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RAPPORT du

Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur la demande d'initiative concernant le « droit au travail ».

(Du 24 juin 1946.)

Monsieur le Président et Messieurs, Nous avons l'honneur de vous soumettre notre rapport sur l'initiative concernant le « droit au travail ».

1. L'alliance des indépendants a déposé, le 6 mai 1943, à la chancellerie fédérale une demande d'initiative munie de 73 292 signatures valables et rédigée comme suit: Les citoyens suisses soussignés ayant droit de vote demandent par voie d'initiative populaire que l'article 32 de la constitution fédérale soit libellé de la façon suivante: Art, 32. Le droit au travail est garanti à tout Suisse valide, conformément aux principes suivants: 1. La Confédération assure la mise en oeuvre complète et permanente des forces productives de la nation sur la base de salaires suffisants à l'existence. Pour cela, elle fait appel à la collaboration des cantons, des communes et des associations professionnelles, tant patronales qu'ouvrières.

L'autonomie des cantons en matière de législation sur le droit au travail est respectée dans la plus large mesure.

2. Les initiatives privées tendant à préparer et à exécuter des travaux, sur une échelle suffisante, sont encouragées; elles sont soutenues par une politique financière appropriée et par un programme systématique de crédits.

Si l'occupation totale de la main-d'oeuvre nationale l'exige, l'exécution et le financement de travaux publics seront prévus.

3. Aussi longtemps qu'un Suisse est privé du travail approprié auquel il a droit, il touche un salaire de compensation. Dans ce cas, il peut être soumis à l'obligation de suivre des cours de perfectionnement ou de réadaptation.

Cet article constitutionnel entre en vigueur dans les deux ans qui suivent son adoption.

La Confédération prendra, par voie législative, toutes les dispositions de détail.

758 Les signataires de la présente initiative autorisent le comité d'initiative: a. A faire de cet article 32 un article 34 quinguies, au cas où les autorités compétentes seraient opposées à la désignation « art, 32 » ; 6. A retirer l'initiative en faveur d'un contre-projet éventuel de l'Assemblée fédérale.

Nous conformant à l'article 5 de la loi du 27 janvier 1892 (*) concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, nous avons informé l'Assemblée fédérale, par rapport du 27 mai 1943 (2), que cette demande avait abouti. Le Conseil national a décidé le 16 juin 1943 et le Conseil des Etats, le 23 juin 1943, de nous inviter à présenter un rapport et à formuler nos conclusions.

2. Quelques mois plus tard -- le 10 septembre 1943 -- le parti socialiste suisse a déposé une demande d'initiative concernant « la réforme économique et les droits du travail ». Cette demande tend à la revision de la constitution en ce qui a trait au domaine économique dans son ensemble et, notamment, à garantir le droit au travail. Elle a le teneur suivante: L'article 31, alinéa premier, de la constitution fédérale est remplacé par les dispositions suivantes: 1. L'économie nationale est l'affaire du peuple entier.

2. Le capital doit être mis au service du travail, de l'essor économique général et du bien-être du peuple.

3. La Confédération a le droit de prendre les mesures nécessaires à cet effet en intervenant dans la structure et l'organisation de l'économie nationale.

4. La situation matérielle des citoyens et de leurs familles doit être assurée.

5. Le droit au travail et la juste rémunération du travail sont garantis.

6. Le travail doit être protégé dans toutes les branches de l'économie.

7. En vue d'assurer l'application de ces principes et d'empêcher les crises et le chômage, la Confédération édictera des dispositions, en particulier au sujet de la coopération de l'Etat et de l'économie.

8. Il sera fait appel à la collaboration des cantons et des organismes économiques.

Nous avons présenté le 23 septembre 1943 un rapport aux chambres fédérales (3) sur cette demande d'initiative, qui porte 161 477 signatures valables.

Ces deux demandes étant susceptibles d'être retirées, nous vous avons soumis tout d'abord un projet de revision des articles économiques accompagné de notre message complémentaire du 3 août 1945. Nous estimions que les promoteurs des initiatives verraient s'ils voulaient faire usage de la faculté qu'ils s'étaient réservée (*), après que le projet -- que vous avez accepté le 4 avril 1946 -- eut été définitivement mis au point.

(!) RO 12, 742.

( 2 ) FF 1943, 497.

( 3 ) FF 1943, 90S.

( 4 ) Cf. FF 1945, I, 885.

759 3. L'article 15 de la loi du 27 janvier 1892 dispose que, si plusieurs demandes d'initiative populaire concernant la même question constitutionnelle sont déposées à la chancellerie fédérale, l'Assemblée fédérale devra d'abord traiter et soumettre à la votation populaire celle qui aura été déposée en premier lieu. Les autres demandes seront successivement liquidées dans l'ordre où elles ont été déposées. Il n'est par conséquent pas possible de traiter de plus d'une initiative à la fois, même si les matières qui en font l'objet sont entièrement ou partiellement les mêmes. Les deux initiatives seront donc examinées séparément et soumises successivement au vote du peuple et des cantons. A cet effet, nous avons rédigé deux rapports distincts, ce qui n'exclut d'ailleurs pas que l'un ne se réfère à l'autre.

L QUESTIONS DE FORME 1. L'article 121, 3e alinéa, de la constitution dispose que, lorsque, par la voie de l'initiative populaire, plusieurs dispositions différentes sont présentées pour être revisées ou pour être introduites dans la constitution, chacune d'elles doit former l'objet d'une demande d'initiative distincte.

Il y a donc lieu de rechercher si la présente initiative répond au principe de l'unité des matières. Il ne s'agit pas de la considérer dans sa forme, en recherchant par exemple si les dispositions proposées font l'objet d'un seul article ou si l'on peut les grouper sous le même titre. Ce qui importe, c'est d'examiner si les éléments qui la composent présentent une certaine unité quant au fond. L'initiative a deux objectifs essentiels: d'une part, elle veut que chaque citoyen suisse valide jouisse du droit au travail.

A cet effet elle réclame la mise en oeuvre complète et permanente, par la Confédération, des forces productives de la nation, l'encouragement des initiatives privées qui tendent à préparer et à exécuter des travaux sur une échelle suffisante et, au besoin, l'exécution de travaux publics. D'autre part, l'initiative veut que tout Suisse, tant qu'il est privé du travail approprié auquel il a droit, touche un salaire de compensation. On pourrait parfaitement régler indépendamment du droit au travail les mesures destinées à parer aux conséquences du chômage involontaire, car, en cas de chômage, les motifs qui ont dicté la création d'un droit constitutionnel à un salaire
de compensation sont sans importance du point de vue juridique. Ces deux objectifs pourraient donner matière à des initiatives distinctes --· le droit au travail figure également dans l'initiative du parti socialiste suisse -- niais il faut reconnaître que l'initiative de l'alliance des indépendants dans son ensemble cherche à donner une solution au problème du chômage général et que les mesures préconisées offrent par conséquent un caractère d'unité. A cet égard, on peut admettre que le contenu de l'initiative ne pose qu'une seule question d'ordre législatif, non seulement dans l'esprit de ses promoteurs mais aussi pour la collectivité, c'està-dire pour les citoyens qui seront appelés à se prononcer.

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H y a d'autant moins de raisons de scinder l'initiative que le principe de l'unité des dispositions a toujours été interprété d'une manière extensive. La demande d'initiative du 6 octobre 1893 concernant la garantie constitutionnelle du droit &u travail présentait une certaine analogie avec celle que nous traitons ici. Elle a fait néanmoins l'objet d'un seul scrutin populaire. Il en fut de même des demandes d'initiative du 8 janvier 1935 tendant à combattre la crise économique et ses effets (initiative de crise) et du 29 juin 1939 concernant l'augmentation du nombre des membres du Conseil fédéral et leur élection par le peuple. Dans ces deux cas également, on admit l'unité des dispositions bien que, dans le second, on se trouvât en présence de deux objectifs que l'on aurait pu séparer sans que le texte proposé en subît un changement quelconque.

2. Les auteurs de l'initiative proposent d'insérer les nouvelles dispositions constitutionnelles dans un article 32 nouveau, mais ils autorisent le comité d'initiative à en faire un article 34 quinquies, au cas où les autorités compétentes s'opposeraient à les admettre à l'article 32.

L'article 32 de la constitution, introduit en 1874, autorise les cantons -- sous forme de disposition transitoire -- à percevoir des droits d'entrée sur les vins et autres boissons spiritueuses. Cette compétence a été supprimée en 1890. n s'ensuit que ledit article 32 de la constitution, ainsi que l'article 6 des dispositions transitoires, n'offrent plus qu'un intérêt historique. Ils pourraient être abrogés du fait qu'ils sont devenus sans objet, mais il ne l'ont toutefois pas encore été de manière expresse. Il était sans doute dans l'esprit des auteurs de l'initiative de substituer la nouvelle disposition à l'ancien article 32, qui devrait donc être abrogé. C'est bien ce qui ressort du préambule de l'initiative, qui dit « l'article 32 de la constitution est libellé de la façon suivante ». On peut toutefois se demander si l'article 32 se trouverait formellement abrogé au cas où l'initiative serait acceptée, attendu que le scrutin populaire portera non pas sur le préambule mais sur le texte constitutionnel proposé. Pour éliminer toute incertitude à ce propos, il eût fallu insérer dans le texte lui-même une clause prononçant cette abrogation.

