210

# S T #

8273 RAPPORT du

Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'initiative populaire pour l'interdiction des armes atomiques (Du 7 juillet 1961)

Monsieur le Préaident et Messieurs, Nous avons l'honneur de vous adresser le rapport demandé sur l'initiative populaire pour l'interdiction des armes atomiques.

L'initiative, appuyée par 72 795 signatures valables, a été déposée le 29 avril 1959 à la chancellerie fédérale par le «comité d'initiative du mouvement suisse contre l'armement atomique». La disposition constitutionnelle proposée, rédigée dans les trois langues officielles, est la suivante : Art. 20 bis La fabrication, l'importation, le transit, l'entrepôt et l'emploi des armes atomiques de toute nature ainsi que de leurs parties intégrantes sont interdits sur le territoire de la Confédération.

L'initiative ne contient pas de clause de retrait.

Le Conseil national, le 19 juin 1959, et le Conseil des Etats, le 5 juin 1959, ont pris connaissance de notre rapport du 19 mai 1959 sur l'aboutissement de l'initiative (FF 1959,1,1411) et nous ont invités à leur faire part de nos conclusions et propositions sur le fond du problème.

I. INTRODUCTION Pour répondre à la question de l'équipement de nos troupes avec des armes atomiques, il convient de considérer la mission dévolue à l'armée par la constitution et la loi. Instrument de l'Etat, l'armée assume les tâches assignées aux autorités fédérales par les articles 85, chiffre 6, et 102, chiffre 9, de la constitution: maintenu- l'indépendance et la neutralité de la Suisse.

211

L'armée joue en l'occurrence un rôle indirect et direct. Elle agit indirectement par le respect qu'elle inspire, en dissuadant un adversaire éventuel d'ouvrir les hostilités. Elle agit directement en combattant celui qui aurait ouvert les hostilités.

Dans notre message du 30 juin 1960 concernant l'organisation de l'armée, nous avons exposé les principes de la structure de notre défense nationale, ainsi que les raisons qui rendent nécessaire l'adaptation de notre armée aux conditions de la guerre moderne. Nous exprimions l'avis que l'adoption d'armes atomiques assurerait à notre système de défense un renforcement tel qu'il n'en a encore jamais connu au cours des diverses étapes de notre effort d'armement.

Cette importante question avait déjà retenu précédemment notre attention. Notre première prise de position a été portée à la connaissance de l'opinion dans la déclaration publiée le 11 juillet 1958. Nous avons déclaré notamment que les armes atomiques sont utiles non seulement à un agresseur, mais aussi -- ce qui nous concerne plus particulièrement -- à un défenseur, dont les moyens s'en trouveraient renforcés dans une très large mesure.

Nous ajoutions que, conformément à nos traditions séculaires, il importe par conséquent de donner à l'armée les moyens les plus efficaces, armes atomiques comprises, pour lui permettre de maintenir notre indépendance et de protéger notre neutralité.

La question d'équiper les forces armées d'engins atomiques a donné lieu dans d'autres Etats à de très vives discussions. Après notre déclaration, elle a été aussi dans notre pays matière à controverses. Les échos de ces débats se sont propagés jusqu'à l'étranger, où ils incitèrent certains milieux officiels et semi-officiels à commenter notre déclaration de principe.

Cette déclaration a été souvent mal comprise. Avant tout, on en a tiré la conclusion -- erronée -- que nous nous étions prononcés définitivement et que l'acquisition d'armes atomiques allait être entreprise sans tarder.

Nous avons donc dû, le 9 août 1958, remettre les choses au point et préciser que nous approuvions en principe un renforcement de notre défense nationale au moyen d'armes atomiques, mais qu'aucune décision n'avait été prise à cet égard, si ce n'est que le département militaire fédéral avait été chargé de poursuivre avec toute la minutie
voulue l'étude du problème et de soumettre au Conseil fédéral en temps opportun un rapport à l'intention des conseils législatifs. Jusqu'à ce jour, rien n'a été changé à cet état de choses.

La réponse donnée le 1er octobre 1958 par le chef du département militaire fédéral à l'interpellation de M. le conseiller national Gitermann concernant l'équipement de l'armée avec des armes atomiques a mis fi TI provisoirement au débat officiel sur cette question.

212

Outre l'initiative populaire, objet du présent rapport, lancée par le comité d'initiative du mouvement suisse contre l'armement atomique, le parti socialiste suisse, à Zurich, a déposé le 24 juillet 1959 une initiative populaire sur le droit du peuple de décider de l'équipement de l'armée suisse en armes atomiques. Cette initiative a la teneur suivante: Art, 20M« La décision relativo à l'équipement de l'armée suisse en armes atomiques de toute nature aura obligatoirement âoumiâe à la votation populaire.

En vertu de l'article 15 de la loi du 27 janvier 1892 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, cette seconde initiative, qui concerne la même question constitutionnelle, pourra être traitée seulement lorsque là première aura été liquidée.

Le chapitre II du présent rapport est un exposé général de la nature des armes nucléaires, de leurs possibilités d'emploi et de leur évolution à l'avenir.

Ces données, qui sont plutôt d'ordre technique, ont pour but de faciliter la compréhension des considérations exposées dans les chapitres suivants.

Nous vous indiquerons plus loin la façon dont nous jugeons les divers aspects de ce problème complexe, tout en limitant, dans l'intérêt de la clarté, nos considérations à l'essentiel.

II. LES ABMES ATOMIQUES 1. Le calibro

La puissance de l'engin atomique ou nucléaire est tributaire de l'énergie libérée par la fission d'atomes lourds (uranium, plutonium) ou la fusion de noyaux atomiques légers (hydrogène et ses isotopes, tels le deutérium et le tritérium). Dans le premier cas, on parle d'engins explosifs à fission, dans le second, d'engins explosifs à hydrogène ou à fusion. L'énergie libérée par une explosion nucléaire est comparée à la quantité de trotyl (TNT) qu'il faudrait faire exploser pour obtenir une énergie égale; elle est appelée calibre ou puissance.

L'ordre de grandeur de l'énergie libérée par les bombes atomiques va de quelque 100 à 100 000 tonnes de trotyl; pour les bombes à hydrogène, cette énergie est comparable à celle de millions de tonnes de trotyl. Un engin thermonucléaire de l kilotonne ou de 1 mégatonne est équivalent en puissance à l'explosion de 1000 ou de 1 000 000 tonnes de trotyl. On peut admettre aujourd'hui que les armées des grandes puissances disposent d'engins dont le calibre va de 0,5 kilotonne à 30 mégatonnes.

