Rapport additionnel du Conseil fédéral au rapport du 5 mars 2010 sur la relation entre droit international et droit interne du 30 mars 2011

Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, Nous vous soumettons, en vous priant d'en prendre connaissance, le présent rapport additionnel au rapport du 5 mars 2010 sur la relation entre droit international et droit interne.

Nous vous prions d'agréer, Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, l'assurance de notre haute considération.

30 mars 2011

Au nom du Conseil fédéral suisse: La présidente de la Confédération, Micheline Calmy-Rey La chancelière de la Confédération, Corina Casanova

2010-2901

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Condensé Il s'agit ici d'examiner, en complément du rapport du 5 mars 2010 sur la relation entre droit international et droit interne, comment mieux concilier les projets de normes constitutionnelles et le droit international. Les solutions proposées sont une extension de l'examen préliminaire des initiatives populaires avant la récolte des signatures et l'élargissement des motifs d'invalidité à l'essence des droits fondamentaux.

Selon le droit constitutionnel actuel, l'Assemblée fédérale doit déclarer nulle toute initiative populaire qui viole les règles impératives du droit international. Elle englobe dans cette notion le jus cogens, les principes fondamentaux du droit international humanitaire et les garanties du droit international qui ne souffrent aucune dérogation même en état de nécessité. Si en revanche une initiative populaire viole d'autres règles du droit international, elle doit la déclarer valable et la soumettre au vote du peuple et des cantons. Qu'elle soit acceptée en votation, et il s'ensuit un conflit entre le droit interne et les engagements internationaux de la Suisse. A moins de pouvoir concrétiser la nouvelle norme constitutionnelle de manière conforme au droit international, la Suisse se voit confrontée à un dilemme: s'abstenir d'appliquer une disposition constitutionnelle en vigueur ou violer ses obligations de droit international. En règle générale, il n'est guère envisageable de dénoncer le traité international en question, tant pour des motifs de calendrier que pour des raisons matérielles.

La première mesure examinée en complément du rapport du 5 mars 2010, et dont la concrétisation permettrait d'atténuer le problème, réside dans une procédure d'examen préliminaire plus complète. L'examen essentiellement formel mené aujourd'hui par la Chancellerie fédérale pourrait être doublé d'un contrôle matériel effectué conjointement par l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public. Ces deux unités administratives remettraient aux auteurs de toute initiative populaire un avis officiel non contraignant sur la compatibilité de leur texte avec le droit international avant le début de la récolte des signatures, leur offrant par là-même l'occasion de le rectifier pour assurer sa conformité. Les listes de signatures devraient porter une formule-type
indiquant le résultat (positif ou négatif) de ce contrôle préalable et une référence à la Feuille fédérale. laquelle indiquera où trouver l'avis officiel. Les citoyens seraient ainsi alertés quant à d'éventuels problèmes d'incompatibilité avec le droit international. Cette mesure devrait être inscrite dans la loi fédérale sur les droits politiques; le présent rapport inclut une proposition rédigée.

L'extension de la procédure d'examen préliminaire n'éliminera cependant pas tout risque que des initiatives populaires ne violent le droit international. Le présent rapport explore donc plus avant la possibilité de fixer de nouvelles limites matérielles à la validité des initiatives populaires, autres que les règles impératives du droit international. Nous proposons une deuxième mesure, en vertu de laquelle l'Assemblée fédérale devrait déclarer nulles les initiatives populaires qui violent l'essence des droits fondamentaux. Le constituant serait ainsi lié par les valeurs

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fondamentales du droit interne déjà inscrites dans la Constitution. Ces valeurs fondamentales se recoupent en partie avec les garanties importantes du droit international. Ce nouveau motif d'invalidité améliorerait la compatibilité entre le droit constitutionnel issu des initiatives populaires et les engagements internationaux de la Suisse. Le présent rapport pèse également les avantages et les inconvénients de l'extension des motifs d'invalidité des révisions constitutionnelles aux violations du principe de non-discrimination. Pour élargir les limites matérielles à la révision de la Constitution, il n'est pas possible de simplement changer de pratique; une modification de la Constitution est nécessaire. Notons que si le peuple et les cantons acceptent de se lier eux-mêmes ainsi par la Constitution, ils peuvent aussi en tout temps revenir sur cette décision. Comme c'est le cas actuellement, ces nouvelles limites matérielles s'appliqueront tant aux projets lancés par le peuple qu'à ceux émanant des autorités. Le présent rapport inclut une proposition de modification de la Constitution.