Les auteurs de l'initiative ont
également négligé de supprimer la réserve formulée à l'article 31, 2e alinéa, lettre a, de la constitution, qui se réfère aux droits d'entrée sur les vins et autres boissons spiritueuses perçus en vertu de l'article 32. Si l'article 32 de la constitution est abrogé, la réserve de l'article 31 risquerait de prêter à confusion. Il ne nous paraît pas que l'Assemblée fédérale puisse compléter de son propre chef le texte de l'initiative, bien qu'il semble que cela serait manifestement dans le sens voulu par les promoteurs de la demande. Dans ces conditions, les nouvelles dispositions constitutionnelles devraient former un article 34 quinquies, au cas où elles seraient acceptées par le peuple et les cantons.

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3. En comparant les textes de l'initiative tels qu'ils ont été rédigés dans les trois langues, nous avons relevé les divergences suivantes: Au chiffre premier, le texte allemand parle de plein emploi permanent de la main-d'oeuvre nationale (dauernde Vollbeschäftigung der nationalen Arbeitskraft), tandis que les textes français et italien parlent de la « mise en oeuvre complète et permanente des forces productives de la nation » (messa in efficienza totale e durevole delle forze produttive della nazione).

H s'agit en réalité de notions tout à fait différentes. Le terme d'« Arbeitskraft » ne peut s'appliquer qu'à des individus; en revanche, les forces productives de la nation englobent à la fois le sol, le capital et le travail. D'après le texte allemand, le but proposé doit être atteint par tous les moyens (mit allen Mitteln) ; d'après le texte italien, il doit l'être par tous les moyens disponibles (con tutti i mezzi disponibili). En revanche, il n'est fait aucune mention des moyens dans le texte français.

Outre ces deux divergences de fond, dont l'importance est considérable quant à l'interprétation et l'application des dispositions qui sont proposées, nous relevons encore plusieurs autres erreurs de traduction.

Au chiffre 3, le texte allemand prévoit un droit à un salaire de compensation aussi longtemps que le droit de tout Suisse d'obtenir du travail approprié n'est pas réalisé. Il en ressort que le droit à un salaire de compensation n'est qu'une mesure provisoire, qui sera supprimée lorsque l'initiative aura passé sur le plan des réalisations. Si l'on se réfère au texte français, le salaire de compensation serait érigé en institution permanente, qui formerait le corollaire du droit au travail, attendu qu'il serait versé « aussi longtemps qu'un Suisse est privé du travail approprié auquel il a droit ». La divergence que révèle le texte italien est plus profonde encore, car il ne mentionne pas le droit au travail. En outre, le texte allemand parle d'un salaire de compensation «suffisant» (ausreichend). Cet adjectif manque tant dans la rédaction française que dans l'italienne. De même, les textes français et italien se bornent à déclarer que le chômeur touche un salaire de compensation alors que, dans la rédaction allemande, on précise qu'il s'agit d'un « droit » (Anspruch) par opposition à un
simple secours.

Nous signalerons encore une divergence dans la traduction du deuxième alinéa du chiffre 1er. Le texte allemand déclare que l'autonomie des cantons est respectée dans une large (weitgehend) mesure; les textes français et italien sont plus exigeants et disent «dans la plus large mesure» (nella più larga misura).

Comme nous venons de le constater, les textes français et italien s'écartent sur plus d'un point de la rédaction allemande. En revanche, ils concordent généralement entre eux. On pourrait peut-être se dispenser de retenir quelques-unes de ces différences. Lss deux premières ont toutefois une portée que l'on ne doit pas sous-estimer. Il ne faut pas provoquer des difficultés d'interprétation en admettant des textes présentant des

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divergences de fond qui enlèveraient à des dispositions constitutionnelles la clarté indispensable. La même question s'est posée à propos de l'initiative « pour la famille ». Dans notre rapport du 10 octobre 1944 (FF 1944, 825), nous nous sommes exprimés à ce sujet de la manière suivante: Comment supprimer cette différence ? L'initiative ne serait pas irrecevable si elle avait été rédigée dans une seule langue. C'eût été aux deux conseils de vérifier les traductions dans les deux autres langues, traductions qui auraient été établies par les soins de l'administration fédérale. Mais puisque les auteurs de l'initiative ont tenu à présenter trois testes, c'est encore aux deux conseils à juger de leur concordance, comme c'était leur tâche d'examiner la question de la recevabilité de l'initiative. Si les différences ne sont pas telles que le texte doive être déclaré nul ou qu'il soit indispensable de le scinder en deux initiatives distinctes, il suffira simplement de mettre les deux rédactions en harmonie.

L'administration fédérale s'en chargera et les deux conseils examineront les nouveaux textes.

Autre question: comment accorder les textes ? Burckhardt écrit à ce propos dans son. commentaire (3e éd., p. 816): « II peut arriver, pour une demande d'initiative, que les textes ne concordent pas exactement dans les trois langues nationales. Dans ce cas, le peuple sera invité à se prononcer au vu du texte qui aura.

réuni le plus grand nombre de signatures. » En d'autres termes, on prendra pour base le texte qui a réuni le plus grand nombre de signatures et l'on y adaptera l;s deux autres.

Dans le cas particulier, c'est donc le texte allemand qui est déterminant, et les textes français et italien devront lui être conformés. Il ressort de la vérification des listes de signatures (voir FF 1943, 497) que c'est la Suisse alémanique qui en a fourni le plus grand nombre. Le texte français devra donc être corrigé. Il en va de même du texte italien, dans la mesure où il s'écarte du texte allemand.

En conséquence, nous avons conformé au texte allemand les chiffres 1 et 3 des textes français et italien du projet d'arrêté ci-joint. Le présent rapport se réfère également au texte allemand. Il ne nous a pas paru nécessaire de revenir au cours de notre exposé sur les divergences que présentent les deux autres textes.

II. CARACTÈRE GÉNÉRAL DE L'INITIATIVE Comme son titre l'indique, l'initiative a pour objet principal le « droit au travail ». Toutefois, à l'examen du texte, on en vient à se poser une question essentielle, à savoir quel est le sens que les auteurs ont voulu attribuer au terme de « droit au travail ». Les nombreuses imprécisions auxquelles se heurte l'analyse critique du texte de l'initiative remontent toutes, en fin de compte, à l'imprécision de la définition du droit au travail.

Lorsqu'on parle de droit au travail, en particulier quand il est question, comme en l'espèce, d'insérer ce terme dans la constitution, on évoque aussitôt un droit qui permette à tout citoyen valide en quête d'emploi d'obtenir du travail en recourant, au besoin, à une procédure particulière.

Cependant, dans le langage populaire, -- d'ailleurs inexact -- on emploie

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également l'expression de droit au travail lorsqu'il s'agit uniquement de demander à l'Etat qu'il assure des possibilités de travail en nombre suffisant pour que toute demande d'emploi puisse être satisfaite. Dans le premier cas, l'expression de droit au travail s'entend dans son sens juridique rigoureux et implique un véritable droit à du travail. Dans le second cas, il s'agit de la possibilité de trouver effectivement du travail. Il faut alors considérer essentiellement les mesures nécessaires à cet égard, notamment celles que l'Etat devra prendre pour assurer des possibilités de travail.

L'initiative veut que le droit au travail soit expressément garanti par la constitution. Il s'agit par conséquent d'accorder la garantie constitutionnelle à un nouveau droit individuel. Ce « droit » devant figurer dans la constitution, il faut donc l'entendre dans son sens juridique propre, même s'il peut ne s'agir que d'un « droit au travail » dans l'acception impropre que lui donne le langage populaire. Dans la première phrase -- qui statue la garantie constitutionnelle à l'égard du « droit au travail » -- l'initiative formule une restriction dont on peut inférer qu'elle n'a pas autre chose en vue que les possibilités de travail. En effet, aux termes de cette phrase, le droit au travail ne sera pas absolu. Il ne sera garanti que « conformément aux principes suivants ». A l'examen attentif de ces « principes », il apparaît nettement que le droit au travail dont il est question doit s'entendre dans son sens vulgaire et impropre et que l'initiative a pour objet principal non pas le droit au travail mais la politique que l'Etat devra adopter pour assurer la plénitude de l'emploi. D'ailleurs, il n'est plus fait mention du droit au travail dans la suite, si ce n'est accidentellement, au chiffre 2, 2e alinéa, qui dispose que « l'autonomie des cantons en matière de législation sur le droit au travail est respectée dans une large mesure » et au chiffre 3 qui se réfère au salaire de compensation que doit toucher tout Suisse « privé du travail approprié auquel il a droit ». Ces « principes » ont trait de toute évidence au droit au travail considéré dans l'acception impropre du terme et ne sauraient se concilier ·-- en partie du moins -- avec un droit constitutionnel au travail. Si ce droit est pris au sérieux et appliqué
correctement, il entraînera fatalement une ingérence sans limite de l'Etat dans l'économie du pays, comme dans la liberté des citoyens, pour aboutir à l'étatisme absolu. Le chiffre 2 qui a trait à l'encouragement des initiatives privées est tout à l'opposé de cette conception. II en va de même du 2e alinéa du chiffre premier, qui veut que l'autonomie des cantons soit respectée dans une large mesure. L'obligation prévue au chiffre 3 de «suivre -- dans certains cas -- des cours de perfectionnement ou de réadaptation » paraît quelque peu étrange lorsqu'on mesure les conséquences extrêmes qu'entraînerait l'application d'un droit au travail garanti par la constitution. C'est ce qui confirme une fois de plus notre opinion, à savoir que le terme de droit au travail doit être compris ici au sens impropre du langage populaire. Les auteurs de l'initiative semblent considérer que cette ingérence de l'Etat dans le domaine privé constitue une grave dérogation à la

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liberté individuelle, et c'est pour cette raison, sans doute, qu'ils ont tenu à la mentionner expressément. On en doit donc conclure qu'ils n'envisagent pas de plus graves atteintes à la liberté individuelle dans l'application du « droit au travail ». On est d'autant plus surpris de lire une disposition déclarant « qu'aussi longtemps qu'un Suisse est privé du travail approprié auquel il a droit, il touche un salaire de compensation ». En usant de cette formule, les auteurs de l'initiative entendent en effet créer un véritable droit au travail, dans le sens d'une prérogative juridique conférant à celui qui peut s'en prévaloir le droit à un « salaire de compensation » au cas où il ne pourrait obtenir du travail.