213 2. L'eîficacité Les engins nucléaires agissent par l'éclat lumineux, le rayonnement thermique, le souffle explosif et les radiations nucléaires (radioactivité). La gravité et la nature des dommages causés par ces phénomènes varient notamment selon : -- le calibre (puissance) du projectile; -- le point d'éclatement : en l'air (fusant haut ou bas) au sol, sous terre, sous l'eau; -- la nature du processus de l'explosion, fission ou fusion.

L'éclat lumineux (éclair) L'explosion s'accompagne d'un éclair aveuglant dont l'intensité est plusieurs fois supérieure à celle du soleil. Outre les dommages permanents qu'elle peut causer dans les cas extrêmes, cette source lumineuse intense frappe de cécité temporaire, qui dure de quelques minutes à plusieurs heures, ceux qu'elle atteint; la population et la troupe mal protégées et insuffisamment instruites peuvent dans ce cas être saisies de panique.

Le rayonnement thermique Ce phénomène peut se comparer, en principe, à des radiations solaires brèves et concentrées. Indépendamment de la puissance de l'engin, la durée du rayonnement peut être d'une fraction de seconde à quelques secondes.

Les radiations peuvent causer des brûlures de la peau non protégée et mettre le feu à des matières inflammables. Le champ théorique de leurs effets est indiqué dans le tableau ci-après.

Champ du rayonnement thermique, pouvant causer des brûlures au 2K degré (peau nue) lors d'une explosion fusant haut Puissance ea KT

Bayon en km (à partir du point zéro) (M

1

10

20

100

1000

10000

0,7

1,9

2,9

6

16

45

C1) Point zéro - point à la surlace du sol situé perpendiculairement sous le centre de l'explosion.

Techniquement, il est relativement simple de se protéger contre le rayonnement thermique, étant donné que tout objet projetant une ombre forme un écran protecteur.

Feuille fédérale. 113e année. Vol. II.

16

214

Le souffle (onde de choc) Ce phénomène est la cause principale des dommages, dont l'ampleur varie fortement selon le point d'éclatement. Les effets indirects (objets et débris emportés dans les airs, véhicules renversés, arbres déracinés, bâtiments écroulés, etc.) peuvent en outre entraîner des pertes considérables.

Le tableau ci-dessous montre jusqu'à quelles distances (km) du point d'éclatement des dommages peuvent être causés. Il s'agit de dégâts supportables, c'est-à-dire concernant des immeubles de briques et des véhicules lourds pouvant être réparés, ainsi que des forêts pouvant être traversées par des troupes motorisées, à condition de procéder à d'importants travaux de déblaiement.

Puissance en kilotonnes

loooo

1

10

20

100

1000

0,7

1,5

1,9

3,2

7

15

0,3

0,7

0,9

1,8

4,2

10

0,7

1,6

2

3,6

9

20

Dommages aux bâtiments de Dommages aux camions , . .

Seuls des abris et des caves aménagées en abris antiaériens offrent une protection contre les effets de l'onde de choc.

La radioactivité Le rayonnement nucléaire qui se dégage pendant et après l'explosion consiste principalement en radiations, comparables aux rayons X, qui agissent par destruction des cellules vivantes. De prime abord, l'homme ne peut les percevoir et doit recourir à des instruments pour les détecter. On distingue comme suit les effets de la radioactivité : -- le rayonnement primaire : bref (1 min.) et intense au moment de l'explosion; -- le rayonnement secondaire : durée longue, effet s'atténuant avec le temps. Il joue un rôle direct seulement en cas d'éclatement au sol ou sous terre (eau). Il exerce une action indirecte par les retombées radioactives qui se répandent dans toute l'atmosphère.

L'étendue des effets du rayonnement primaire, moins importante que celle du rayonnement thermique ou de l'onde de choc, dépend également de la hauteur du point d'éclatement.

215

Effets

de la radioactivité primaire sur des êtres humains non protégés (50 pour cent mortellement atteinte) Puissance en kilotounes

1

10

20

100

1000

0,5

0,9 1,2

1,1 1,3

1,3 1,7

1,3 2,5

10 000

Portée en km 0,8

0(1) 3,5

(!) Pour que l'énorme boule de feu engendrée par un engin de cette puissance n'entre pas en contact avec la surface du sol et ne provoque pas ainsi un rayonnement radioactif secondaire violent et incontrôlable, phénomène indésirable dans ce genre d'explosion, la hauteur du point d'éclatement doit être fixée de manière que l'efficacité du rayonnement primaire sott égale à zéro.

Lorsqu'un engin nucléaire éclate à la surface du sol ou sous terre, les masses de terre, dispersées selon la direction et la force du vent, provoquent une contamination radioactive d'une zone qui peut être assez vaste. Il s'agit en l'occurrence d'un rayonnement secondaire.

Les mesures de protection de la population et de la troupe doivent être prises en fonction du degré d'intensité du rayonnement radioactif (aussi bien primaire que secondaire). Cette intensité est la plus forte au centre de l'explosion et s'atténue progressivement vers l'extérieur. Les possibilités de protection sont notamment les suivantes: -- Vu la régression rapide de la radioactivité à mesure que le temps s'écoule, on peut s'en protéger et en atténuer fortement les effets en demeurant de quelques heures à quelques jours dans les maisons, les caves et les abris et, vers la fin de l'intensité du rayonnement, en ne sortant, pour un temps, que pendant quelques instants des abris.

-- Des masques à gaz et filtres sont des moyens protecteurs appropriés contre les poussières radioactives qui peuvent pénétrer dans l'organisme par les voies respiratoires et la bouche. Etant donné que quelquesuns de ces éléments radioactifs sont chimiquement semblables ou analogues à ceux qui composent les substances biologiques de l'organisme humain, ils s'y assimilent; ainsi l'iode radioactif (glande thyroïde), le strontium radioactif (os) et le caesium radioactif (muscles).

-- Les poussières radioactives pénétrant dans le sol passent en partie dans les plantes, puis sont absorbées par l'homme directement, ou indirectement par l'intermédiaire des animaux dont il consomme la chair.

Pour s'en protéger, il n'y a pas d'autre mesure que de mettre à ban pendant un temps prolongé toute la région contaminée.

-- Les poussières radioactives peuvent également contaminer l'eau potable, ce qui obligerait d'interdire sa consommation et de s'approvisionner à

216

d'autres sources ou d'épurer l'eau souillée. Bien que ce problème puisse causer certaines difficultés, le danger que présente l'eau contaminée n'est pas aussi grand qu'on se l'imagine généralement. L'eau est filtrée par le sol, de sorte que, selon les circonstances, des semaines et des mois peuvent s'écouler avant que la contamination n'apparaisse. Elle est peu probable lorsqu'il s'agit de bonnes eaux de source ou souterraines.