Le rapport additionnel explore une troisième mesure: l'inscription dans la Constitution d'une règle de conflit qui fixerait lequel, du droit constitutionnel et du droit international, l'emporte en cas d'incompatibilité. Plus précisément, il analyse l'opportunité de codifier la «jurisprudence Schubert» développée par le Tribunal fédéral. Il s'avère cependant que les inconvénients l'emportent, si bien que nous recommandons de ne pas réaliser cette troisième mesure.

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Table des matières Condensé

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1 Introduction

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2 Situation de départ et objet de l'examen 2.1 Déficits de réglementation dans la relation entre le droit constitutionnel issu des initiatives populaires et le droit international 2.2 Démocratie et Etat de droit 2.2.1 Contenu et liens 2.2.2 Légitimité démocratique du droit international 2.3 Caractéristiques essentielles du droit international 2.4 Caractéristiques essentielles du droit constitutionnel et plus particulièrement du droit constitutionnel issu des initiatives populaires 2.4.1 Contenu et portée des règles impératives du droit international 2.4.2 Nécessité d'une révision constitutionnelle 2.4.3 Possibilité de révision ultérieure des motifs d'invalidité 2.4.4 Propositions émanant du peuple et propositions émanant des autorités 2.4.5 Le droit constitutionnel suisse issu des initiatives populaires 2.4.5.1 Règles constitutionnelles régissant le traitement des initiatives populaires 2.4.5.2 Importance quantitative 2.5 Conclusion

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3 Contrôle matériel avant la récolte des signatures 3.1 Objet et portée du contrôle 3.2 Pas de caractère contraignant 3.3 Organes de contrôle 3.4 Publication de l'avis de l'administration 3.5 Protection juridictionnelle 3.6 Conclusion 3.7 Propositions rédigées

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4 Extension des motifs d'invalidité 4.1 Problèmes que posent les critères indéterminés ou formels 4.2 Extension des motifs d'invalidité matériels 4.2.1 Valeurs fondamentales du droit interne et initiatives populaires 4.2.2 L'essence des droits fondamentaux comme limite matérielle à la révision de la Constitution 4.2.2.1 Définition et fonction de l'essence des droits fondamentaux 4.2.2.2 Amorce de définition de l'essence des droits fondamentaux en droit constitutionnel 4.2.2.3 Notion d'essence des droits fondamentaux en droit international

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4.2.3 Le principe de non-discrimination comme limite matérielle possible des révisions constitutionnelles 4.2.3.1 Notion et portée du principe de non-discrimination 4.2.3.2 Le principe de non-discrimination comme limite matérielle?

4.2.4 Les garanties de procédure en tant que garanties minimales 4.2.5 Evaluation des avantages et des inconvénients d'une extension des motifs d'invalidité à l'essence des droits fondamentaux constitutionnels 4.2.6 Conclusion 4.3 Proposition rédigée 5 Application de la jurisprudence Schubert (relativisée) au droit constitutionnel ultérieur 5.1 Absence de toute règle de conflit confirmée 5.2 Champ d'application et fonction de la jurisprudence Schubert 5.3 Evolution de la jurisprudence du Tribunal fédéral concernant le rang du droit international 5.3.1 Prémices et établissement de la jurisprudence Schubert 5.3.2 Primauté des droits de l'homme garantis par le droit international (jurisprudence PKK) 5.4 Pratique du Conseil fédéral et de l'administration fédérale concernant le rang du droit international 5.5 Pratique de l'Assemblée fédérale concernant la compatibilité des actes normatifs avec le droit international 5.6 Avantages et inconvénients 6 Appréciation globale et conclusion

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Rapport additionnel 1

Introduction

Le 5 mars 2010, le Conseil fédéral a approuvé le rapport sur la relation entre droit international et droit interne1. Parallèlement, il a chargé le Département fédéral de justice et police, le Département fédéral des affaires étrangères et la Chancellerie fédérale de lui soumettre un rapport additionnel exposant des solutions pour éviter les contradictions entre les normes constitutionnelles issues d'initiatives populaires et les obligations de droit international de la Suisse. Ces travaux ont débouché sur le présent rapport.