On ne saurait, il est vrai, formuler à l'égard de l'initiative le reproche qu'elle néglige d'entrer dans les détails et qu'elle abandonne une part trop large à la législation d'exécution. On ne peut prétendre qu'elle surcharge inutilement la constitution. Cependant, un article constitutionnel doit offrir un degré de clarté suffisant pour tracer de manière distincte au législateur le chemin qu'il devra suivre. Or ce n'est pas le cas en l'espèce.

Lorsqu'il s'agira de régler l'application des nouvelles dispositions, il faudra opter entre deux interprétations qui s'excluent dans une large mesure: celle du droit au travail dans l'acception juridique du terme et celle d'un droit au travail au sens vulgaire de cette expression (possibilité de trouver effectivement du travail). Or ces deux interprétations divergentes se fondent sur le texte de l'initiative, de sorte que la disposition proposée est entachée d'imprécision et de contradiction. Le droit au travail, considéré dans son sens impropre, ouvre la porte aux interprétations les plus variées qui s'échelonnent de la nationalisation de l'économie entière à la politique la plus réservée quant à l'immixtion de l'Etat dans l'économie privée.

Néanmoins, à l'exception du chiffre 2, l'initiative tend à susciter une politique rigoureuse de plein emploi, ne serait-ce qu'en déclarant, à son chiffre premier, vouloir « l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays » et ce, comme nous le verrons plus loin, par tous les moyens.

Ce qui précède nous permet de conclure d'ores et déjà au rejet de l'initiative en raison des interprétations divergentes
auxquelles elle donne prise du fait de son imprécision et des contradictions qu'elle renferme.

Nous nous proposons d'examiner dans les pages qui suivent s'il est possible de réaliser un droit individuel au travail (chiffre III). Nous rechercherons s'il est également possible d'assurer l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays (chiffre IV). Nous nous occuperons ensuite du droit à un salaire de compensation (chiffre V). Enfin, nous exposerons brièvement les moyens de se prémunir contre les crises et la création de possibilités de travail des nouveaux articles économiques de la constitution. Nous aboutirons à la conclusion que les nouveaux articles économiques permettent de prendre les mesures qui, à l'examen attentif de tous les éléments du problème, peuvent seules entrer en ligne de compte.

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II s'ensuit que, dans la mesure même où ses propositions sont justifiées, l'initiative doit être rejetée en tant que superflue.

III. LE DROIT AU TRAVAIL EN TANT QUE DROIT CONSTITUTIONNEL 1. La revendication d'un droit au travail est un phénomène consécutif à l'industrialisation des Etats évolués de l'Europe, à la fin du XVHIe siècle.

C'est une des conséquences de la révolution industrielle qui a produit une masse considérable de salariés prolétaires, ne possédant pour toute ressource que le travail de leurs mains. L'idée que l'Etat a le devoir de prendre soin de l'existence matérielle des citoyens, soit en leur donnant du travail, soit en leur accordant des secours est née en France en même temps que la théorie des droits de l'homme.

Nous ne pouvons suivre ici toute l'évolution que l'idée du droit au travail a subie pendant ces 150 dernières années. Nous nous bornerons à rappeler que le slogan du « droit au travail » a été lancé par Fourier en 1808, qui s'est efforcé de lui trouver un fondement dans le droit naturel. On en tenta une réalisation pratique pendant la révolution de 1848. Sous la pression du peuple, qui manifestait devant l'hôtel de ville de Paris, le gouvernement provisoire rendit le 26 février 1848 un décret par lequel il s'engageait à assurer l'existence des ouvriers par le travail et, surtout, à fournir du travail à tous les citoyens. Ce décret fut à l'origine des fameux ateliers nationaux, qui aboutirent à un échec complet et furent fermés 120 jours après le début de leur activité.

2. A la fin du XIXe siècle, les milieux ouvriers suisses revendiquèrent également le droit au travail. La « journée ouvrière » du 21 octobre 1888 a déclaré que le droit au travail devait constituer la base de l'existence de tous les citoyens, à la faveur d'une organisation socialiste générale bien comprise, dont personne ne pourra être exclu. Toutefois cette déclaration ne recueillit pas une approbation unanime dans le monde ouvrier. Plusieurs chefs d'organisations ouvrières repoussèrent la notion du droit au travail, estimant qu'elle était un idéal purement utopique. Leur opinion concordait d'ailleurs avec la conception des théoriciens du socialisme de l'époque, qui rejetèrent également le droit au travail, considérant que sa réalisation impliquait la suppression du régime du salariat, auquel cas,
il allait évidement de soi. Tels sont les motifs, qui depuis longtemps ont dicté au socialisme moderne de ne pas faire sienne cette revendication.

Le 29 août 1893, le parti socialiste suisse et l'association suisse du Grutli déposèrent une demande d'initiative, revêtue de 52 387 signatures (1), dont la disposition principale avait la teneur suivante: « Le droit à un travail suffisamment rétribué est reconnu à chaque citoyen suisse. La législation fédérale, celle des cantons et des communes doivent rendre ce droit eoectif par tous les moyens possibles. » t1) FF 1893, IV, 375.

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L'initiative tendait principalement à l'élaboration d'une politique sociale et du droit au travail. Elle prévoyait que les mesures à prendre devaient procurer des occasions de travail suffisantes en réduisant la durée du travail, en assurant gratuitement le placement des travailleurs, en les protégeant contre les renvois injustifiés, en introduisant l'assuraiicechômage, en protégeant la liberté d'association et en améliorant la condition juridique des ouvriers. Le peuple suisse rejeta l'initiative le 8 juin 1894 par 380 289 voix contre 75 880 ainsi que tous les cantons (1). Le débat contribua néanmoins à répandre l'idée que la collectivité ne peut se désintéresser de l'assistance aux chômeurs. Postérieurement à cet échec, le Conseil des Etats, le 12 juin 1894, et le Conseil national, le 26 juin 1894, adoptèrent un postulat (2) invitant le Conseil fédéral à examiner si la Confédération peut et doit concourir à la création d'institutions de placement gratuit et d'assurance contre les effets du chômage. La question du placement trouva sa solution dans l'arrêté fédéral du 29 octobre 1909. En revanche, la Confédération renonça provisoirement à légiférer en matière d'assurance-chômage, un projet de loi sur l'assurancc-maladie et accidents se trouvant en chantier à cette époque. La matière fit l'objet de la loi du 17 octobre 192-4 concernant l'allocation des subventions pour l'assurancechômage, loi qui fut élaborée à la lumière des expériences faites au cours de la crise consécutive à la première guerre mondiale.

La crise en 1930 ayant ramené au premier plan la question du chômage et de la création de possibilités de travail, M. Duttweiler, conseiller national, reprit l'idée du droit au travail et déposa le 13 décembre 1938 une motion ayant la teneur suivante: Le Conseil fédéral est invité à mettre à l'étude un article constitutionnel qui garantisse lo droit au travail à tout citoyen, suisse et, d'autre part, sous réserve du droit à l'assistance pour les personnes valides d'un certain âge, qui oblige au travail tout habitant valide qui bénéficie des ressources de la collectivité.

Cette motion fut combattue par le représentant du Conseil fédéral et rejetée par le Conseil national le 7 juin 1939, par 56 voix contre 28.

3. L'initiative de l'alliance des indépendants, du 6 mai 1943, reprenant la motion Duttweiler dans ses traits essentiels, veut que la constitution garantisse à tout Suisse valide le droit au travail. En reva.nche, elle ne mentionne plus l'obligation du travail.

Contrairement aux autres droits constitutionnels (liberté du commerce et de l'industrie, liberté de la presse, liberté de croyance et de conscience, liberté d'association), qui protègent les individus contre l'ingérence de l'Etat en leur réservant des domaines hors de son atteinte et qui imposent à l'Etat une simple abstention, le droit au travail confère aux individus i1) FF 1893, III, 1.

( 2 ) 'Bulletin sténographiqus 1894/95. .Conseil des Etats, p. 8s.; Conseil national, p. 125 s.