Le rayonnement radioactif a pour effet d'endommager ou de détruire les cellules vivantes. Plus la dose absorbée par l'organisme est élevée, plus cet effet sera étendu. Lorsque le corps est soumis entièrement au rayonnement, on a calculé les résultats suivants (dose en roentgen = r, milliroentgen = 1/1000 r = mr): 25 r dose dangereuse dose maximum tolérable, si l'on veut éviter avec certitude des altérations de la santé; 100 r dose critique apparition des maladies dues aux radiations et premiers cas de décès ; 400 r dose mortelle moyenne maladies graves, 50 pour cent de décès; 700 r dose mortelle mortalité quasi certaine.

En plus des altérations aiguës de la santé qui surviennent au cours d'une brève période, d'autres dommages peuvent se manifester après des années, tels que la leucémie, la cataracte, etc.

Outre ces dommages (altérations somatiques) auxquels est exposé le sujet soumis au rayonnement nucléaire -- que ce soit celui d'une bombe A ou celui que produisent les substances qu'elle a contaminées -- des dommages génétiques peuvent frapper la descendance de l'individu atteint.

L'explosion d'engins nucléaires peut produire son effet également par les retombées radioactives répandues dans l'atmosphère. A chaque explosion, même s'il s'agit d'essais, de grandes quantités de produits de fission sont libérées et projetées dans les airs. Par rapport à la masse radioactive, cette proportion est de quelque 50 pour cent pour un éclatement au sol. Dans le cas d'explosion d'un engin d'un calibre inférieur à 100 kilotonnes, la masse radioactive est projetée dans la troposphère et, pour des calibres plus grands, dans la stratosphère. Ces énormes quantités de matières radioactives tombent lentement sur le sol ou y sont entraînées par la pluie. On compte que les particules véhiculées dans la troposphère y restent en suspens pendant 30 jours en moyenne et celles de la stratosphère
pendant quelques années. Durant cette période, la masse radioactive se répand sur la surface entière de la terre, de sorte que chaque km a en reçoit une partie infime; la radioactivité ayant perdu de son intensité, la contamination du sol est cependant peu sensible.

Du fait de cette radioactivité, l'homme est incontestablement exposé dans une mesure plus large, H faut cependant considérer ses effets, notam-

217 ment en ce qui concerne les dommages génétiques, sous l'angle général de la radioactivité naturelle. Bien avant qu'existât une arme nucléaire, chaque être était déjà soumis aux effets de la radioactivité. Trois sources naturelles en sont la cause : la radioactivité cosmique, la radioactivité du sol et les substances radioactives naturelles que contient le corps, ainsi que la radioactivité complémentaire due aux cadrans lumineux, aux rassemblements de foule et à l'emploi des rayons X dans les diagnostics, etc.

Une partie seulement de ces sources radioactives complémentaires, auxquelles l'homme est normalement exposé, agit sur les gonades (glandes sexuelles). L'exposition génétique est, selon le professeur Joyet à Zurich, de : 110 mr/année (au niveau de la mer) pour la radioactivité naturelle; 25 mr/année pour la radioactivité médicale; 7,5 mr/année pour la radioactivité des cadrans lumineux.

A titre de comparaison, l'exposition radioactive génétique causée par les quelque 180 explosions expérimentales déclenchées jusqu'à fin 1960 se traduit par 1 à 5 mr/année, c'est-à-dire par un taux bien inférieur à celui des autres sources radioactives.

On ne saurait cependant comparer ces conditions, créées par les explosions expérimentales, à celles qui naîtraient en cas de guerre nucléaire. Dans ce cas, on peut craindre que la densité du rayonnement radioactif atteindrait un point propre à causer des dommages génétiques.

Il convient cependant de ne pas oublier que l'accroissement de la radioactivité se produira, qu'il s'agisse d'une guerre atomique se déroulant à nos frontières ou sur un autre continent, et que nous ayons ou non la bombe atomique.

Rappelons en outre que la technique des armements tend à évoluer vers la construction d'engins nucléaires ne dégageant qu'une quantité d'énergie relativement faible et n'ayant que peu de radioactivité persistante.

Ce que nous venons d'exposer montre clairement que les dangers supplémentaires qui pourraient résulter pour notre population de l'emploi d'armes nucléaires par l'armée suisse ne jouent aucun rôle comparativement à ceux auxquels nous serions exposés quoi qu'il en soit dans le cas d'une guerre, même si notre pays n'y était pas impliqué. Le risque inhérent à ce moyen de combat ne saurait en aucune façon être comparé au danger que comporterait le fait
de renoncer à un armement approprié.

3. Les possibilités d'emploi et l'usage des armes nucléaires a. Les possibilités d'emploi A cet égard, il faut distinguer les opérations stratégiques et lea engagements tactiques. La différence réside dans la nature des buts assignés; les

218 opérations stratégiques visent le potentiel militaire de l'adversaire, tandis que les engagements tactiques concernent directement le combat. En d'autres termes, l'emploi stratégique d'engins nucléaires intervient dans des opérations dirigées contre des buts très éloignés, tels que les installations industrielles, les bases aéronautiques, les positions d'engins guidés, les centres producteurs d'énergie, ou lorsqu'il s'agit de raids destructeurs contre de grandes villes. L'emploi tactique d'engins nucléaires, limité au champ de bataille, entre en considération contre des buts purement militaires, tels que des concentrations de troupes, des aérodromes, des positions, des noeuds routiers, des bases de ravitaillement, etc.

Selon le genre du véhicule de l'arme atomique ou du dispositif de lancement, il peut s'agir de projectiles sol-sol, air-sol, sol-air ou d'engins statiques.

L'emploi sol-sol Les engins guidés de portée moyenne (300 à 4000 km) et intercontinentaux (au-delà dé 4000 km) font partie des moyens stratégiques. Pour l'engagement tactique, on utiliserait une artillerie d'une portée moyenne à longue (jusqu'à 300 km), constituée par des canons ou des installations de lancement tirant des roquettes d'artillerie ou des engins guidés, L'emploi air-sol II s'agit ici de frapper des buts au sol au moyen de bombes atomiques ou d'engins guidés lâchés par des avions. L'avion se distingue par un grand rayon d'action, la mobilité et une bonne précision dans le tir. Sa vulnérabilité, tant au sol que dans les airs, constitue toutefois un inconvénient.

L'emploi sol-air Cette possibilité d'emploi concerne la défense contre avions, par laquelle il faut entendre le tir contre avions et engins guidés de tous genres. Partout, on cherche à résoudre ce problème par l'emploi de fusées téléguidées ou autoguidées. Celles qui sont pourvues d'une ogive atomique peuvent s'élever aux plus hautes altitudes et se diriger d'elles-mêmes vers le but. Elles ont un champ d'efficacité beaucoup plus étendu que les moyens actuels.

