercée sur nos codes cantonaux ; une simple comparaison des législations suffit pour la constater, mais elle n'a nui en rien à l'autonomie politique des cantons.

Donc, l'Etat peut vivre indépendant de
son droit pénal aussi bien que de son droit civil. Son existence repose essentiellement sur l'exercice continu de sa souveraineté et le maintien de son organisation publique. Si cela est réservé aux cantons, s'il leur reste l'organisation judiciaire, l'administration de la justice, l'exécution des jugements, ils maintiendront, une fois le droit unifié dans

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la Confédération, leur existence cantonale aussi bien qu'ils ont su la garder à l'époque où un droit unique leur faisait défaut. Disons plus : On peut très bien se représenter l'unification du droit renforçant l'indépendance des Etats cantonaux, car elle les mettra à l'abri de toute espèce d'ingérences justifiées ou non. Les paroles qu'Eugène Borei prononçait en 1871, à la réunion annuelle de la Société suisse des juristes, sont demeurées vraies : « Loin de nous conduire à un pouvoir central dont toutes les administrations cantonales et locales seraient les émanations et les organes, comme beaucoup le croient, l'unification du droit nous offre un moyen de nous en préserver en faisant cesser les abus et les conflits qui résnltent de la variété actuelle de nos législations et qui donnent lieu à une continuelle intervention du pouvoir fédéral dans l'administration et le ménage intérieur' des cantons. » Ajoutons encore que le droit unifié qui viendra remplacer le droit cantonal ne pourrait pas entrer en vigueur sans qu'il fût tenu compte du patrimoine juridique des cantons. Quand on lit comment certains cantons, lors de l'élaboration de leurs codes, ont troqué leur ancien droit contre des institutions étrargères ou l'en ont fortement imprégné ; quand l'on constate que dans les dernières périodes plus d'une particularité du droit cantonal s'est perdue ou est tombée dans l'oubli, parce que les personnalités dirigeantes, instruites à l'étranger, n'avaient pas su comprendre ce droit traditionnel ; quand l'on sait combien d'excellentes conceptions ont été abandonnées sans nécessité, on peut bien compter qu'une législation fédérale, rationnelle et circonspecte, contribuera, plus que n'ont su le faire les cantons, à maintenir la tradition dans ce qu'elle a de bon.

Outre la sauvegarde de nos intérêts matériels et moraux, la politique interne de notre pays doit donc veiller encore au maintien de notre originalité. Au fond, cette tâche est commune à la Confédération et aux cantons. Mais s'il est vrai que les cantons ne parviennent qu'avec peine à conformer leur législation aux besoins actuels, il faut bien reconnaître qu'il est temps de confier à une main plus forte le soin de sauvegarder notre caractère national dans le domaine du droit.

Ajoutons à ces considérations sur la question de la politique intérieure,
la réponse faite au questionnaire du Département fédéral de Justice et Police par l'expert du canton de Vaud, M. l'ancien conseiller d'Etat John Berney, qui écrivait au sujet du droit civil : «Au point où en est arrivé maintenant dans la Confédération le mouvement centralisateur déposé en germe dans la Constitution

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de 1848, développé par celle de 1874 et par la législation fédérale, surtout après la mise en vigueur des lois sur la capacité civile, l'état civil et le mariage, le droit des obligations, la propriété industrielle, les fabriques, les entreprises de transport et la poursuite pour dettes, l'unification du droit civil me paraît inévitable et le moment me semble venu de la réaliser par la promulgation d'un code embrassant, si possible, toutes les matières qui entrent dans ce domaine.

« Depuis la promulgation des lois fédérales que je viens d'indiquer, dans presque tous les cantons la nécessité s'est manifestée de procéder à une révision de la législation ou des codes civils.

Cependant, malgré l'urgence de ce travail de révision, la plupart d'entre eux l'ont suspendu dans l'attente d'une législation fédérale complète sur cette matière. Le moment ne pourrait donc être mieux choisi pour entreprendre la codification projetée et je suis persuadé qu'une réforme de la législation civile actuellement en vigueur, par la promulgation d'un code fédéral rencontrerait dans le peuple beaucoup moins de résistance qu'on ne pourrait le croire.

Quoi qu'en puissent dire les jurisconsultes de l'école dite'historique, l'histoire elle-môme montre, en effet, que dans ce domaine la volonté du législateur, moyennant qu'elle soit en harmonie avec le courant général des idées, s'impose très facilement aux populations.