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le moyen d'exiger un acte positif de la part de l'Etat. Si ce droit ne se réduit pas à n'être qu'une déclaration purement platonique, c'est-à-dire s'il doit avoir une portée effective, il signifie que tout citoyen suisse peut exiger un contrat de travail. L'exercice d'un droit supposant, outre celui qui en est le détenteur, un obligé, il s'ensuit que la Confédération sera tenue, soit de jouer elle-même le rôle d'employeur, soit d'instituer un système d'engagement obligatoire et de contraindre les autres employeurs -- cantons, communes ou particuliers -- à conclure des contrats de travail avec les personnes en quête d'un emploi.

On peut se demander si les personnes qui voudront invoquer ce droit constitutionnel pourront simplement exiger du travail ou si elles pourront prétendre en obtenir dans leur propre profession. Si l'obligation de la Confédération se borne à engager les chômeurs sans avoir à tenir compte de leurs capacités professionnelles et à les affecter à la construction de routes ou à des travaux de terrassement, il serait peut-être possible de garantir un droit de cette portée. Ce serait toutefois un triste expédient, qui compromettrait l'habileté des ouvriers spécialisés et ne saurait en aucun cas leur apporter une satisfaction quelconque. C'est pourquoi -- ainsi qu'il ressort indirectement du chiffre 3 -- l'initiative parle d'un droit à un « travail approprié », ce qui nous paraît sous-entendre le travail dans la profession. Toutefois, en voulant garantir à chacun le droit constitutionnel d'obtenir du travail dans sa propre profession, la Confédération se trouverait acculée à des difficultés insurmontables. Au cours des délibérations de l'Assemblée fédérale sur la demande d'initiative du 29 août 1893 concernant l'introduction du droit au travail (*), les orateurs ont eu l'occasion de rappeler que l'Etat ne pouvait s'engager à garantir à chacun un « travail convenablement rétribué » en l'absence d'une organisation étatiste de l'économie tout entière, en sorte que, dans l'état actuel de notre système économique et social, il était exclu d'y songer. Ces remarques ont conservé, aujourd'hui encore, toute leur pertinence. Pour être en mesure de garantir un droit de cette importance, l'Etat devrait pouvoir disposer librement non seulement de toute la main-d'oeuvre mais encore de l'ensemble
des moyens de production. Or on arriverait nécessairement à une économie purement étatiste qui serait inconciliable tant avec nos traditions de liberté qu'avec la structure federative de notre pays.

La liberté du travail, en particulier, devrait subir de graves amputations. Du fait que les personnes en quête d'un emploi ne pourraient exiger que l'Etat leur procure du travail au lieu de leur domicile, il faudrait que l'Etat se réserve le droit d'envoyer les chômeurs à l'endroit où ils trouveront la possibilité de travailler. Inversement, l'Etat devrait être en mesure d'empêcher que des ouvriers, en changeant de domicile, ne provoquent une augmentation du chômage dans une localité déterminée, II pourrait se C1) Bulletin sténographique 1893J94. Conseil national, p. 583 s.; Conseil des Etats, p. 665 s.

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révéler nécessaire, par exemple, d'empêcher l'émigration dans les villes ou d'interdire aux ouvriers de quitter la localité où ils ont exercé leur activité.

Le choix d'une profession ne pourrait même plus être entièrement abandonné aux individus, L'Etat devrait pouvoir, le cas échéant, contraindre les chômeurs à quitter une profession encombrée et à en embrasser une autre qui manquerait de bras. Pour éviter une offre excessive de maind'oeuvre, qui aboutirait à l'encombrement d'une branche donnée et, partant, au chômage, l'Etat devrait avoir le moyen d'exercer son influence sur le choix d'une profession. Or, chacun sait combien les ouvriers sont attachés à la liberté du travail. Les expériences faites pendant la guerre avec le service obligatoire du travail le démontrent avec éloquence.

D'autre part, la garantie donnée au droit au travail considéré dans son sens propre ne manquerait de paralyser l'esprit d'initiative des employeurs et de compromettre le goût du travail si chacun peut s'en remettre à l'obligation de l'Etat d'accorder à tous du « travail approprié » ou « un salaire de compensation suffisant ».

Les promoteurs de l'initiative prétendront sans doute que nous nous méprenons grossièrement sur leurs intentions et qu'il est très loin de leur esprit de songer à nationaliser notre économie ou à sacrifier nos libertés.

Nous leur répondrons qu'il s'agit non pas de savoir à quoi ont songé les signataires de l'initiative mais de considérer objectivement la portée du texte proposé et d'en mesurer les conséquences. Celui qui promet au peuple un droit constitutionnel au travail doit attendre que sa promesse sera prise à la lettre. Qu'il nous permette de le renseigner sur la portée de son acte.

Rejeter le droit au travail en tant que prérogative juridique ne signifie nullement qu'il faille repousser ce droit en tant qu'objectif d'ordre social, c'est-à-dire dans la mesure où il correspond à un devoir incombant à l'Etat d'organiser son régime économique et social de telle manière que toute personne valide en quête d'emploi trouve du travail ou, si cen'esttemporairement pas possible, ait droit à un secours. La création de possibilités de travail en nombre suffisant constitue précisément l'une des conditions du bon fonctionnement de notre organisation économique et sociale, qui repose sur la liberté
individuelle et la responsabilité personnelle. Or, nul ne peut remplir le devoir qui lui incombe de subvenir à soi-même s'il n'a, en sus de la faculté juridique de conclure un contrat de travail, l'occasion d'obtenir effectivement du travail. Or ce n'est pas en insérant dans la constitution un droit individuel au travail que l'on atteindra ce but. Ainsi que le déclarait Schindler, c'est une erreur de croire qu'il suffirait de mettre dans la main de chaque individu ime pièce de monnaie à l'effigie du « droit au travail » pour lui permettre d'obtenir du travail en la déposant à son gré dans le distributeur automatique de l'Etat. Pareil droit qui permettrait d'exiger du travail est inconciliable avec nos conceptions de liberté politique et économique. Sa réalisation entraînerait une transformation totale de notre

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structure économique. Cette transformation ne pourrait s'opérer qu'au prix de nos libertés essentielles, comme la liberté de choisir une profession, la liberté d'établissement, la liberté de contracter et la liberté du commerce et de l'industrie.

IV. EMPLOI COMPLET ET PERMANENT DES TRAVAILLEURS DU PAYS 1. Les promoteurs de l'initiative semblent avoir tenté d'éluder les conséquences fatales qu'entraînerait un droit constitutionnel au travail.

Comme nous l'avons déjà signalé, l'initiative ne considère pas que le droit au travail soit absolu. Elle ne le garantit que conformément à des principes déterminés, notamment par 1'« emploi complet et permanent des travailleurs du pays sur la base de salaires suffisant à l'existence ». A la lecture de la brochure de MM. G. Duttweiler et H. Münz, du 30 août 1945, intitulée «Vollbeschäftigung und Recht auf Arbeit in der freien Wirtschaft » -- brochure qui a été remise aux membres du Conseil fédéral et des conseils législatifs et qui constitue en quelque sorte un commentaire de l'initiative -- il semble effectivement que le principe énoncé ci-dessus soit le but propre de l'initiative.

Cette brochure, qui ne fait mention du droit au travail qu'en passant, tend à démontrer qu'il est possible de réaliser dans une économie libre une poh'tique de l'Etat ayant pour objet l'emploi complet et permanent des travailleurs. Cette conception se fonde sur une théorie économique d'après laquelle le chômage général est la conséquence directe d'ime épargne excessive, c'est-à-dire de l'insuffisance des engagements de capitaux.

Cette théorie prétend qu'une politique économique efficace doit exercer son influence sur la consommation, sur l'épargne et les engagements de capitaux. A l'effet d'accroître le volume de ces engagements, MM. Duttweiler et Münz préconisent une politique d'argent bon marché et l'octroi de crédits sur une large échelle. Us veulent aussi que l'exportation des capitaux soit surveillée et dirigée en vue de maintenir une offre suffisante sur le marché intérieur. La politique fiscale est appelée, elle aussi, à' concourir utilement au résultat cherché, en ce sens que le taux des impôts devra être abaissé en période de crise. Il y aura lieu d'autoriser des défalcations, d'accorder des rétrocessions d'impôt à la condition que les sommes devenues ainsi disponibles soient affectées à de nouveaux placements.

Ceux-ci ne seront peut-être pas rentables du point de vue de l'économie privée mais ils profiteront à la collectivité. En agissant sur la consommation conformément à un plan préétabli, il sera possible
d'adapter constamment les cotisations des assurances sociales au niveau de l'emploi, de favoriser l'abaissement du coût de la vie et d'augmenter le pouvoir d'achat en versant des allocations aux personnes ayant des ressources modestes et aux familles nombreuses, selon la formule adoptée pour les mesures de soutien prises pendant la guerre.

Feuille fédérale. 98« année. Vol. II.

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Si tous ces moyens se révèlent insuffisants, l'Etat pourra recourir à une augmentation de ses dépenses en groupant ses commandes dans les périodes de crise ou, enfin, en organisant des travaux de secours. Ceux-ci ne constituent cependant qu'une ultime ressource; d'ailleurs, une politique économique véritablement efficace doit parvenir à élever les dépenses des particuliers au niveau nécessaire.