L'emploi statique Des mines atomiques de très petit calibre peuvent renforcer dans des proportions très élevées un dispositif de défense. Dans des zones relativement petites, d'où la population a été évacuée, des mines atomiques peuvent être posées pour obtenir un barrage radioactif dans des passages
obligés et rendre inutilisables certaines portions de terrain. Celui qui fait usage de ce système doit, naturellement, tenir compte du rayonnement radioactif.

b. L'emploi d'armes nucléaires Le tableau ci-après donne une image exacte de l'emploi possible d'armes nucléaires.

stratégique

Emploi

§

Objectifs

Mode de transport

Génie d'armes

Puissance (calibre)

avions, engins de grande portée

H (à hydrogène) A (atomiques)

5 à 30 MT

sur le plan politique et psychologique

zones habitées

sur le plan militaire

industries de guerre, ravitaillement, ports, rampes de lancement, aérodromes, concentrations de troupes, réseau de communications

avions, engins de grande et moyenne portée

H A

SORT à 5MT

attaque préparation de débarquements aé(contre-atta- riens, positions de défense, réserves, que) engins porteurs d'armes atomiques de courte portée

avions, engins guidés, fusées balistiques, canons

H A

0,5 KT à 5MT

défense

mines

A

0,5 à 2 KT

Point d'éclatement

fusant haut, fusant bas,

au sol

fusant haut, fusant bas,

au sol

fusant haut, fusant bas,

au sol

u* %i

1

au sol

43»-

219

engins porteurs d'armes atomiques de courte portée, objectifs dans le terrain, colonnes d'attaque, armes d'appui, réserves, ravitaillement

220

Le choix de la hauteur du point d'éclatement est déterminé par la nature du but et des effets visés. Des armes nucléaires peuvent ainsi être utilisées contre: -- des troupes à découvert, des objectifs situés point d'éclatement dans des forêts, fusant haut ; -- des troupes à couvert, des blindés, de l'artilpoint d'éclatement lerie, des abris, fusant bas; -- des obstacles, des fortifications, des aeropoint d'éclatement dromes, au sol et sous terre.

En raison du très grand rayonnement dégagé lorsque le point d'éclatement se trouve sous terre ou au sol, rayonnement qui dépend des conditions météorologiques, on ne choisira que rarement ce genre d'explosion, et seulement s'il ne met pas en danger la population civile et ses propres troupes.

4. L'évolution future On peut notamment distinguer deux tendances bien définies dans la construction des armes nucléaires: la fabrication d'armes plus petites et celle d'armes laissant le moins possible de résidus radioactifs.

On a ainsi réussi à construire et à faire exploser des bombes dégageant une énergie correspondant à un kilotonne et produisant une radioactivité proportionnellement moins forte. Bien qu'il faille un minimum de matières fissiles (masse critique) pour provoquer une réaction en chaîne, on arrive à fabriquer des bombes dont une partie seulement de la masse critique suscite une réaction en chaîne, la plus grande partie explosant sans fission.

La matière qui ne subit pas la fission (uranium 235 ou plutonium 239) est, il est vrai, aussi radioactive, mais infiniment moins que les matières fissiles.

Les armes plus petites sont employées notamment contre des objectifs militaires se trouvant près des propres troupes de l'attaquant ou de la population civile. Il est même question de la fabrication de projectiles de 0,07 kilotonne, voire de 0,001 kilotonne, libérant une énergie équivalant à 1000 kg de trotyl.

La radioactivité des bombes dont la puissance se mesure par mégatonnes peut être limitée à celle de la bombe de matières fissiles employée pour amorcer l'explosion, si l'on renonce à les envelopper d'uranium 238 ou de cobalt.

Il y a tout lieu d'admettre que la recherche scientifique permettra de réduire encore l'importance de la radioactivité. Au demeurant, ces armes nucléaires ne sont pas entièrement inoffensives sur le plan radioactif, car leur
explosion à proximité du sol produit un fort dégagement de neutrons qui rend la terre radioactive (radioactivité dite induite). Toutefois, si elles explosent à grande altitude, le rayonnement des neutrons ne parvient pas jusqu'au sol, si .bien que le danger de la radioactivité demeure faible.

221

De tels engins conservant leurs effets de rayonnement thermique et de souffle, ils peuvent être utilisés comme moyen de destruction massive sans déclencher des phénomènes radioactifs importants.

La création de projectiles nucléaires sans résidus radioactifs notables d'un calibre relativement réduit permet d'accroître considérablement aussi la puissance de feu des petites formations tactiques de combat (bataillon, compagnie), vu qu'ils peuvent être tirés par des armes classiques: lancemines, tubes roquettes, etc. ; en d'autres termes, le passage des moyens de feu conventionnels aux armes nucléaires se fera très graduellement sur le plan de l'efficacité. Ces nouvelles armes répondent de la manière la plus rationnelle aux efforts qui sont sans cesse entrepris en vue d'obtenir la puissance de feu maximum, tout en la limitant à l'emploi tactique.

HI. L'ARMEMENT ATOMIQUE CONSIDÉRÉ DU POINT DE VUE DU DROIT DES GENS La dotation de l'armée suisse en armes atomiques, dont on peut calculer le rayon d'action et par conséquent limiter les objectifs, soulève aussi des problèmes touchant le droit des gens. A cet égard, il convient tout d'abord de faire la distinction entre la fabrication et l'entreposage d'armes atomiques et leur emploi. Même lorsque l'usage d'une certaine arme est interdit pour la guerre, sa fabrication et son stockage peuvent être permis et même justifiés. Le droit des gens, qui consacre généralement le principe de la légitimé défense, connaît surtout comme sanction les représailles.

Cette possibilité de représailles dissuade les belligérants d'employer des engins de guerre interdits et renforce ainsi, le cas échéant, l'efficacité des règles du droit. En effet, l'emploi d'engins interdits par l'un des adversaires risque d'entraîner cet emploi par l'autre parti à titre de représailles. Celui qui, à titre de représailles, fait usage d'engins interdits contre le parti qui a violé le droit agit d'une manière admise par le droit des gens. Le droit des gens n'étant pas l'objet d'un corps de règles rigoureuses, l'emploi de ces engins peut même, dans ces cas-là, être commandé par la légitime défense. C'est ainsi que les Etats qui ont ratifié le 17 juin 1925 les conventions de Genève concernant l'interdiction des gaz toxiques ont continué à en fabriquer et à en stocker et ont même fait des préparatifs
en vue de la guerre bactériologique. Ils en donnent pour raison la possibilité de leur usage à titre de représailles. Aujourd'hui, les lois de la guerre ne défendent en tout cas pas la fabrication et le stockage d'armes nucléaires.