Les Commissions des institutions politiques (CIP) du Conseil national et du Conseil des Etats ont débattu du rapport du 5 mars 2010 lors de leurs séances du 20 avril et du 20 août 2010. La majorité des membres de la CIP-E est prête à envisager une procédure de contrôle préalable, soit l'examen provisoire de la validité des initiatives populaires avant même la récolte des signatures par une autorité encore à déterminer. Bien que sceptique quant à l'inscription de nouveaux motifs d'invalidité matériels dans la Constitution, une majorité de la commission était disposée à discuter aussi de ce point. Enfin, la CIP-E a indiqué ne vouloir prendre de décision sur l'initiative parlementaire Vischer 07.477 «Validité des initiatives populaires»2 qu'après avoir eu connaissance du rapport additionnel3.

Le thème est également abordé dans l'initiative parlementaire Moret 09.521 «Validité des initiatives populaires. Décision juridique avant la récolte des signatures», qui demande qu'une instance judiciaire tranche de la validité des initiatives populaires avant la récolte des signatures. La CIP-N a décidé, le 21 octobre 2010, de ne pas donner suite à cette initiative; elle a déposé en revanche le postulat 10.38854 qui invite le Conseil fédéral à compléter son rapport du 5 mars 2010 en étudiant s'il est possible de trancher la question de la nullité d'une initiative populaire avant la récolte des signatures et en examinant la question de la compétence, en particulier la possibilité que l'Assemblée fédérale reste l'autorité compétente (voir ch. 3). Le Conseil fédéral propose de classer ce postulat, aux exigences duquel satisfait le présent rapport.

Comme le Conseil fédéral l'a relevé au ch. 9.6 de son rapport du 5 mars 2010, les questions les plus épineuses, lorsque l'on s'interroge sur la
place du droit international au regard du droit interne, concernent la relation entre le droit international et les initiatives populaires. Il y avait traité cette problématique en détail, exposant et évaluant plusieurs approches possibles. Le présent rapport a pour objectif d'approfondir ces pistes et d'étudier les mesures concrètes qui pourraient permettre d'éviter

1 2

3 4

FF 2010 2067 Cette initiative, rappelons-le, demande une modification de la Constitution telle qu'une initiative populaire soit déclarée nulle «lorsque, sur le fond, elle contrevient aux dispositions du droit international public régissant les droits régissant les droits fondamentaux et les garanties de procédure». Le Conseil national lui a donné suite le 11.3.2009 (BO 2009 N 294).

Communiqué de presse de la CIP-E du 20.4.2010. La CIP-N n'a pas émis de communiqué.

Voir le communiqué de presse de la CIP-N du 22.10.2010.

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les conflits entre les normes issues des initiatives populaires et les obligations de droit international de la Suisse.

Les solutions recherchées se situent dans un contexte juridique que nous commencerons par présenter brièvement en indiquant quelques traits saillants de la confrontation entre le droit international et le droit constitutionnel. Ce chapitre introductif (ch. 2) mettra en évidence la façon dont s'articulent la démocratie et l'Etat de droit et tracera le cadre référentiel à l'intérieur duquel nous évaluerons les avantages et les inconvénients des solutions proposées. Nous examinerons ensuite trois mesures concrètes et compatibles entre elles. La première consiste à instaurer un contrôle préalable non contraignant de la conformité des initiatives populaires au droit international et, le cas échéant, à l'essence des droits fondamentaux, contrôle qui aurait lieu avant la récolte des signatures (ch. 3). En complément, nous proposons une extension modérée des motifs d'invalidité matériels (ch. 4). Ces deux mesures ne suffisant pas à exclure tout risque de conflit entre le droit international et le droit constitutionnel, le chap. 5 explore la possibilité d'inscrire dans la Constitution une règle de primauté qui irait dans le sens de la jurisprudence Schubert développée par le Tribunal fédéral. Les chap. 3 et 4 s'achèvent tous deux par une proposition rédigée de modification de la Constitution ou de la loi. Le dernier chapitre sera consacré à une appréciation globale et aux conclusions à tirer de l'étude (ch. 6).