Outre ces divers moyens qui permettent d'agir sur le volume des dépenses, MM. Duttweiler et Münz préconisent un certain nombre de changements qu'il leur paraît nécessaire d'apporter à la structure de notre système économique. Pour remédier au déséquilibre qui existe entre la capacité de production et le volume des dépenses, il est indispensable, à leur sens, de provoquer une augmentation durable du pouvoir d'achat dans des couches étendues de la population. Il serait possible de modifier dans ce sens la répartition des fortunes et des revenus si l'on opère une progression plus sensible des impôts sur le revenu, si l'on crée un impôt frappant l'augmentation de la fortune et des droits de succession plus élevés. On pourrait encore accroître le pouvoir d'achat des masses en réalisant l'assurance sociale dans tous les domaines; il faudrait aussi que l'Etat s'abstienne d'imposer les articles de première nécessité et que l'on procède à une rationalisation de la distribution en vue de provoquer une réduction des marges commerciales.

Les auteurs de la brochure considèrent qu'il serait également indispensable que la concurrence pût fonctionner librement, attendu que l'esprit d'initiative reste le meilleur agent créateur d'occasions de travail. Ils voudraient aussi remédier au danger des monopoles au moyen d'une législation réglementant les ententes entre associations, ainsi que la création des cartels et des trusts. Ils demandent aussi la r e vision de la législation en matière de brevets. Ils invoquent les mêmes motifs pour réclamer l'abrogation aussi prochaine que possible de toutes les entraves apportées par l'Etat au fonctionnement de la libre concurrence (interdiction de construire de nouveaux hôtels, etc.).

Nous avons tenu à indiquer la liste des mesures préconisées pour ne pas encourir le reproche d'avoir méconnu les véritables intentions des promoteurs de l'initiative. Il ne faut pas oublier, toutefois,
que le peuple sera appelé à se prononcer non pas sur le programme que deux des signataires de l'initiative ont rédigé après coup, mais sur le texte même des dispositions proposées, lesquelles garantissent expressément le droit au travail au moyen de l'emploi complet et permanent des travailleurs. Il ne nous appartient pas de rechercher ici dans quelle mesure le programme en question permettrait de réaliser un système économique qui ne doive pas connaître de crises. Dans d'autres milieux de la population, on s'efforce également d'atteindre le même but mais en préconisant d'autres moyens.

Nous mentionnerons ici l'initiative concernant « la réforme économique

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et les droits du travail » qui fera l'objet d'un rapport distinct. L'adoption du texte proposé par l'alliance des indépendants ne garantirait nullement la réalisation du programme développé dans la brochure, puisque c'est le teste de l'initiative et non le programme qui sera soumis au scrutin populaire. Nous devons par conséquent considérer exclusivement le texte proposé. En tant qu'il garantit à chacun un droit au travail, il est incompatible avec notre régime économique et social actuel, comme nous l'avons démontré au chiffre II. Par conséquent, il ne nous reste plus à examiner que la question du plein emploi.

2, Pour permettre l'application du droit au travail au sens de création de possibilités de travail, l'initiative demande à la Confédération d'« assurer, par tous les moyens, l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays sur la base de salaires suffisant à l'existence ». Pour cela, elle fait appel à la « collaboration des cantons, des communes et des associations professionnelles, tant patronales qu'ouvrières ».

Que faut-il entendre par « emploi complet et permanent » des travailleurs ? Il s'agirait --· à l'analyse du texte ·-- d'éliminer entièrement le chômage de sorte que toute personne cherchant du travail devrait, en tout temps, en trouver aussitôt. Ce but est inaccessible car, même dans une économie saine, l'état de l'emploi subit nécessairement des fluctuations en raison de l'évolution de la demande (du fait des variations de la mode, des découvertes de la science) ou de transformations afiectant la capacité de production (par suite de la rationalisation, etc.). Indépendamment du chômage saisonnier, inévitable dans certaines industries --- comme dans la construction et l'hôtellerie -- tout régime économique comporte, même en période de prospérité, une certaine proportion de travailleurs sans emploi. Doit-on tenir compte de ce « chômage minimum normal » ? Les promoteurs de l'initiative le considérant apparemment aussi comme inévitable, il n'est plus possible de parler d'« emploi complet et permanent » (dauernde Vollbeschäftigung), à moins que cette expression ne se rapporte a l'état de l'économie envisagée dans son ensemble et non aux travailleurs considérés isolément. On a peine à concevoir que l'économie tout entière demeure en permanence dans un état de plein emploi,
car il n'arrive jamais que l'offre et la demande de travail concordent exactement dans une profession donnée. Il se trouvera toujours des branches qui seront pleinement occupées, même au-delà de leurs possibilités, tandis que d'autres n'auront qu'insuffisamment de travail. Abstraction faite de l'expérience allemande des années 1933 à 1939 -- ainsi que de la période de guerre, qui a créé une situation exceptionnelle -- aucun pays n'est parvenu jusqu'à maintenant à réaliser un état d'emploi complet et permanent en temps de paix.

Il nous paraît intéressant de rappeler à ce propos qu'un projet de loi américaine, de juin 1945, tendant à maintenir le plein emploi de la main-

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d'oeuvre (Füll employment Bill) n'a pas été accepté par le congrès dans la forme en laquelle il lui avait été présenté. Ce projet voulait que l'Etat assumât la responsabilité du plein emploi de la main-d'oeuvre et que le gouvernement fédéral eût l'obligation de faire en sorte qu'il existât en tout temps suffisamment de possibilités de travail pour assurer à tout Américain valide cherchant du travail le « droit » d'en obtenir toujours. La loi que le Congres adopta en février 1946 (Employment act 1946) ne fait mention ni d'une « garantie », ni d'un « droit » quelconque quant au plein emploi.

La loi dit simplement qu'il appartient à l'Etat -- en recourant à une politique énergique et en assumant ses responsabilités -- de mettre en oeuvre tous moyens utiles pour réaliser avec le concours de l'industrie, de l'agriculture et des travailleurs, ainsi que de ses propres services adminisstratifs, la coordination et la réalisation des plans et projets élaborés par le gouvernement en vue de créer des conditions propres, en particulier à assurer l'existence de possibilités de travail. Les mesures à prendre devront élever au plus haut point le niveau de l'emploi, de la production et du pouvoir d'achat. Elles devront concourir également à raffermissement et au développement de l'initiative privée et du bien-être général.

C'est le but de toute politique économique bien comprise de maintenir l'état de l'emploi aussi élevé et constant que possible. Autre chose est d'en garantir la permanence. Aucun gouvernement n'est en mesure de le faire. Cette remarque s'applique tout spécialement à notre pays, qui est si étroitement tributaire de l'économie mondiale. Comme nous avons eu l'occasion de le rappeler dans notre rapport intermédiaire du 20 mai 1944 sur les mesures préparatoires prises en vue de la création de possibilités de travail, une lutte efficace contre le chômage n'est concevable que sur le plan international, car dans notre système économique fondé sur la division du travail, le bien-être et les crises ne peuvent pas être limités à certains pays seulement.

3. L'initiative tend à assurer l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays.

Il s'agit de savoir tout d'abord si cette expression doit s'interpréter en ce sens que tout travailleur ayant déjà occupé un emploi et qui est victime du chômage aura
droit à du travail dans un laps de temps déterminé ou si cette formule s'étend aussi aux personnes qui n'ont pas exercé d'activité lucrative mais qui, pour des motifs quelconques, désirent en exercer une ?

D'après le texte de l'initiative, il le semble. En effet, ces personnes toucheraient, en vertu du chiffre 3, un « salaire de compensation suffisant » tant que le « droit au travail » ne serait pas devenu une réalité et qu'elles ne pourraient obtenir un travaii'approprié. Cette règle s'appliquerait aussi aux personnes qui, dans une période de prospérité économique comme

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celle dont nous bénéficions actuellement, prendraient un emploi temporaire sans avoir l'intention d'exercer toujours une activité lucrative.

C'est par dizaine de milliers qu'on compte celles qui n'exerçaient aucune profession avant la guerre mais qui, ces dernières années, ont recherché une activité rémunératrice. La hausse du coût de la vie a contraint un grand nombre de personnes -- nous songeons en particulier aux membres d'une même famille qui ne gagnaient rien précédemment -- à accroître les ressources du ménage à l'aide de leur propre travail. L'amélioration du salaire réel supprimerait, pour un grand nombre d'entre elles, la nécessité de gagner leur vie. Il s'ensuit que le nombre des personnes cherchant du travail qui pourraient prétendre à une compensation de salaire est impossible à déterminer, car il dépend de nombreux facteurs.

Il n'y a pas seulement les employés et ouvriers qu'on doive apparemment comprendre sous la désignation de « travailleurs du pays ». Il y a aussi toutes les personnes exerçant une profession. Par conséquent, les personnes de condition indépendante pourraient également se prévaloir des nouvelles dispositions constitutionnelles. La brochure de MM. Duttweiler et Münz, dont nous avons parlé plusieurs fois, englobe automatiquement cette catégorie de personnes dans la communauté de celles qui font l'objet du plein emploi. Elle rappelle en effet que l'emploi complet ne sera pas devenu une réalité -- lors même que les statistiques n'indiqueraient plus de chômeurs -- tant que les forces productives du pays ne seront pas entièrement utilisées, par exemple tant que de petits détaillants, des artisans ou des intellectuels chômeront partiellement faute de clients. On ne saurait parler de plein emploi tant que tous les moyens techniques de production ne sont pas complètement utilisés. Ces moyens ne se bornent pas à l'appareil de fabrication, mais ils englobent aussi les transports, les terrains agricoles, en un mot, toute forme de capital inutilisé. L'emploi complet et permanent des travailleurs s'étend par conséquent à la mise en oeuvre complète des forces productives de la nation, pour reprendre la formule adoptée par la traduction primitive qui ne correspondait pas au texte allemand.