La légitimité de leur emploi -- représailles mises à part -- peut en revanche être jugée différemment selon qu'il s'agit d'un emploi stratégique ou tactique. Les spécialistes du droit des gens estiment, pour la plupart, que l'usage stratégique d'engins atomiques et à l'hydrogène -- comme, du reste, d'antres moyens de destruction massive -- est absolument contraire au droit, du fait que ces projectiles peuvent être utilisés directement

222

contre la population civile et qu'il est impossible d'en limiter les effets.

De toute façon, l'emploi d'armes atomiques à de telles fins ne saurait entrer en ligne de compte pour la Suisse.

Il n'existe en revanche aucun doute quant à la légitimité de leur emploi à des fins tactiques, c'est-à-dire dans le cas où elles sont dirigées contre des buts militaires et où leur zone d'efficacité peut être calculée et, par conséquent, limitée à l'objectif. On ne saurait contester que l'emploi des armes atomiques est une forme de l'évolution des moyens de combat.

Cet emploi est cependant limité par les dispositions des articles 25 à 27 du règlement de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Il est notamment interdit de bombarder les localités qui ne sont pas défendues. Un doute subsiste cependant quant au maintien de cette interdiction lorsque des objectifs militaires sont situés en des lieux qui ne sont pas défendus. Se fondant sur les règles de la guerre maritime (article 2 de la IXe convention de La Haye concernant le bombardement par des forces navales en temps de guerre), les belligérants ont résolu la question négativement. On peut, d'autre part, admettre que l'usage d'armes nucléaires, à retombées radioactives disproportionnées ou incontrôlables, va à l'encontre de l'interdiction d'employer du poison ou des armes empoisonnées prévue à l'article 23, lettre a, du règlement de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et de la convention de Genève de 1925 concernant la prohibition de l'emploi de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires. Il est également en contradiction avec les dispositions de l'article 23, lettre e, du règlement précité, qui interdit d'employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus.

IV. LE PROBLÈME MORAL L'un des arguments principaux avancés contré l'armement atomique consiste à dire qu'il est incompatible avec la morale chrétienne et les principes généraux de la morale même, et que la Suisse a le devoir d'y renoncer pour des raisons humanitaires. La question du rapport entre la morale et la politique est ainsi posée, II convient tout d'abord de relever que la révolution causée dans la conduite de la guerre par l'arme atomique ne doit pas être surestimée sur le plan moral. II y eut de tout temps des
guerres totales qui aboutirent à l'anéantissement de peuples entiers. Les civilisations antiques ne faisaient en général aucune différence entre l'armée et la population civile. De telles guerres n'étaient pas plus justifiées moralement que les bombardements sur zones ou une guerre atomique.

L'individu peut obéir entièrement à ses convictions morales sans se préoccuper des conséquences. Un gouvernement, au contraire, doit considérer la portée et le résultat de ses actes. Il en assume la responsabilité non

223

seulement pour lui-même, mais pour tout le peuple et les générations futures, pour le présent comme pour l'avenir. Son devoir est de ne pas rester passif devant le mal, mais de le combattre, à la rigueur par la violence.

Un Etat fondé sur l'idée de la liberté et du droit est nécessaire pour que l'individu puisse obéir librement à ses convictions morales. Cela est surtout vrai dans le cas d'un agresseur se présentant sous la forme de l'Etat totalitaire. Se dérober dans la lutte contre le mal et refuser la défense nationale dans ses ultimes conséquences, c'est, au fond, exiger d'autrui qu'il s'acquitte de ce lourd devoir et soulager sa conscience au détriment des autres. Une telle attitude, qui répond à certains motifs respectables, signifie une fuite devant les responsabilités. Cela est vrai pour l'individu, mais aussi pour le pays. Si l'on est aujourd'hui en Suisse en état de réclamer la renonciation aux armes atomiques, c'est uniquement parce que d'autres puissances en possèdent et que leur armement nous protège indirectement- Dans le jeu actuel des forces de la politique internationale, la Suisse, comme d'autres petits Etats, bénéficie de l'équilibre atomique. Renoncer à l'armement le meilleur possible, c'est simplement s'en remettre à autrui du soin de nous défendre. Cette attitude égocentrique n'est guère compatible avec les principes moraux, cela indépendamment du fait qu'elle nous placerait à la longue sous la dépendance d'autres puissances.

Enfin, le maintien de l'indépendance du pays est la condition de ses multiples efforts sur le plan humanitaire. Le fait d'accepter l'idée -- d'une justesse discutable -- que tout ce que notre pays fait par exemple dans le domaine de l'aide aux victimes des guerres et des troubles politiques garantit en quelque sorte la sécurité politique et sauvegarde notre liberté ne laisserait pas de compromettre la valeur morale de notre oeuvre d'entraide et notre considération auprès des belligérants et de ceux qui ont besoin d'aide.

Il est douteux aussi que, sans le ferme fondement de l'indépendance efficacement défendue, la Suisse puisse maintenir son renom de lieu international de négociations, de puissance protectrice et médiatrice.

Notre neutralité permanente et armée, qui n'est déterminée par aucune considération d'opportunité, et le fait que notre pays a
été le berceau de la Croix-Rouge, ont pour conséquence que la composition purement suisse du comité international de cette institution est approuvée par toutes les sociétés de la Croix-Bouge.

Grâce surtout à son activité sur le plan humanitaire, la Suisse occupe une place à part, qui lui impose des obligations envers l'humanité et ellemême. Max Huber écrit: «Les raisons profondes de ce devoir de pratiquer une neutralité active ne relèvent pas d'une mystique de la neutralité et de l'Etat. La loi morale de l'Etat est celle-là même qui plonge ses racines dans le coeur et dans la personne de ses citoyens. » NOUB no pouvons nous acquitter de notre devoir moral que si nous faisons les sacrifices nécessaires. Cela signifie que nous devons pratiquer une

224

politique de défense réaliste nous garantissant le maintien inconditionnel de nos libertés.

V. LA GUERRE ATOMIQUE EST-ELLE POSSIBLE ?

Selon la doctrine la plus récente, les hostilités futures peuvent être classées en deux catégories ; -- La guerre généralisée et -- La guerre limitée ou locale.

Une guerre continentale ou un conflit mondial sont considérés comme guerre générale. Dans une guerre limitée, les moyens employés et la durée des hostilités sont moins grands. Dans une guerre locale, la zone des opérations est peu étendue. Selon les circonstances, il peut être difficile de délimiter clairement les deux catégories. Il est également possible et même probable qu'une de ces formes de guerre engendre l'autre et notamment qu'un conflit local dégénère en une guerre généralisée.