2

Situation de départ et objet de l'examen

2.1

Déficits de réglementation dans la relation entre le droit constitutionnel issu des initiatives populaires et le droit international

L'art. 139, al. 3, de la Constitution (Cst.)5 règle les conséquences juridiques d'un conflit entre le contenu d'une initiative populaire et les règles impératives du droit international. Lorsqu'une initiative populaire tendant à la révision partielle de la Constitution ne respecte pas les règles impératives du droit international, l'Assemblée fédérale la déclare totalement ou partiellement nulle. La notion de «règles impératives du droit international» utilisée dans la Constitution est une notion de droit interne, dont l'interprétation et la portée ont été précisées à plusieurs reprises par le Conseil fédéral. Celui-ci a toutefois indiqué qu'il appartient en fin de compte à la pratique de clarifier définitivement la portée de cette notion, en s'appuyant sur la doctrine6. En droit actuel, l'autorité compétente pour décider si une initiative populaire est contraire aux règles impératives du droit international est l'Assemblée fédérale. Celle-ci fait preuve de retenue dans sa pratique en matière d'invalidation d'initiatives populaires. Dans le doute, elle se prononce plutôt pour la validité, en application de l'adage in dubio pro populo.

La Constitution contient donc une disposition qui empêche la création, par le biais d'une initiative populaire, de règles constitutionnelles contraires aux règles impératives du droit international. En revanche, il n'existe pas de barrière de ce genre en ce qui concerne les autres normes du droit international, qui en forment la très grande majorité. Les initiatives populaires qui sont contraires au droit international, sans 5 6

RS 101 Rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.11.

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toutefois en violer les règles impératives, doivent ainsi être déclarées valides et soumises au vote du peuple et des cantons. En cas d'acceptation, la nouvelle disposition constitutionnelle qui entre en vigueur sera en contradiction avec les engagements internationaux de la Suisse. Or le droit constitutionnel ne prévoit pas, pour de tels cas, de règle de conflit prescrivant une hiérarchie claire, comme le fait l'art. 49, al. 1, Cst. pour la relation entre le droit fédéral et le droit cantonal. En effet, l'art. 5, al. 4, Cst., qui impose le «respect du droit international», ne constitue pas une règle générale destinée à résoudre les conflits entre le droit international et le droit interne7.

Jusqu'à présent, le législateur fédéral s'est toujours efforcé de mettre en oeuvre les dispositions constitutionnelles dont la compatibilité avec le droit international était douteuse de manière conforme à celui-ci8. Il faut, pour ce faire, interpréter les exigences de l'initiative d'une manière qui permette à la fois de prendre suffisamment en compte les préoccupations de ses auteurs et de respecter les obligations internationales de la Suisse. L'interprétation conforme, lorsqu'elle est possible, permet d'éviter un conflit avec le droit international, l'inconvénient étant toutefois que la solution trouvée sera parfois insatisfaisante tant du point de vue constitutionnel que du point de vue du droit international.

Il arrive cependant qu'une disposition constitutionnelle ne se prête à aucune interprétation conforme au droit international. Le nouveau droit constitutionnel accepté par le peuple et les cantons entre alors en conflit avec le droit international déjà en vigueur. De telles contradictions doivent être évitées, afin que la Suisse ne soit pas contrainte de choisir entre la violation de ses engagements internationaux et la nonapplication du droit constitutionnel en vigueur. Une première option serait de dénoncer les engagements internationaux problématiques. Le recours à cette solution n'est cependant pas toujours possible, ni toujours opportun9. Une deuxième option serait de faire appel aux règles classiques régissant les conflits entre des règles de même rang (lex posterior, lex specialis) ou déterminant une éventuelle hiérarchie entre le droit constitutionnel et le droit international10. L'application
de ces règles ne serait cependant d'aucune aide non plus, puisqu'il en résulterait automatiquement la non-application de l'une des deux normes en cause. Pour ne pas avoir à choisir entre la non-application d'une disposition de droit constitutionnel ou la violation d'engagements internationaux, il faut donc rechercher des solutions permettant de prévenir la naissance d'un conflit entre le droit constitutionnel et le droit international.

2.2

Démocratie et Etat de droit

2.2.1

Contenu et liens

La Constitution fédérale reconnaît un certain nombre de principes structurants (aussi appelés éléments structurants, principes fondamentaux ou caractéristiques essentielles), qui caractérisent la Confédération en tant que communauté et lui confèrent son

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Rapport du 5.3.2010, ch. 8.4.

Pour d'autres références, voir le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.2.

Voir le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.2 in fine et les références qui y sont citées.

Voir à ce sujet le rapport du 5.3.2010, ch. 8.6.