La Confédération se voit attribuer non seulement la tâche d'asstirer l'emploi complet et
permanent des travailleurs -- que l'on entende cette formule dans un sens ou dans l'autre -- mais aussi l'obligation d'assumer cette tâche sur la base de salaires suffisant à l'existence. Les promoteurs de l'initiative font sans doute allusion au salaire qui correspond au « minimum d'existence » sans préciser s'il s'agit du minimum absolu correspondant aux lois de la physiologie ou d'un minimum tenant compte de divers éléments d'ordre social. En tout état de cause, ces « salaires suffisant à l'existence » doivent être plus élevés que les « salaires de compensation » que toucheront les chômeurs, lesquels salaires devront toutefois être « suffisants », c'est-à-dire assurer l'existence matérielle de l'ayant droit.

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Jusqu'à maintenant, la fixation des salaires était laissée au libre accord des employeurs et employés. La Confédération s'est bornée à déclarer des contrats collectifs de travail d'application générale obligatoire et, exceptionnellement, à fixer des salaires minimums, comme en matière de travail à domicile. L'initiative l'obligerait de s'assurer constamment que les salaires payés dans toutes les branches économiques suffisent à l'existence ou soient simplement suffisants selon le cas.

4. Le texte allemand de l'initiative -- auquel nous avons adapté la traduction française -- déclare expressément que l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays doit se faire par tous les moyens (mit allen Mitteln).

On peut se demander si cette expression constitue une simple maxime de politique économique -- comme, par exemple, l'article 29 de la constitution fédérale concernant la perception des péages fédéraux, ou le nouvel article 31 bis, 1er alinéa, relatif à la politique économique générale -- ou si la Confédération pourrait l'invoquer pour prendre les mesures nécessaires à l'accomplissement de la tâche qui lui est attribuée. La Confédération doit-elle assurer la plénitude de l'emploi par tous les moyens que lui confère actuellement la constitution, ou par d'autres encore dont les circonstances pourraient révéler l'opportunité ? La Confédération est-elle tenue de respecter la liberté du commerce et de l'industrie, la liberté d'établissement et le droit cantonal ? Ou peut-elle déroger souverainement aux limites fixées par la constitution?

L'absence de rigueur juridique dans la rédaction de l'initiative en souligne le caractère purement déclamatoire. En insérant dans la constitution des dispositions aussi vagues, on ne manquerait pas de se heurter aux difficultés d'application les plus grandes, ainsi que nous l'avons déjà rappelé dans notre rapport du 10 août 1944 sur la demande d'initiative pour la famille. Le texte de l'initiative ne montre pas nettement s'il s'agit seulement de l'énoncé d'un principe général dominant la législation et l'activité administrative fédérale dans les limites actuelles de la compétence de la Confédération, ou s'il y aura lieu d'attribuer de nouvelles prérogatives au pouvoir fédéral. Les promoteurs de l'initiative ne paraissent pas avoir une opinion précise sur ce point. A
la lecture de la brochure de MM. Duttweiler et Münz, la différence essentielle entre l'initiative de l'alliance des indépendants et celle du parti socialiste suisse apparaît dans le fait que la première veut parvenir à l'emploi complet et permanent de la maind'oeuvre du pays à la faveur d'une économie libre. L'article 31 de la constitution subsisterait donc sous sa forme actuelle. La Confédération devrait donc « assurer par tous les moyens, l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays » tout en respectant la liberté du commerce et de l'industrie. Il en va autrement, semble-t-il, de la délimitation des compétences entre la Confédération et les cantons. Les auteurs de l'initiative

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ont estimé nécessaire de formuler une réserve en faveur de l'autonomie des cantons, celle-ci devant être respectée « dans une large mesure ». Jusqu'à maintenant, c'est la constitution qui fixait la démarcation entre les compétences de la Confédération et des cantons, la Confédération ne possédant que les droits qui lui sont délégués par la constitution. Avec le texte proposé, il appartiendrait au législateur fédéral de dire jusqu'à quel point l'autorité des cantons doit être respectée. Les cantons pourraient être contraints par des prescriptions fédérales d'exécuter et de financer des mesures ayant trait à la création de possibilités de travail, de conformer leurs usages en matière d'adjudication de travaux publics aux instructions de la Confédération et d'adapter leur législation fiscale à la politique économique de la Confédération. L'équilibre existant entre la Confédération d'une part et les cantons d'autre part s'en trouverait altéré de façon sensible et la structure federative de notre pays -- structure dont les mesures prises pour la création de possibilités de travail ont toujours tenu compte jusqu'à maintenant -- gravement compromise.

Nous voudrions signaler une seconde imprécision qui n'est pas moins redoutable que celle que nous venons de traiter. L'article 32 des nouveaux articles économiques de la constitution dispose expressément que toutes les mesures qui seront prises -- même celles qui ont pour objet la création de possibilités de travail ou qui tendent à; prévenir des crises économiques -- seront sujettes au vote du peuple. Une seule réserve est faite pour les cas d'urgence survenant en période de perturbation économique. Or l'initiative ne fait aucune allusion au droit de referendum. Si donc le plein emploi doit être réalisé par tous les moyens, les chambres fédérales pourront aussi recourir à la clause d'urgence ou conférer au Conseil fédéral des pouvoirs extraordinaires et ainsi, enlever toute valeur aux droits populaires.

Si le droit au travail doit être pris au sérieux et devenir une réalité grâce à une politique de plein emploi qui pourrait user de tous les moyens, on ne conçoit guère que les mesures à prendre soient exposées aux risques d'un referendum. Les promoteurs de l'initiative contesteront sans doute avoir eu cette intention. Il n'est certainement pas dans notre
esprit de vouloir la leur attribuer. Toutefois, les termes du texte proposé --· qui seuls entrent en ligne de compte -- nous obligent de considérer ce risque.

Ce bref exposé suffit à démontrer combien vague est la notion de plein emploi. Comme toute consistance juridique lui fait défaut, elle n'est pas propre à figurer dans un texte constitutionnel. La disposition visant à assurer, par tous les moyens, l'emploi complet et permanent des travailleurs pourrait avoir des conséquences imprévisibles et doit, par ce motif, être rejetée.

5. Les principes énoncés au chiffre 2 de l'initiative ne donnent lieu à aucune remarque. L'idée d'encourager les particuliers à préparer et à exécuter du travail sur une vaste échelle et de les seconder par des mesures

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de crédit et de financement répond aux principes que nous avons énoncés dans notre rapport intermédiaire du 20 mai 1944 sur les mesures préparatoires prises en vue de la création de possibilités de travail. Il en est de même de la règle d'après laquelle les travaux publics ne doivent entrer en jeu que lorsque l'initiative privée est impuissante à procurer le travail nécessaire.

Nous tenons toutefois à formuler une réserve à l'égard de ce qui précède, à savoir qu'il ne saurait être question de pousser la création de possibilités de travail par les pouvoirs publics jusqu'à ce que soit assuré l'emploi complet et permanent de la main-d'oeuvre, tel qu'il faut le concevoir si l'on s'en tient au texte proposé.

V. LE DBOIT A UN SALAIRE DE COMPENSATION 1. Aussi longtemps qu'un citoyen est privé du travail approprié auquel il a droit, il touchera, selon le chiffre 3 de l'initiative, un « salaire de compensation », à condition de se soumettre, le cas échéant, à l'obligation de suivre des cours de perfectionnement ou de réadaptation. Tant que la Confédération ne parvient pas à le réintégrer dans le circuit économique, le citoyen en chômage faute d'ouvrage a droit à un salaire de compensation qui est l'équivalent de son droit au travail. Dans la pensée des promoteurs de l'initiative, cette compensation doit représenter, non pas un secours pur et simple, mais une prestation qui lui est due par la collectivité.

Que le devoir s'impose à la collectivité de pourvoir à l'entretien des victimes du chômage, c'est là un principe dont on ne conteste plus depuis longtemps la légitimité. Le soutien des chômeurs est plus qu'une exigence de la justice sociale ; c'est aussi un moyen d'atténuer les conséquences du chômage, puisque le chômeur peut ainsi sauvegarder jusqu'à un certain point son pouvoir d'achat et que l'économie publique n'est dès lors affectée qu'en partie par la diminution de ce pouvoir d'achat.

Déjà pendant la première guerre mondiale et la crise qui s'ensuivit, la Confédération s'était vue amenée à prendre toute une série de mesures pour venir en aide aux chômeurs. A ces mesures s'est substituée, le 17 octolre 1924, une loi fédérale concernant l'allocation de subventions pour l'assurance-chômage (1). La Confédération avait dès lors la compétence d'allouer à des caisses de chômage publiques et privées,
si elles remplissaient certaines conditions touchant le montant et la durée des prestations d'assurance, ainsi que leur organisation et leur gestion, des subventions se réglant sur les indemnités journalières payées · ux assurés en chômage. L'assurancechômage a été complétée, dès l'année 1932, par une aide extraordinaire qui ne revêt pas le caractère d'une assurance et ne s'applique qu'aux chômeurs de certaines régions et professions. Actuellement, toute cette matière est régie par nos arrêtés du 14 juillet 1942 réglant l'aide aux chômeurs (!) RO 4l. 239.