Sans remonter aux codes promulgués dans le siècle passé (Preussiscbes Landrecht, etc.), on a pu voir avec quelle facilité le Code Napoléon s'est introduit non seulement en France, où cependant, tout en cherchant à les concilier, il heurtait à la fois les législations du midi et les coutumes du nord, mais encore en Belg'que, en Hollande, dans les provinces rhénanes, le grand-duché de Bade, à Genève et dans le Jura bernois, où, il s'est si bien implanté, en moins de dix ans, qu'il s'y est maintenu, malgré le retour de ces pays à l'indépendance ou leur annexion à d'autres Etats. Il en a été de môme dans notre canton, où le code civil, quoiqu'il abrogeât ou modifiât profondément des coutumes remontant à plusieurs siècles, s'est introduit dans le peuple sans aucune difficulté. Après être resté en incubation de 1804 à 1819, c'est-à-dire pendant quinze ans et avoir rencontré dans le grand conseil une assez vive
opposition, il a été accepté par les populations avec une facilité telle que lorsque j'ai commencé la pratique du barreau, bien qu'il eût alors à peine vingt ans d'existence, il avait si complètement pris la place des coutumes que c'est à peine si, môme dans la campagne, on en avait encore gardé le souvenir. Si donc le projet de code rencontre des difficultés, ce sera probablement dans l'Assemblée fédérale, mais une fois adopté par elle, il entrera, je crois, en vigueur avec la même facilité que le code des obligations, à moins

614 toutefois que, comme on l'a vu pour la loi sur la poursuite pour dettes, on ne cherche à utiliser contre lui le referendum dans quelque but politique.

« Enfin, je suis convaincu que la réforme, maintenant devenue urgente, de notre droit civil se fera beaucoup mieux et plus complètement par les autorités fédérales qui envisageront les questions d'un point de vue élevé, que par les grands conseils cantonaux où elle risquerait fort d'être faussée par l'influence trop prépondérante des intéressés au maintien des institutions qu'il s'agit de réformer. » Examinons maintenant la question au point de vue de la politique nationale extérieure, en comparant la situation de la Confédération à celle des grands Etats qui nous avoisinent. La question nous parait importante surtout pour le droit civil. Car, entre toutes les matières juridiques, c'est le droit civil qui porte le plus l'empreinte de la nationalité ; nous ne visons pas ici le droit romain et le droit allemand, mais les droits nationaux allemand et français dans leur teneur moderne. La jurisprudence française et la doctrine allemande ont une grande autorité et le législateur fédéral se trouve en face de la législation française et de la législation allemande. N'a-t-H pas pour tâche aussi de donner au pays, entre ces deux Etats, la situation qui lui est due ?

Dans le domaine du droit civil, l'étranger exerce une double influence sur la Suisse. C'est d'abord la parenté intellectuelle qui se manifeste et ne se perd pas, alors même que les nations ont eu un sort différent. Elle se manifeste dans les moeurs, les coutumes, la langue surtout, que nous ne considérons pas ici en tant que moyen destiné à maintenir les relation?, mais comme expression de la pensée et de la science. Dans le domaine du droit civil, la science est l'élément qui reflète le mieux cette influence de l'étranger. Que l'on ne s'y trompe pas : Dans la population de la Suisse allemande, la science juridique s'inspire de la science allemande, comme la Suisse romande s'inspire du génie français. Ce serait en vain qu'on chercherait à s'opposer à cette tendance et peine perdue que de la regretter. La similitude des doctrines et des méthodes scientifiques existe au môme titre que l'identité des langues. Il ne saurait appartenir à la Confédération suisse de supprimer la pluralité des
langues nationales, qui constitue précisément un des avantages de notre Etat fédératif; elle est là pour nous rappeler la mission que nous avons remplie dans le cours des âges : malgré la diversité des éléments dont se compose notre peuple, malgré la pluralité des langues et la variété des méthodes, nous constituons une unité politique maintenant et fortifiant le sentiment supérieur qui relie les nations. Ce serait une erreur de croire que le meilleur moyen d'atteindre le but serait d'amener la Suisse à n'être plus

615 tributaire de la science et des langues étrangères. Tout en conservant son esprit propre, la Suisse doit s'efforcer au contraire de faire pour le mieux dans chacun de ces deux grands domaines de la culture intellectuelle. Il faut que l'oeuvre qu'elle va créer soit, au plus haut degré, l'expression de son génie national, il faut qu'elle affirme l'élément suisse, en faisant sur le terrain politique appel aux nations pour leur demander de renoncer à l'exclusivisme et d'entreprendre en commun une oeuvre de culture intellectuelle. On ne saurait donc prétendre que, dans le domaine de la science juridique, la Confédération ait à rompre ou même à entamer la communauté d'idées qui nous lie à l'Allemagne, la France ou l'Italie. Le fait que la jeunesse continuera à aller étudier dans les universités allemandes, à Paris ou à Pisé, ne saurait avoir aucune conséquence fâcheuse ; notre travail y gagnera plutôt. Que l'échange des méthodes et des recherches scientifiques continue avec la même intensité ; il n'a en soi rien de commun avec la centralisation du droit.