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identité11. Ces principes structurants ne sont pas forcément des règles de droit mais ils transparaissent, au moins partiellement, dans plusieurs normes expresses de la Constitution et reflètent l'idée que la Suisse se fait d'elle-même en tant qu'Etat de droit fédéral, démocratique et social. Le Conseil fédéral a déjà eu l'occasion de souligner que le droit constitutionnel suisse ne confère pas de primauté à l'un ou l'autre de ces principes; les conflits de buts susceptibles d'apparaître dans le quotidien constitutionnel doivent, selon lui, être tranchés par le constituant ou le législateur12. Les tensions apparaissent le plus souvent entre le principe fédéraliste et le principe démocratique, ou entre le principe de l'Etat de droit et le principe fédéraliste13.

Le principe démocratique est l'expression du fait que le pouvoir de l'Etat repose sur la volonté populaire. Les citoyens suisses disposent de droits étendus en matière d'élections et de votations. L'importance du principe démocratique transparaît également dans la position forte octroyée à l'Assemblée fédérale qui ­ sous réserve des droits du peuple et des cantons ­ est l'autorité suprême de la Confédération (art. 148, al. 1, Cst.). Le principe de l'Etat de droit exige quant à lui que toute action étatique soit conforme au droit et repose sur le droit («prééminence du droit»). Dans un Etat de droit, les droits et obligations applicables dans les relations entre l'Etat et les citoyens découlent de la Constitution et des lois. Le principe de l'Etat de droit constitue une limite au pouvoir de l'Etat et, par là-même, une garantie de la liberté des citoyens. Il est notamment concrétisé par les principes de légalité, de sauvegarde de l'intérêt public et de proportionnalité, par les droits fondamentaux, par la garantie de la protection juridictionnelle et par la séparation des pouvoirs.

Le principe démocratique et celui de l'Etat de droit s'entrecroisent parfois et entretiennent une certaine interdépendance14: d'une part, les garanties de l'Etat de droit ne peuvent subsister que tant qu'il existe un consensus démocratique à leur propos.

D'autre part, les libertés et garanties de procédure constitutives de l'Etat de droit sont nécessaires à la démocratie en tant que moteur du processus politique et critère d'évaluation des décisions politiques. Liberté
d'expression, interdiction de l'arbitraire et principe d'égalité sont autant d'illustrations de ces liens d'interdépendance.

Il n'est par ailleurs pas contesté que les processus de décision politique doivent en tout temps être conformes aux règles de procédure imposées par le droit.

On retrouve le principe démocratique et celui de l'Etat de droit à l'intersection du droit constitutionnel issu des initiatives populaires et du droit international, en particulier lorsqu'il s'agit de définir les motifs d'invalidité des initiatives populaires. Une définition large de ces motifs réduira d'autant les compétences du peuple et des cantons, autrement dit restreindra le principe démocratique. A l'inverse, une définition très étroite de ces motifs, ou même la renonciation à prévoir des motifs d'invalidité, ne tiendrait pas suffisamment compte du principe de l'Etat de droit.

Dans la recherche du meilleur équilibre, il faut en outre prendre en considération le 11

12 13 14

A propos des principes structurants, voir entre autres Pierre Tschannen, Staatsrecht der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 2e éd., Berne 2007, § 6; Ulrich Häfelin/Walter Haller/Helen Keller, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 7e éd., Zurich 2008, nm. 168 ss.

Voir aussi le message du 20.11.1996 relatif à une nouvelle constitution fédérale, FF 1997 I 14 ss.

FF 1997 I 16 Voir à ce propos, ainsi que pour d'autres cas de conflits, Pierre Tschannen, Staatsrecht der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 2e éd., Berne 2007, § 6 nm. 49 ss.

René Rhinow/Markus Schefer, Schweizerisches Verfassungsrecht, 2e éd., Bâle 2009, nm. 203 ss.

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fait que les procédures d'adoption des révisions constitutionnelles et de conclusion des traités internationaux sont différentes (voir ch. 2.2.2).

2.2.2

Légitimité démocratique du droit international

Toutes les normes de droit international liant la Suisse possèdent la même validité et occupent en principe le même rang. En effet, en Suisse, pays de tradition moniste, la procédure d'approbation interne n'a pas d'influence sur le rang de la norme internationale, à la différence du système dualiste, dans lequel l'acte de transformation détermine le rang du droit international dans la hiérarchie des normes du droit interne15.