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pendant la crise résultant de la guerre (*) et du 23 décembre 1942 réglant l'aide aux chômeurs dans la gêne ( 2 ).

D'après la réglementation en vigueur, les membres des caisses de chômage -- leur nombre atteignait 533 000 à fin 1945 -- ont droit, en cas de chômage, à des prestations d'assurance. Au contraire, l'aide aux chômeurs dans la gêne, qui a remplacé les anciennes allocations de crise, n'est accordée qu'aux chômeurs dans le besoin, qu'ils soient assurés, mais aient épuisé leur droit à l'assurance, ou qu'ils ne soient pas assurés. La majorité des cantons (Zurich, Uri, Unterwald-le-Bas, Glaris, Zoug, Soleure, Baie-Ville, BaieCampagne, Schaffhouse, Appenzell Rh.-Ext., St-Gall, Thurgqvie, Tessin, Neuchâtel et Genève) ont imposé aux travailleurs appartenant à certaines professions l'obligation d'adhérer à une caisse de chômage. Quatre cantons (Berne, Lucerne, Fribourg et Vaud) ont autorisé les communes à déclarer l'assurance obligatoire. Dans les uns comme dans les autres, les travailleurs tenus à s'assurer ont la faculté d'adhérer à une caisse cantonale ou communale, à moins qu'ils ne préfèrent entrer dans une caisse privée. Dans les autres cantons (Schwyz, Unterwald-le-Haut, Appenzell Rh.-Int., Grisons, Argovie et Valais), l'adhésion à une caisse de chômage est libre.

L'application de l'aide aux chômeurs dans la gêne est abandonnée à la compétence des cantons. 17 cantons ont jusqu'ici usé de cette compétence. Abstraction faite des quelques cantons à caractère agricole prédominant qui n'ont pas encore introduit l'aide aux chômeurs dans la gêne, on peut dire que tous les chômeurs, qu'ils soient assurés ou non, participent actuellement à des allocations.

2, L'initiative va bien au delà du système actuel de l'assurance-chômage et de l'aide aux chômeurs dans la gêne. Elle vise à mettre au bénéfice d'un salaire de compensation, tant qu'il est privé du travail approprié auquel il a droit, non seulement le salarié en chômage, mais « tout Suisse valide », soit donc aussi bien l'exploitant d'un bien agricole ou d'une entreprise artisanale ou commerciale que la personne pratiquant une profession libérale. Des personnes qui n'avaient encore exercé aucune activité professionnelle, mais qui, pour une raison quelconque, voudraient en exercer une, pourraient donc faire valoir le droit à un salaire de
compensation si un travail approprié ne leur est pas procuré. Le droit à un salaire de compensation est ainsi, quant à son champ d'application, entaché du même défaut de précision que nous avons relevé plus haut au sujet du droit au travail.

Est également mal définie la relation entre le droit au travail, le plein emploi et le droit au salaire de compensation. Puisque le salaire de compensation ne doit être touché qu'aussi longtemps que le citoyen est privé du travail approprié auquel il a droit, on pourrait en inférer qu'il s'agit ( l ) BO 58, 651.

( a ) RO 58, 1206.

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là d'une aide pure et simple, appelée à ne plus sortir effet dès l'instant où le plein emploi, but de l'initiative, sera un fait accompli. D'autre part, les promoteurs de l'initiative prévoient eux-mêmes, semble-t-il, comme situation normale, un « certain chômage minimum », de sorte que le droit au salaire de compensation deviendrait une institution permanente.

En ce qui concerne le contenu de ce droit au salaire de compensation, le texte de l'initiative permet seulement d'affirmer que le salaire devra être « suffisant » (le texte allemand dit expressément « ausreichend ») et que l'ayant droit pourra être soumis à l'obligation de suivre des cours de perfectionnement ou de réadaptation. De semblables cours sont déjà organisés par les cantons, les communes et les associations. Ils sont subventionnés par la Confédération en vertu de l'ordonnance du 28 mai 1940 (*) relative aux mesures tendant à équilibrer le marché du travail et à faciliter le perfectionnement professionnel des chômeurs. De plus, notre arrêté prérappelé du 14 juillet 1942 donne compétence au département fédéral de l'économie publique de prendre des mesures pour encourager l'instruction et le développement professionnel des chômeurs, ainsi que leur adaptation à l'exercice d'une nouvelle profession. Exceptionnellement, ces mesures peuvent être étendues à des personnes qui, sans être frappées par le chômage, en sont directement menacées. Il n'a pas encore été fait usage de cette compétence. Il n'a pas non plus paru nécessaire jusqu'à présent de déclarer de tels cours obligatoires. Or c'est ce que prévoit l'initiative. Elle permettrait donc, selon les circonstances, d'astreindre aussi à suivre des cours l'exploitant autonome qui demanderait à bénéficier du salaire de compensation.

3. Touchant l'organisation de ce « régime de salaires compensatoires pour chômeurs » et sa couverture financière, l'initiative ne contient aucune indication. La Confédération pourrait à cet effet fonder un établissement fédéral sur le modèle de la caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents; ou bien elle pourrait charger les offices cantonaux et communaux du travail ou les caisses de compensation pour perte de gain et de salaire de fonctionner comme offices de paiement. Mais elle pourrait aussi, d'autre part, se borner à déclarer l'assurance-chômage
d'application générale obligatoire, tout en laissant chacun libre d'adhérer aux caisses existantes ou à des caisses nouvelles. La Confédération aurait également le champ libre en ce qui concerne la couverture financière. Elle pourrait instituer une assurance sans primes, analogue à l'assurance militaire dont les prestations sont supportées exclusivement par la Confédération; mais elle pourrait aussi imposer le paiement de primes à tous les citoyens suisses en état d'exercer une activité lucrative ou mettre pour cela à contribution les cantons et les employeurs. Toutes ces possibilités se concilient avec les termes de l'initiative.

(*) RO 65, 560.

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Indépendamment de la solution qui serait domiée aux questions d'organisation et de couverture financière, il faudrait que le droit au salaire de compensation, même si celui-ci était fixé plus bas que le salaire gagné jusque-là, eût une durée limitée, sinon il ne serait rien moins en définitive qu'une assistance permanente assumée par l'Etat. Le chômeur devrait par conséquent être astreint à accepter un travail convenable, ainsi que le prévoient déjà les prescriptions sur Passurance-chômage. Ce droit au salaire de compensation se ramènerait donc, en somme, à l'application généralisée et obligatoire de l'assurance-chômage, à la différence près, par rapport au régime actuel, que l'assurance s'étendrait aux personnes de condition indépendante et que l'application en serait décrétée par la Confédération au lieu de l'être par les cantons. Les prérogatives cantonales subiraient là une nouvelle atteinte, puisque les cantons avaient jusqu'ici la compétence d'instituer des caisses de chômage publiques et de déclarer l'assurance obligatoire sur leur territoire, droit qui leur est confirmé par l'article 34 ter, 3e alinéa, des nouveaux articles économiques.

VI. LES MESURES POUVANT ÊTRE PRISES SUR LA BASE DES NOUVEAUX ARTICLES ÉCONOMIQUES POUR PRÉVENIR LES CRISES ET PROCURER DE L'OUVRAGE 1. L'attitude de l'Etat en face des crises de chômage a évolué du tout au tout ces dernières années; nous le relations déjà dans notre rapport intermédiaire du 20 mai 1944 sur les mesures préparatoires prises en vue de la création de possibilités de travail. Lorsque se produisit la crise économique mondiale, la collectivité croyait encore avoir accompli son devoir envers les victimes du chômage dès qu'elle avait accordé aux chômeurs une assistance tout juste suffisante pour assurer leur existence. A vrai dire, ce n'est pas ces dernières années seulement, c'est déjà pendant et immédiatement après la première guerre mondiale que des mesures ont été prises en Suisse par les pouvoirs publics pour lutter contre le chômage.

Et pourtant on croyait longtemps dans notre pays que l'assistance des chômeurs était moins coûteuse que la création de possibilités de travail et, partant, qu'elle obérait moins à la longue les finances publiques. Ce n'est qu'en présence du chômage massif des années 1935 et 1936 que s'est radicalement modifiée
la façon d'envisager le problème. Avant même qu'éclatât la deuxième guerre mondiale, a prévalu, dans les milieux officiels et dans le peuple, l'idée qu'il fallait absolument faire passer la création de possibilités de travail avant l'assistance pure et simple. C'est ce que relevait clairement notre message du 7 juin 1938 concernant le renforcement de la défense nationale et la lutte contre le chômage.

2. Aussi, lorsque fut entreprise à cette époque la revision des articles économiques, apparut-il nécessaire d'asseoir sur une base constitutionnelle les mesures à prendre par la Confédération pour créer des possibilités

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de travail. Déjà dans notre message du 10 septembre 1937, nous affirmions que la Confédération ne saurait se borner à lutter contre le chômage existant, qu'elle doit au contraire, par des mesures appropriées, faire en sorte de prévenir autant que faire se peut toute crise future de chômage. C'était dire que l'Etat assume une certaine responsabilité dans le déroulement des fluctuations économiques. C'est pourquoi l'article 34 ter des nouveaux articles économiques dispose, dans le texte du 21 septembre 1939, que, en période de perturbations économiques, la Confédération doit combattre le chômage et en atténuer les conséquences et peut édicter des dispositions sur les moyens de procurer de l'ouvrage.