Un autre moyen par lequel l'étranger exerce son influence, c'est sa législation, son droit en vigueur, sur la base desquels la jurisprudence a acquis une importance qui revêt elle aussi un caractère national. Le droit formulé par le Code Napoléon a fait l'objet, depuis le commencement du siècle, d'études scientifiques approfondies ; cette science, à son tour, a exercé son influence' sur la Suisse romande et italienne non pas dans la mesure simple et naturelle que nous venons de signaler ; elle a eu pour effet d'implanter le droit français même. Le droit en vigueur devient l'essentiel, la science et la langue qui l'ont fait triompher ne sont plus là que pour lui conserver sa conquête. L'influence qui s'est ainsi exercée chez nous en pays romands est considérable. Il a fallu toute la ténacité de saines traditions pour empêcher le droit français de prédominer entièrement et l'obliger à respecter la législation de la plupart des cantons romands en matière de droit matrimonial, de droit hypothécaire et d'une partie des successions ab intestat. Et avec le temps, ces institutions eussent fini par perdre leur cachet national suisse, si elles n'eussent assez tôt trouvé un appui solide dans les codifications cantonales. Dès lors on ne saurait méconnaître
l'influence prépondérante qu'a eue sur la Suisse romande, le droit français, surtout dans la création des institutions juridiques.

Faute d'avoir été unifié, le droit civil en vigueur en Allemagne n'a jamais pu exercer une influence aussi grande dans la Suisse allemande. La science allemande s'est attachée à exposer le droit commun ou les règles de droit communément admises en Allemagne ; pour son bien, le droit de nos cantons de langue allemande a fait aussi l'objet de cette utile étude. Ainsi, la science allemande a pu faire progresser la législation de ces cantons, sans imposer à

616 ceux-ci un droit étranger. Rien n'était mieux fait pour maintenir entre les deux pays la solidarité purement scientifique. Mais si telle fut la situation, elle ne durera pas, l'Allemagne ayant aujourd'ui un code civil unique. Quoiqu'on pensent certains esprits en Allemagne, il n'est pas douteux que la science allemande fera dorénavant de cette loi la base de ses travaux. Il en résultera une situation semblable à celle qu'a créée le Code Napoléon en Suisse romande ; la science sera le véhicule du droit promulgué, du droit civil en vigueur en Allemagne, en opposition au droit allemand appliqué en Suisse, et d'ici à quelques dizaines d'années on étudiera toujours moins le droit des cantons de langue allemande et l'influence du droit de l'empire allemand sur les institutions juridiques suisses deviendra prépondérante.

Ces conséquences sont donc tout autres que celles que déploierait la seule influence de la science et méritent un sérieux examen.

Il n'y a pas à douter que par là un péril menace la Suisse entière.

Lorsqu'il s'est agi du travail systématique, il n'a pas toujours-été facile de concilier les opinions des experts de la Suisse allemande et de la Suisse française; la diversité des vues ne fera que s'accentuer quand l'école française se trouvera en présence de la doctrine du code de l'empire allemand. Le pays courra le danger d'être séparé en deux parties, qui s'entendront toujours moins dans le domaine du droit civil. Est-ce là une perspective devant laquelle nous devions rester impassibles ?

Nous ne pensons pas qu'il soit d'une sage politique de créer une telle situation. Le remède, selon nous, consiste dans l'épanouissement, dans une pins grande autorité du droit sur le terrain de la législation fédérale; il faudra que dans le domaine d'un droit civil unique, l'influence des nations voisines, dont nous venons de mentionner les effets, se trouve réduite à ses justes proportions. Ce que disait, en 1868, le rapporteur de la Société suisse des juristes, est resté vrai: « Le grand nombre et la diversité des législations cantonales sont autant d'obstacles qui empêchent la science et la jurisprudence de travailler efficacement au développement du droit. » Voilà qui nous confirme une fois de plus dans l'opinion que le meilleur moyen de maintenir l'originalité de notre pays n'est pas, alors
que les circonstances ne s'y prêtent que peu ou pas du tout, de se rattacher énergiquement à des traditions éparses ; pour fortifier notre vie nationale, la vraie solution est dans le développement d'un droit national et unique.