En principe, tous les traités internationaux liant la Suisse sont légitimés démocratiquement dans la mesure où ils ont été conclus conformément aux prescriptions constitutionnelles applicables. Cependant, si l'on souhaite conférer à certaines normes de droit international la fonction de limite matérielle du droit d'initiative, autrement dit de la révision constitutionnelle, il faut tenir compte de l'autorité compétente sur le plan interne pour approuver les normes en question. Alors que l'adoption de normes constitutionnelles nécessite impérativement le consentement du peuple et des cantons, la procédure d'approbation des traités internationaux varie selon les cas. Selon la réglementation actuelle, seule l'adhésion à des organisations de sécurité collective ou à des communautés supranationales nécessite l'approbation du peuple et des cantons.

La participation démocratique à la conclusion des traités internationaux a été progressivement étendue, à mesure que les relations interétatiques et internationales et, par conséquent, les engagements internationaux gagnaient en importance: le référendum en matière de traités internationaux a été introduit en 1921, puis fondamentalement révisé en 1977; la participation du peuple lors de la conclusion de traités internationaux a encore été renforcée par un élargissement du référendum facultatif lors de l'entrée en vigueur, en 2003, de l'art. 141, al. 1, let. d, ch. 3, Cst. Depuis lors, il y a un large parallélisme entre le référendum législatif et le référendum en matière de traités internationaux. En revanche, ce parallélisme n'existe pas, en droit actuel, entre le référendum constitutionnel et le référendum en matière de traités internationaux. Cependant, le contre-projet direct proposé par le Conseil fédéral dans le message relatif à l'initiative populaire «accords internationaux: la parole au peuple!» prévoit maintenant de soumettre
au vote du peuple et des cantons les traités internationaux qui nécessitent une modification de la Constitution ou qui équivalent à une modification de la Constitution. Le principe de parallélisme s'étendrait alors au niveau constitutionnel matériel16.

15 16

Rapport du 5.3.2010, ch. 8.4.

Voir à ce propos les explications dans le message du 1.10.2010 relatif à l'initiative populaire «pour le renforcement des droits populaires dans la politique étrangère (accords internationaux: la parole au peuple!)», FF 2010 6353, ch. 5.

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Certains traités internationaux instituent un organe judiciaire chargé de contrôler le respect des obligations résultant du traité, composé en règle générale de juges proposés par les Etats membres mais agissant de manière indépendante17. Comme tout tribunal, un tribunal international est appelé à concrétiser des notions juridiques indéterminées afin de se prononcer sur l'existence d'une violation du traité. Ses décisions de principe sont susceptibles de lier les Etats contractants, au moins indirectement, au-delà du cas particulier. Au moment de l'approbation du traité, il n'est pas toujours possible, au vu de son texte, de prévoir avec précision ces développements dynamiques du droit18. Le mode de fonctionnement du Tribunal fédéral, par exemple, est comparable: il concrétise les notions juridiques indéterminées du droit national et, dans certains cas, attribue à la norme un sens qui ne découle pas directement de la teneur du texte. Le législateur peut alors approuver (tacitement) la jurisprudence ou mettre en chantier une modification législative. Une telle réaction du législateur n'est pas possible dans le cas d'un jugement rendu par un tribunal international. Néanmoins, le traité international en cause peut être modifié, à condition que toutes les parties contractantes y consentent.

2.3

Caractéristiques essentielles du droit international

Les engagements internationaux d'un Etat peuvent résulter de différentes sources.

Les traités internationaux constituent la plus importante de ces sources du point de vue quantitatif. Certaines obligations internationales fondamentales résultent cependant du droit international coutumier ou des principes généraux de droit19. Il n'y a pas, en droit international, de hiérarchie des normes comparable à celle existant en droit interne20. Seul le droit international impératif, le jus cogens, prime toutes les autres normes internationales.

Les engagements internationaux lient l'Etat concerné tant qu'ils restent en vigueur pour celui-ci. Il n'est en particulier pas possible d'invoquer le droit interne ­ qu'il s'agisse d'une ordonnance, d'une loi ou de la Constitution ­ pour justifier le nonrespect d'une obligation internationale. Le droit international (art. 27 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités21) exclut expressément la possibilité que le droit national contraire puisse primer et justifier la non-exécution d'un traité. L'adoption de règles nationales contraires, quel que soit leur rang, ne saurait dès lors avoir pour effet automatique l'abrogation des engagements internationaux contractés. Cette question est régie par le principe pacta sunt servanda22, qui garantit aux parties à un traité qu'aucune d'elles n'invoquera son droit interne afin de relativiser ses engagements.