On ne peut cependant pas dire s'il faut s'attendre à l'emploi d'armes nucléaires ni, dans l'affirmative, dans quel genre de guerre ces armes seraient utilisées. Il est toutefois manifeste que les grandes puissances militaires disposent d'armes atomiques et que la structure de leurs forces armées, tant en ce qui concerne l'armement que les effectifs et l'organisation, est axée sur une conduite atomique des opérations.

Il est difficile d'imaginer une guerre généralisée à l'échelle mondiale sans l'engagement d'armes nucléaires, tandis qu'on peut concevoir des guerres limitées ou locales conduites sans leur appui. Toutefois, la probabilité de leur emploi dans ce cas aussi croîtra dans la mesure où l'on parviendra à fabriquer des projectiles atomiques de puissance plus faible.

Aussi longtemps qu'il y aura déséquilibre entre les puissances mondiales dans le domaine des forces armées conventionnelles, on peut prévoir que le parti le moins favorisé à cet égard aura recours aux armes nucléaires pour rétablir l'équilibre et pour défendre ses positions, ce qui déclenchera l'usage réciproque de ce moyen de combat.

Il est permis d'admettre que par suite de l'équilibre atomique et pour des raisons politiques et psychologiques, les armes nucléaires ne seraient pas utilisées lors de conflits locaux ou limités au continent européen, c'est-à-dire à la sphère d'intérêts qui nous concerne directement. Si, pour une raison quelconque, l'équilibre atomique était rompu, le danger nucléaire gagnerait de nouveau en acuité. On doit en déduire
qu'il n'est malheureusement guère possible d'escompter que des adversaires à la recherche d'effets de dissuasion ou de l'équilibre des forces renoncent à l'emploi d'armes nucléaires. Cela d'autant moins qu'il n'a pas été possible jusqu'ici

225

d'obtenir l'interdiction internationale de la fabrication et de l'emploi d'armes nucléaires, les puissances atomiques n'ayant pas réussi à s'entendre sur l'institution d'un contrôle relatif à cette interdiction.

Dans notre message du 30 juin 1960 concernant l'organisation des troupes, nous nous sommes exprimés dans les termes suivants sur la situation de notre pays : Une fois les hostilités ouvertes, on pourra s'attendre à ce que l'agresseur use des armes atomiques. Nous n'en avons évidemment pas la certitude. Que le cas doive sa produire ou non, il ne saurait être question cependant d'en négliger entièrement l'éventualité. Les expériences de ces années dernières -- conflits localisés menés par procuration -- pourraient aussi s'appliquer à l'Europe en cas de modification des constellations actuelles. On ne saurait d'emblée écarter l'hypothèse de tels bouleversements.

Si nous étions attaqués au moyen d'armes nucléaires et à ne considérer que les moyens d'un adversaire possible, on peut certes admettre l'éventualité de l'anéantissement de notre peuple et de notre armée sans qu'un soldat étranger franchisse nos frontières. Ce résultat pourrait être obtenu par l'emploi de bombes à hydrogène et de bombes atomiques et par des fusées atomiques lancées en nombre suffisant de bases situées hors de notre territoire. Nous avons de la peine à imaginer cependant une situation politico-militaire donnant à un adversaire des raisons tant soit peu valables d'intervenir de la sorte, qu'il s'agisse de l'actuelle constellation politique ou d'un autre groupement de puissances qui se serait constitué plus tard. Il est fort probable, en outre, que jamais la Suisse ne sera à elle seule un objectif de guerre isolé d'événements plus considérables. Elle ne pourrait que faire partie au contraire d'un théâtre d'opérations s'étendant à la majorité des pays européens ou même à des contrées plus vastes. Un adversaire devrait donc engager ailleurs aussi une grande partie de ses moyens, qu'il ne pourrait dès lors pas concentrer contre nous, ou seulement avec peine.

Dans l'hypothèse peu probable où l'agression serait dirigée contre nous seuls, les moyens engagés par une grande puissance se trouveraient toutefois limités d'une manière ou d'une autre. Il existe en quelque sorte une saturation du théâtre des opérations; l'engagement
de moyens de combat ne peut dépasser une certaine limite si l'adversaire veut éviter de s'embarrasser lui-même. De plus, ce qui importe avant tout, c'est que l'engagement de moyens classiques peut aussi procurer un gain de temps, d'où, pour l'agresseur, danger d'une extension du conflit. Ainsi s'accroîtront également l'importance et les perspectives de succès d'une résistance opiniâtre et tenace d'un petit Etat.

Des entreprises isolées ne sont profitables que contre des Etats sans forces armées, qui peuvent être submergés en un minimum de temps.

Il est très difficile de prévoir clairement les formes que prendrait une guerre future, mais notre devoir est de considérer le pire et de nous préparer à une guerre nucléaire.

VI. LA VALEUR DES ARMES ATOMIQUES POUR LA SUISSE 1. En tant que potentiel militaire Le fait que l'adversaire présumé soit en mesure d'employer des armes atomiques peut dissuader un agresseur en puissance d'ouvrir les hostilités.

Les possibilités de défense et de riposte du pays visé font apparaître l'attaque envisagée comme non rentable. C'est sur ce principe que sont

226

fondés tous les efforts d'armement des grandes puissances. Il est également valable pour tous les petits Etats, qu'ils fassent partie ou non d'une alliance militaire. La situation d'un pays neutre face à cette épreuve de force sera encore examinée de plus près au chapitre VII.

L'arme nucléaire offre à un défenseur résolu une puissance de combat inconnue jusqu'ici, aussi bien pour les opérations terrestres qu'aériennes.

Au cours des décennies qui ont précédé la dernière guerre mondiale, le rapport entre les possibilités des armées des grandes puissances et les capacités des petites forces armées se modifiait constamment en faveur des premières. L'apparition de l'arme nucléaire a modifié instantanément cette évolution. Une armée à effectifs modestes et non dotée de toutes les armes modernes peut aujourd'hui, grâce à l'arme nucléaire même limitée à l'emploi tactique, constituer un facteur déterminant dans les considérations d'un agresseur éventuel se préoccupant de savoir si une attaque serait «rentable».

Ce serait une erreur de croire qu'en renonçant aux armes atomiques, la Suisse pourrait inciter un adversaire à s'abstenir de les utiliser contre elle. Il faut également admettre qu'un belligérant utiliserait de telles armes contre un adversaire qui aurait pénétré sur notre sol. Dans ce cas aussi, le fait que la Suisse soit dépourvue de moyens atomiques ne serait pas pris en considération; les forces étrangères se combattant sur notre territoire auraient, au contraire, vraisemblablement recours à l'arme nucléaire.

L'intention d'attaquer et le choix des moyens dépendent uniquement de l'assurance de pouvoir infliger à l'adversaire des pertes décisives et atteindre très rapidement le but.