Les péripéties de la guerre et la crainte de voir se produire une crise de chômage après la fin des hostilités ont fait reconnaître que l'Etat ne pouvait pas se borner à combattre le chômage sévissant déjà en période troublée, mais qu'il devait, par des mesures préventives, écarter de son mieux toute menace de crise. C'est à cette fin que nous avons, déjà au printemps de 1941, nommé un délégué aux possibilités de travail, puis, successivement par trois arrêtés des 7 octobre 1941, 29 juillet 1942 et 6 août 1943, réglé le financement et l'organisation de la création de possibilités de travail.

Cette organisation comportait l'établissement d'un plan général de lutte contre le chômage, embrassant non seulement la création proprement dite de possibilités de travail, mais aussi l'encouragement de l'économie dans son ensemble.

Le nouveau projet relatif à la revision des articles économiques de la constitution, qui est du 3 août 1945, répondait à cette conception étendue.

Il contenait un article 31 quinquies enjoignant à la Confédération de prendre, conjointement avec les cantons et l'économie privée, « les mesures propres à prévenu" et à combattre le chômage », en l'autorisant à édicter des dispositions sur les moyens de procurer de l'ouvrage. Mus par le désir d'entrer dans les vues des auteurs des deux initiatives, les conseils législatifs ont fait un pas de plus en chargeant la Confédération de prendre des mesures préventives contre des crises éventuelles. Dans sa teneur définitive, l'article 31 quinquies dispose ce qui suit: La Confédération prend conjointement avec les cantons et l'économie privée les mesures propres à prévenir et à combattre le chômage. Elle édictera des dispositions sur les moyens de procurer de l'ouvrage.

A la simple autorisation de combattre le chômage en période de perturbations économiques s'est substitué un mandat impératif enjoignant à la Confédération de prendre des mesures préventives contre des crises éventuelles. La Confédération va ainsi à la limite de ce qu'on peut raisonnablement lui demander. Quelles mesures devraient être prises selon la conjoncture ? L'article constitutionnel ne saurait le spécifier. Les termes de l'article 31 quinquies font penser à toute mesure qui paraîtrait efficace pour obvier à une crise éventuelle sans se heurter à d'autres dispositions

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constitutionnelles. Elle pourrait porter sur la lutte contre le chômage, mais aussi sur la politique financière, fiscale, commerciale et sociale; l'essentiel serait qu'elle fût efficace pour parer à une crise.

3. Le nouvel article 31 quinquies ne fait pas que donner une base constitutionnelle aux mesures prises ou à prendre pour combattre le chômage; il attribue à la Confédération la compétence d'exercer une action positive sur les fluctuations économiques. Puisque les crises se traduisent en premier lieu par un chômage massif, toute mesure propre à les prévenir fera par cela même obstacle à pareil chômage.

Les chômeurs n'entendent plus aujourd'hui être simplement assistés, même pleinement; ils veulent être préservés, quelles que soient les circonstances, de l'effet démoralisant d'un chômage persistant et exigent de pouvoir gagner leur vie en contribuant à l'économie du pays. C'est cette exigence naturelle de pouvoir développer ses forces actives qui est à l'origine de la revendication du « droit au travail ». Pour atteindre ce but, il ne suffit toutefois pas -- nous l'avons montré plus haut -- d'un article de la constitution garantissant à chacun un droit au travail. Et la Confédération ne saurait non plus s'engager à assurer en permanence le plein emploi aux travailleurs. Le Conseil national a rejeté avec raison, au cours des délibérations sur les articles économiques, une proposition tendant à obliger la Confédération à prendre des mesures, non seulement pour prévenir des crises éventuelles, mais aussi pour assurer le plein emploi de la maind'oeuvre. La seule fonction qui puisse, dans ce domaine, être assignée à la Confédération est de créer des possibilités de travail. La Confédération peut en effet s'appliquer, dans l'ensemble de sa politique économique, à influer sur les événements de telle sorte que l'économie privée soit en situation de procurer de l'ouvrage en suffisance. A ce défaut, elle interviendra par la création de possibilités de travail.

La Confédération a déjà pris dans ce domaine de nombreuses mesures.

Rien ne l'empêche de faire davantage à l'avenir et de coordonner mieux encore, dans sa politique économique, sociale et financière, les dispositions répondant à cette fin. Nos conditions économiques internes continueront toutefois à dépendre des marchés extérieurs, l'économie
suisse étant tributaire des exportations. Il faudra donc toujours s'accommoder de certaines fluctuations dans l'état de l'emploi. Notre effort doit tendre, dans les limites du possible, à ramener à une mesure supportable les fluctuations qui ne peuvent pas être évitées et à prévenir absolument toute apparition de chômage massif. Empêcher les crises en prenant à temps les mesures appropriées est, à ce point de vue, une nécessité pour le salut de l'Etat, car l'apparition d'un chômage massif met immanquablement en question le maintien de l'ordre social.

Indépendamment de ces considérations d'ordre politique, l'action préventive contre le chômage s'impose pour des raisons d'ordre purement

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économique. Le bien-être public ne peut atteindre un niveau élevé que si chacun apporte sa pleine mesure à l'effort national de production. Tout arrêt forcé d'activité amoindrit le potentiel de bien-être public. L'action préventive contre le chômage aide donc également à atteindre le but assigné par l'article 31 bis, 1er alinéa, à la politique économique de la Suisse: augmenter le bien-être général et procurer la sécurité économique des citoyens.

En terminant, nous ferons remarquer que les nouveaux articles économiques confèrent à la Confédération la compétence nécessaire pour prendre les mesures propres à prévenir les crises et à combattre le chômage. Nous ne saurions prêter la main à ce qu'on insère dans la constitution des promesses qui ne pourraient, en la forme proposée, être réalisées ou dont la réalisation apporterait de profonds changements à la structure de l'Etat et de l'économie. De tels changements ne se concilieraient pas avec la forme de notre Etat. Nous vous recommandons de soumettre la demande d'initiative au peuple et aux cantons, en leur proposant de la rejeter. Nous joignons au présent rapport un projet d'arrêté en ce sens.

Veuillez agréer, Monsieur le Président et Messieurs, les assurances de notre haute considération.

Berne, le 24 juin 1946.

Au nom du Conseil fédéral suisse: Le. président de la Confédération, KOBELT.

6865

Le vice-chancelier, Ch. OSER.

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(Projet.)

Arrêté fédéral sur

la demande d'initiative concernant le «droit au travail».

L'ASSEMBLÉE FÉDÉRALE DE LA

CONFÉDÉRATION SUISSE, vu la demande d'initiative concernant le « droit au travail » et le rapport du Conseil fédéral du 24 juin 1946, vu les articles 121 et suivants de la constitution fédérale et les articles 8 et suivants de la loi fédérale du 27 janvier 1892 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et ces votations relatives à la revision de la constitution fédérale, arrête :

Article premier.

La demande d'initiative concernant le « droit au travail » sera soumise à la votation du peuple suisse et des cantons. Elle a le teneur suivante: Les citoyens suisses soussignés ayant droit de vote demandent par voie d'initiative populaire que l'article 32 de la constitution fédérale soit libellé de la façon suivante: Art. 32. Le droit au travail est garanti à tout Suisse valide, conformément aux principes suivants: 1. La Confédération assure par tous les moyens, l'emploi complet et permanent des travailleurs du pays sur la base de salaires suffisant à l'existence. Pour cela, elle fait appel à la collaboration des cantons, des communes et des associations professionnelles, tant patronales qu'ouvrières.

L'autonomie des cantons en matière de législation sur le droit au travail est respectée dans une large mesure.

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2. Les initiatives privées tendant à préparer et à exécuter des travaux, sur une échelle suffisante, sont encouragées; elles sont soutenues par une politique financière appropriée et par un programme systématique de crédits.

Si l'occupation totale de la main-d'oeuvre nationale l'exige, l'exécution et le financement de travaux publics seront prévus.

3. Aussi longtemps qu'un Suisse est privé du travail approprié auquel il a droit, il touche un salaire de compensation suffisant.

Dans ce cas, il peut être soumis à l'obligation de suivre des cours de perfectionnement ou de réadaptation.

Cet article constitutionnel entre en vigueur dans les deux ans qui suivent son adoption.

La Confédération prendra, par voie législative, toutes les dispositions de détail.

Art. 2.

Le peuple et les cantons sont invités à rejeter la demande d'initiative.

Art. 3.

Le Conseil fédéral est chargé d'assurer l'exécution du présent arrêté.

Il est autorisé, si la demande d'initiative est acceptée, à faire de la nouvelle disposition constitutionnelle un article 34 quinquies.

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RAPPORT du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur la demande d'initiative concernant le « droit au travail ». (Du 24 juin 1946.)

In

Bundesblatt

Dans

Feuille fédérale

In

Foglio federale

Jahr

1946

Année Anno Band

2

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14

Cahier Numero Geschäftsnummer

5066

Numéro d'affaire Numero dell'oggetto Datum

04.07.1946

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757-784

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