Les engagements internationaux perdent leur caractère contraignant notamment en cas de dénonciation. Toutes les normes internationales ne peuvent cependant pas être dénoncées unilatéralement. Les traités internationaux peuvent l'être lorsque les 17

18 19 20 21 22

Voir par exemple l'art. 19 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui prévoit l'institution d'une Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) chargée de contrôler le respect, par les parties contractantes, des engagements résultant de la Convention.

Voir déjà le rapport du 5.3.2010, ch. 8.6, p. 2109 et ch. 8.6.2, p. 2112 s.

Voir, pour plus de détails, le rapport du 5.3.2010, ch. 4.

Rapport du 5.3.2010, ch. 4.7.

RS 0.111 Rapport du 5.3.2010, ch. 4.2.

3411

parties ont prévu cette possibilité, qu'elle résulte du texte du traité ou de son interprétation. Une dénonciation partielle d'un traité n'est en principe pas possible, à moins que les parties n'en conviennent autrement (art. 44 de la Convention de Vienne). Cela signifie qu'un traité ne peut en principe être dénoncé que dans sa totalité. Même dans le cas d'un traité non dénonçable, une dénonciation d'un commun accord reste possible, ce qui présuppose cependant que toutes les parties y consentent.

La Suisse est partie à de nombreux traités internationaux non dénonçables. Les conventions relatives aux frontières conclues avec les Etats limitrophes23 forment le groupe le plus important d'un point de vue quantitatif. Leur caractère non dénonçable exprime le fait que le tracé de la frontière entre deux Etats ne peut être déterminé qu'en commun. Les Pactes des Nations Unies relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I de l'ONU) et aux droits civils et politiques (Pacte II de l'ONU) constituent une autre catégorie importante de traités internationaux non dénonçables24. En effet, ces textes ne contiennent pas de clause de dénonciation.

L'impossibilité de les dénoncer tient au caractère fondamental et universel des droits qu'ils protègent, au fait qu'ils concrétisent des obligations découlant directement de la Charte des Nations Unies et à l'importance croissante que la communauté internationale attribue à la protection des droits fondamentaux25.

Le droit coutumier et les principes généraux de droit ne peuvent pas non plus être dénoncés. Il s'agit, pour le premier, de normes que la communauté internationale considère comme obligatoires car elles sont l'expression d'une pratique générale reconnue en tant que règle de droit26 et, pour les seconds, de normes dotées d'une validité universelle car connues de tous les grands systèmes juridiques dans le monde27. Un Etat ne peut être délié a posteriori de ses obligations issues du droit coutumier que par une nouvelle norme internationale, de nature coutumière ou conventionnelle. Il ne peut pas modifier unilatéralement le droit coutumier par un comportement contraire à celui-ci, quand bien même ce comportement persisterait durant une longue période.

Lorsqu'une disposition de droit constitutionnel nouvellement adoptée n'est pas compatible avec
une règle de droit international non dénonçable, la seule solution possible pour éviter un conflit est de modifier les engagements internationaux en cause. Une modification de ce genre nécessite cependant l'accord de toutes les parties ou l'existence d'une pratique ultérieure persistante dérogeant au traité, exercée et reconnue par la communauté des Etats (art. 39 ss de la Convention de Vienne). Un Etat ne peut donc pas, unilatéralement, modifier un traité international ou le droit international coutumier. Pour cette raison, la modification des engagements internationaux en cause ne constitue souvent pas une solution réaliste pour éviter un conflit avec le droit constitutionnel suisse. De toute façon, la négociation et 23 24

25 26

27

RS 0.132 RS 0.103.1 et 0.103.2. Les deux textes ont été approuvés par l'Assemblée fédérale le 13.12.1991 et soumis au référendum en matière de traités internationaux déjà prévu à l'époque pour les traités d'une durée indéterminée et non dénonçables. Pour le Pacte I de l'ONU, RO 1993 724, et pour le Pacte II de l'ONU, RO 1993 747.

Message du Conseil fédéral, FF 1991 I 1147, et les références qui y sont citées.

Par ex. le principe de l'intégrité territoriale des Etats, les principes relatifs à l'immunité juridictionnelle des chefs d'Etat et de gouvernement et les règles fondamentales du droit des traités; voir à ce propos le rapport du 5.3.2010, ch. 4.3.

Par ex. le principe de la bonne foi, l'interdiction de l'abus de droit et le principe de proportionnalité; voir à ce propos le rapport du 5.3.2010, ch. 4.4.