L'histoire montre que seules la force et la volonté de se défendre sont respectées et que l'abandon ou même le relâchement des efforts de défense sont taxés de faiblesse. Nos forces défensives militaires et spirituelles ont été pour une part dans le fait que la Suisse a été épargnée au cours des deux dernières guerres mondiales.

Des situations peuvent aussi se présenter dans lesquelles nous serions attaqués non pas seuls, mais en relation avec des hostilités générales, ce qui entraînerait pour nous une collaboration avec l'adversaire de notre agresseur -- très probablement une grande puissance. On sait par l'histoire
que de telles alliances militaires sont toujours défavorables aux petits Etats.

Etant les plus faibles, ils courent le risque de tomber sous la dépendance des grandes puissances et de voir leurs intérêts particuliers sacrifiés par elles.

Il peut aussi arriver que les belligérants parviennent à des compromis aux frais des petits Etats. Le but de la défense nationale sera donc, en l'occurrence, de garantir dans la plus forte mesure possible l'indépendance politique et la liberté d'action de notre pays.

L'armée est, dans un cas semblable, l'instrument le plus important que nous ayons pour faire pencher la balance en notre faveur. Notre position dans

227 les négociations sera d'autant meilleure que l'armée sera mieux équipée, organisée et entraînée. Les armes atomiques donneraient plus de poids à notre armée et consolideraient par conséquent notre position politique. Elles nous rendraient moins dépendants d'autres Etats. Elles nantiraient le gouvernement suisse d'une possibilité d'action militaire et politique plus grande et le mettraient, face aux autres Etats, dans une position plus solide que ne le permettraient les armes conventionnelles. C'est là une raison de plus qui milite en faveur de l'armement atomique.

2. En tant que moyen effectif de combat L'usage d'armes atomiques -- comme celui de tous les autres moyens de combat -- ne servirait qu'à renforcer notre puissance défensive. Il s'agirait essentiellement d'empêcher, par une puissance de feu portée au maximum, un adversaire de pénétrer sur notre territoire, et, si nous n'y parvenions pas, de l'anéantir.

Les buts et les moyens suivants entreraient en ligne de compte pour l'emploi tactique d'armes atomiques (sol-sol, air-sol): a. Buts en territoire étranger En cas d'opérations offensives contre notre pays, nous aurions à battre des buts se trouvant sur le territoire de l'agresseur. Il s'agirait notamment de concentrations de troupes, de positions de l'artillerie classique et de rampes de lancement d'engins nucléaires, ainsi que d'aérodromes de l'aviation tactique et de noeuds de communications.

6. Buts à l'intérieur du pays Vu les égards qui sont indiscutablement dus à notre population sur le plan moral, psychologique et politique, on pourrait être incité à penser, à première vue, qu'il serait inadmissible d'utiliser nos propres armes atomiques à l'intérieur de nos frontières. L'invasion du pays par des troupes ennemies créerait cependant sur notre territoire de nombreux buts pour les armes atomiques. Ils se situeraient en majeure partie dans des zones déjà touchées par le bombardement atomique de l'adversaire ou déjà abandonnées par la population civile à la suite d'opérations militaires.

Parmi ces buts, nous envisageons en premier lieu les points de rupture de nos positions défensives qui pourraient servir de base à une pénétration plus profonde, les troupes aéroportées amenées dans diverses régions qui s'y prêtent bien et le réseau de communications dont un adversaire serait
tributaire pour atteindre ses buts tactiques. Il pourrait également y avoir des buts rentables de genres divers lorsqu'il s'agirait de soutenir des contreattaques menées par une partie de notre armée.

228

c. LÈS moyens d'engagement possibles Pour attaquer des buts situés sur territoire ennemi, nous ne disposerions actuellement que de l'aviation. Ce moyen pourrait encore être complété par des engins sol-sol de portée moyenne, qui ne peuvent pas être interceptés par les moyens défensifs actuellement connus. Ces fusées très coûteuses, dont la dispersion est relativement élevée, sont le plus souvent munies d'ogives atomiques pour que le résultat soit raisonnablement proportionné à la dépense engagée et pour que le manque de précision soit compensé par un champ d'efficacité plus étendu.

Si nous adoptions l'arme atomique, un seul avion pourrait obtenir, au cours d'un engagement unique sur un but donné, un résultat exigeant jusqu'ici un grand nombre d'appareils engagés dans des centaines et des milliers d'actions. En tant que véhicule d'armes atomiques, l'avion peut placer dans le but des engins air-sol ou des bombes.

Certains objectifs peuvent être battus non seulement par des avions et des engins sol-sol, mais aussi par l'artillerie atomique. Les pièces d'artillerie conventionnelles peuvent tirer, outre les munitions brisantes classiques, des projectiles à ogive atomique dont la puissance est d'environ 0,5 à 50 kilotonnes, 3. La décision d'engagement Vu sa grande portée, la décision de principe relative à l'emploi d'armes nucléaires ne peut être prise que par l'autorité politique la plus élevée. Si cette décision est positive, il appartient au commandement militaire suprême de prendre les dispositions consécutives. La délégation de cette compétence à des commandants subordonnés dépendra avant tout du calibre de l'arme, du genre et de la situation géographique des buts.

Pour des raisons pratiques, les commandants de troupe détiendraient les armes atomiques mais ils ne pourraient pas les employer de leur propre chef.

S'il devenait possible d'acquérir de telles armes, la décision de les employer ne pourrait en principe être prise, vu leur caractère et leur prix, que par le commandement suprême.

VII. ARMES ATOMIQUES ET NEUTRALITÉ La neutralité permanente de la Suisse fait de notre défense nationale une obligation. La neutralité ne peut être qu'armée et n'est reconnue qu'à ce titre. Même si c'est au neutre qu'il appartient de juger de la forme et de l'importance à donner à son armement, celui-ci doit
être aussi efficace que possible. Cela est conforme à l'intérêt politique, qui exige un maximum de préparation défensive pour que l'attaque cause à l'adversaire des pertes aussi lourdes que possible. Les perspectives de succès doivent être pour lui réduites à tel point qu'elles le dissuadent d'attaquer. Ce but pourrait ne pas être atteint si, par défaut d'armes atomiques, la Suisse constituait, à la longue, un vide militaire au centre de l'Europe.

229

Comme nous l'avons exposé au chapitre VI, les armes atomiques renforceraient très considérablement la défense de l'ensemble du pays. Leur adoption répondrait également au principe de la neutralité, qui interdit au neutre de céder une part quelconque de son territoire aux belligérants.

Notre intégrité géographique serait en effet mieux garantie, soit par l'effet de dissuasion, soit par l'usage effectif de l'arme atomique.