Qu'il nous soit permis, pour terminer, de parler aussi de l'in fluence de la Suisse à l'égard de l'étranger.

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L'expérience a amplement prouvé que la diversité des nationalités, de leurs langues et de leurs moeurs sont autant de facteurs qui rendent plus difficile la tâche législative de la Confédération.

Vis-à-vis de l'étranger, c'est pour la Suisse un désavantage quand les courants opposés des idées romandes et allemandes empêchent d'inscrire dans la législation les principes fondamentaux et quand partout ou assiste à de timides essais qui s'attaquent à ce qui n'a pas d'importance et n'osent aborder la vraie difficulté. Il en sort des oeuvres législatives qui ne satisfont personne, qui ne sont l'émanation ni du génie allemand, ni du génie romand, qui, à cause de leur infériorité, ne font pas honneur au pays et sont impuissantes à fortifier la situation de la Suisse en face de l'étranger.

Le pays, au contraire, n'aura qu'à gagner à nous voir aborder de front et surmonter toutes les difficultés de l'oeuvre commune, car nous aurons ainsi contribué à faire triompher l'union supérieure des nations.

On ne saurait méconnaître que la solidarité des peuples civilisés progresse en Europe. De nombreuses conventions internationales en sont la preuve. Peu à peu on voit l'unité se réaliser dans le droit des peuples.

Il faut que dans cette oeuvre le caractère du génie allemand et du génie français se reflète également. La tâche de la Suisse est ici de travailler d'une manière approfondie à la poursuite de ce but et de créer, dans sa législation fédérale, des oeuvres qui donnent satisfaction à l'esprit allemand tout aussi bien qu'à l'esprit romand. Une législation fédérale ainsi comprise peut avoir pour l'avenir une grande importance comme travail préparatoire : « Tout cela, dit Gabuzzi dans son rapport ci-dessus visé, contribuera à améliorer la loi suisse qui, précisément à cause de la variété des législations des peuples qui nous entourent, sera citée comme l'acheminement à une unification plus étendue du droit que la fraternité des peuples apportera indubitablement aux nations européennes. » ( ) On objectera que ce sont là des perspectives trop lointaines pour être aujourd'hui prises sérieusement en considération. Mais l'objection ne porte pas, par la raison qu'une grande tâche à remplir dans le concert des peuples stimule un Etat, imprime aux esprits une direction sûre et donne à une nation un caractère qui
commande le respect. Cela est d'une haute importance pour le droit aussi. Bien ne saurait mieux que cette préoccupation d'une grande «) « Tutto questo contribuirà alla bontà, della legge svizzera, la quale, appunto per le speciali differenze delle legislazioni straniere dei popoli che ci circondano, sarà citata-come il principio di una più estesa unificazione del diritto, che 1'aflTatellamento dei popoli recherà indubbiamente alle nazioni d'Europa. »

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oeuvre à accomplir, renforcer l'originalité et maintenir l'indépendance de notre développement juridique pour l'avenir.

Ce sont donc des arguments de nature fort diverse qui plaident en commun en faveur de l'unification du droit en Suisse. Nous les avons exposés un peu longuement, pour tenir compte des appréhensions que l'idée a fait ou fera naître. Nous avons d'ailleurs la conviction d'avoir dit bien des choses qui pour beaucoup ne seront pas nouvelles. Quiconque réfléchit sur ce problème est assailli de pensées conformes à celles que nous avons exprimées. Mais n'alléguer qu'une partie de ces motifs, c'est s'exposer au reproche d'avoir tiré une conclusion précipitée, tandis qu'une fois réunis, ils revotent toute leur importance.

L'adoption de notre projet de révision constitutionnelle ne sera que le premier pas vers l'unification et les véritables difficultés ne surgiront qu'avec l'élaboration des lois mêmes. Nous ne nous dissimulons pas la gravité de ces difficultés, mais nous comptons sur le bon vouloir, l'esprit de sacrifice et de conciliation de tous. Nous comptons sur l'appui des hommes de science, aussi bien que des représentants du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, sur le concours de tous les hommes de travail en général. Et nous espérons fermement que le peuple suisse saura mener à bien ce qu'il aura résolu de faire.

Nous savons bien qu'il n'y a pas d'oeuvre législative parfaite. Quelque grandes que soient d'ailleurs l'activité et la science déployées, alors même que le meilleur esprit, la plus vive compréhension des besoins du pays présideraient à l'élaboration du code pénal et du code civil suisses, ceux-ci n'en auront pas moins leurs défauts. Mais c'est chez nous une conviction ferme que l'unification sera pour la Suisse un bienfait, qu'elle augmentera la force morale et sociale du peuple et fera progresser nos institutions politiques.