La dotation de notre armée en engins nucléaires ne paraît aujourd'hui possible que si le monopole atomique actuel des grandes puissances était brisé. On craint avec raison que l'extension du cercle des puissances atomiques n'entraîne un accroissement de l'insécurité et du danger. On parle de chaos atomique. Les puissances mondiales ont vraisemblablement un grand intérêt commun à maintenir l'état actuel pour ne pas dépendre de réactions incontrôlables de pays moins grands qui pourraient les entraîner contre leur volonté dans une guerre atomique. Mises dans les mains de gouvernements versatiles et ambitieux, les armes atomiques constitueraient un explosif sur le plan politique. Il s'agit donc de savoir si, en disposant d'une armée équipée d'engins atomiques, la Suisse accroîtrait l'insécurité et les tensions internationales. Il convient de relever à ce sujet que l'équipement en armes atomiques exige des délais assez longs. On saura d'ici là si les puissances mondiales ont réussi à maintenir leur monopole atomique, soit en fait, soit par une convention. Tel ne sera vraisemblablement pas le cas. Nous devons donc envisager la disparition de ce monopole et nous préparer à cette situation.

Il n'est guère possible de concevoir que les efforts de notre pays puissent être la cause de tensions supplémentaires; chacun sait que nous ne pratiquons pas une politique d'expansion. Par son statut de neutralité reconnu par le droit des gens et par sa politique de neutralité, la Suisse a une situation politique fondamentalement différente de celle d'autres Etats. Considéré sous cet angle, notre principe de neutralité stricte et inconditionnelle paraît justifier un renforcement de la défense nationale par des armes nucléaires.

VIII. CONCLUSIONS ET PROPOSITION C'est à dessein que notre rapport ne traite pas la question d'une acquisition possible d'armes nucléaires, par achat ou par production directe
ou sous licence. Cette question restera ouverte jusqu'à ce que se manifeste une possibilité d'achat ne portant nulle atteinte à notre souveraineté, ni à notre neutralité. Ce n'est pas le cas pour le moment. Des décisions relatives à cette acquisition, qui de toute manière devraient être soumises aux conseils législatifs, n'ont donc pas été prises et ne le seront pas non plus prochainement.

La situation peut cependant évoluer de manière à créer des conditions nouvelles. L'interdiction générale des armes atomiques, telle que la prévoit Feuille fédérale. 113e année. Vol. II.

17

230

l'initiative, aurait pour conséquence grave d'empêcher d'acquérir des armes de ce genre. Elle pourrait avoir des suites d'autant plus néfastes que les études relatives à la construction d'armes nucléaires sont loin d'être terminées. Les recherches actuelles tendent à la production d'armes de petit calibre, avec faible effet radioactif accessoire, qui deviendraient alors un élément indispensable dans l'arsenal de toute armée propre à soutenir le combat. Nous ne pouvons donc exclure a priori l'acquisition de moyens permettant de renforcer notre puissance défensive et de maintenir nos forces au degré nécessaire.

En outre, une interdiction des armes atomiques pourrait avoir pour effet de mettre, plus tard, notre armée dans l'impossibilité d'acquérir d'autres moyens de combat, aujourd'hui inconnus. Une telle disposition constitutionnelle serait donc contraire au principe d'une défense nationale forte et de la neutralité, parce qu'elle empêcherait d'acquérir les moyens de combat les plus efficaces. Il s'agit par conséquent de laisser la voie ouverte pour le jour où un équipement atomique se révélerait possible et nécessaire.

Nous tenons à relever expressément que nous ne désirons en principe pas acquérir des armes atomiques. Nous sommes pleinement conscients du danger que constituerait pour l'humanité le déclenchement d'une guerre atomique absolue. Le fait de détenir nous-mêmes des armes nucléaires, notamment si la majeure partie des armées en étaient équipées, ne saurait toutefois ni accroître ni réduire ce danger. En revanche, le potentiel de notre armée s'en trouverait augmenté et -- en cas d'hostilités -- les possibilités de défendre notre indépendance en seraient améliorées de manière déterminante.

Nous avons donc l'honneur de vous proposer de rejeter l'initiative populaire pour l'interdiction des armes atomiques et d'adopter le projet d'arrêté fédéral ci-joint.

Cela ne nous empêchera pas de soutenir les efforts en vue du désarmement, du contrôle international des armements et de la suppression des armes atomiques, comme aussi de participer, le cas échéant, à une convention à cet effet.

Veuillez agréer, Monsieur le Président et Messieurs, les assurances de notre haute considération, Berne, le 7 juillet 1961.

18638

Au nom du Conseil fédéral suisse: Le président de la Confédération, Wahlen Le chancelier de la Confédération, Ch. Oser

231 (Projet)

ARRÊTÉ FÉDÉRAL sur

l'initiative populaire pour l'interdiction des armes atomiques

L'Assemblée fédérale de, la Confédération suisse, vu l'initiative populaire du 29 avril 1959 pour l'interdiction, des armes atomiques ; vu le rapport du Conseil fédéral du 7 juillet 1961 ; vu les articles 121 et suivants de la constitution et les articles 8 et suivants de la loi du 27 janvier 1892/5 octobre 1950 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, arrête.:

Article premier L'initiative populaire du 29 avril 1959 pour l'interdiction des armes atomiques sera soumise au vote du peuple et des cantons.

2 La disposition constitutionnelle proposée par cette initiative a la teneur suivante : Art. 20 bis La fabrication, l'importation, le transit, l'entrepôt et l'emploi des armes atomiques de toute nature, ainsi que de leurs parties intégrantes, sont interdits sur le territoire de la Confédération.

1

Art. 2 Le peuple et les cantons sont invités à rejeter l'initiative.

Art. 3 Le Conseil fédéral est chargé de l'exécution du présent arrêté.

13658

Schweizerisches Bundesarchiv, Digitale Amtsdruckschriften Archives fédérales suisses, Publications officielles numérisées Archivio federale svizzero, Pubblicazioni ufficiali digitali

RAPPORT du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'initiative populaire pour l'interdiction des armes atomiques (Du 7 juillet 1961)

In

Bundesblatt

Dans

Feuille fédérale

In

Foglio federale

Jahr

1961

Année Anno Band

2

Volume Volume Heft

30

Cahier Numero Geschäftsnummer

8273

Numéro d'affaire Numero dell'oggetto Datum

27.07.1961

Date Data Seite

210-231

Page Pagina Ref. No

10 096 243

Das Dokument wurde durch das Schweizerische Bundesarchiv digitalisiert.

Le document a été digitalisé par les. Archives Fédérales Suisses.

Il documento è stato digitalizzato dell'Archivio federale svizzero.