Le droit pénal suisse, avec les encouragements qui seront donnés à toutes les améliorations touchant l'exécution des peines, nous aidera à combattre la criminalité et à relever le niveau moral de la population dans une mesure beaucoup plus grande qu'on ne le croit communément; et ce n'est pas là, seulement, nous l'avons déjà, dit, un bénéfice moral, mais un bénéfice économique et social. Le droit civil suisse supprimera le labyrinthe des législations cantonales et apportera la clarté dans l'ensemble du domaine du droit. Il conso-

619

lidera la famille, base de la société et donnera un nouvel et puissant essor à notre activité économique. Dans les deux domaines, l'unification resserrera l'union du peuple suisse, sans affaiblir les bases de l'Etat fédératif, elle avivera chez les citoyens le sentiment do l'unité, de la force et de l'honneur de la nation et fera grandir la considération dont jouit notre patrie à l'étranger.

Nous vous recommandons d'adopter les deux projets d'arrêté ci-après.

Agréez, messieurs les présidents et messieurs, l'assurance de nos sentiments distingués.

Berne, 28 novembre 1896.

Au nom du Conseil fédéral suisse, Le président de la Confédération: A. L A C H E N A L .

Le, chancelier de la Confédération : RINGIER.

620 Projet.

I.

Arrêté fédéral concernant

la révision de l'article 64 de la Constitution fédérale.

L'ASSEMBLÉE FÉDÉRALE

de la C O N F É D É R A T I O N SUISSE, vu le message du Conseil fédéral du 28 novembre 1896; en application des articles 84, 85, chiffre 14, 118 et 121 de la Constitution fédérale, arrête : I. Il est ajouté à l'article 64 de la Constitution fédérale, comme alinéa 2, la disposition suivante : « La Confédération a le droit de légiférer aussi sur les autres matières du droit civil. » II. Le présent arrêté fédéral sera soumis à la votation du peuple et des Etats.

ELI. Le Conseil fédéral est chargé de prendre les mesures nécessaires pour l'exécution du présent arrêté.

Note. Ensuite de l'adoption du projet ci-dessus, l'article 64' de la Constitution fédérale serait conçu comme suit: La législation sur la capacité civile,

621 sur toutes les matières du droit se rapportant au com mercé et aux transactions mobilières (droit des obligations, y compris le droit commercial et le droit de .change), sur la propriété littéraire et artistique, sur la protection des dessins et modèles nouveaux, ainsi que des inventions représentées par des modèles et applicables a l'industrie, sur la poursuite pour dettes et la faillite, ·est du ressort de la Confédération.

La Confédération a le droit de légiférer aussi sur les autres matières du droit civil.

L'administration de la justice reste aux cantons, sous réserve des attributions du Tribunal fédéral.

Feuille fédérale suisse. Année XLVIII.

Vol. IV.

43

622 Projet.

II,

Arrêté fédéral concernant

l'introduction dans la Constitution fédérale d'un article 64Ws.

L'ASSEMBLÉE FÉDÉRALE

de la CONFÉDÉRATION

SUISSE,

vu le message du Conseil fédéral du 28 novembre 1896 ;.

en application des articles 84, 85, chiffre 14, 118 et 121 de la Constitution fédérale, arrête : I. Il est introduit dans la Constitution fédérale un article 64bls, ainsi conçu : « La Confédération a le droit de légiférer en matière de droit pénal.

L'administration de la justice reste aux Cantons, sous réserve des attributions du Tribunal fédéral.

La Confédération a le droit d'accorder aux Cantons des subventions pour la construction d'établissements pénitentiaires, de maisons de travail et de correction ainsi que pour les améliorations à apporter dans le domaine de l'exécution des peines. Elle a également le droit de prêter son concours à des institutions ayant pour but la protection de l'enfance moralement en péril ou abandonnée. »

623

II. Dès la promulgation d'un code pénal fédéral, les, alinéas 2 et 3 de l'article 55 de la Constitution fédérale cesseront d'être en vigueur.

III. Le présent arrêté fédéral sera soumis à la votation du peuple et des Etats.

IV. Le Conseil fédéral est chargé de prendre les mesures nécessaires pour l'exécution du présent arrêté.

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Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale relatif à la révision de la constitution fédérale en vue d'introduire l'unification du droit. (Du 28 novembre 1896.)

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1896

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4

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49

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Numéro d'affaire Numero dell'oggetto Datum

02.12.1896

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