3412

la procédure d'adoption des amendements (y compris la ratification par toutes les parties au traité), ou la formation d'une nouvelle pratique, nécessiteraient un temps considérable pendant lequel les dispositions constitutionnelles contraires au droit international seraient en vigueur. Durant cette période, la Suisse contreviendrait à ses engagements, ce qui entraînerait sa responsabilité internationale.

Ces caractéristiques du droit international font qu'il n'est pas toujours possible, au moment de l'adoption d'une norme constitutionnelle contraire aux engagements internationaux de la Suisse, d'éviter le conflit de norme en dénonçant ou en modifiant les dispositions internationales en cause. Il faut donc examiner également des solutions susceptibles de prévenir la formation d'un conflit dès le stade de la procédure d'adoption du nouveau droit constitutionnel (voir ch. 2.1).

2.4

Caractéristiques essentielles du droit constitutionnel et plus particulièrement du droit constitutionnel issu des initiatives populaires

2.4.1

Contenu et portée des règles impératives du droit international

Le droit constitutionnel en vigueur mentionne les limites matérielles de la révision constitutionnelle aux art. 139, al. 2, 193, al. 4, et 194, al. 2, Cst. La notion (de droit interne) de «règles impératives du droit international» utilisée dans ces dispositions se rattache d'abord à celle de droit international impératif (jus cogens) dont l'art. 53, 2e phrase, de la Convention de Vienne fournit une définition générale28. Le terme de jus cogens désigne les normes fondamentales du droit international auxquelles on ne peut déroger sous aucun prétexte. En raison de leur importance matérielle, le jus cogens est hiérarchiquement supérieur au reste du droit international; tout accord international contraire est nul (voir art. 53, 1re phrase, de la Convention de Vienne)29. Il n'existe pas de liste officielle ou faisant autorité des normes présentant le caractère de jus cogens. On peut cependant en déduire certaines de la pratique des Etats et des traités internationaux en matière de droit international humanitaire. Font notamment partie du droit international impératif30:

28

29

30

L'art. 53, 2e phrase, de la Convention de Vienne a la teneur suivante: «Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère».

Voir le rapport du 5.3.2010, ch. 4.7 et 8.7.1.1. Voir également Alfred Verdross, Jus dispositivum and jus cogens in international law, AJIL 60 (1966), p. 55 ss; du même auteur, Die Quellen des universellen Völkerrechts, Fribourg en Br., 1973, p. 21, 27.

Voir, pour plus de détails, rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.1.1; également le message du 20.11.1996 relatif à une nouvelle constitution fédérale, FF 1997 I 368 s. et 441 s., ainsi que le message du 17.5.1989 relatif à l'adhésion de la Suisse à la Convention de Vienne, FF 1989 II 720. On trouve aussi dans quelques arrêts du Tribunal fédéral des considérations tendant à étendre le cercle du droit international impératif à d'autres normes telles que le principe de la bonne foi (ATF 117 Ib 337, consid. 2a) ou les garanties de procédure de la CEDH et du Pacte II de l'ONU (ATF 126 II 324, consid. 4a; plus nuancé, voir maintenant ATF 133 II 450, consid. 7), en les incluant dans l'«ordre public» international. A ce sujet, voir encore Robert Baumann, Völkerrechtliche Schranken der Verfassungsrevision, ZBl 2007, p. 188.

3413

­

l'égalité souveraine des Etats, l'interdiction du recours à la force figurant dans la Charte des Nations Unies, les interdictions de la torture, du génocide et de l'esclavage, de même que l'interdiction d'expulser un réfugié dans un Etat où sa vie ou sa liberté seraient en danger en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques (principe du non-refoulement);

­

les principes fondamentaux du droit international humanitaire, qui confèrent une protection particulière à certains groupes de personnes en temps de guerre; selon l'art. 3 des quatre Conventions de Genève de 194931, sont prohibées «en tout temps et en tout lieu»: les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices; les prises d'otages; les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants; les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué et assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

Le Conseil fédéral a confirmé à plusieurs reprises32 que la notion de «règles impératives du droit international» inclut également les garanties de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH)33 auxquelles on ne peut déroger même en état de nécessité, énumérées à l'art. 15 CEDH: l'interdiction des exécutions arbitraires (art. 2 CEDH), l'interdiction de la torture (art. 3 CEDH), l'interdiction de l'esclavage et de la servitude (art. 4, al. 1, CEDH), le principe «pas de peine sans loi» (art. 7 CEDH) et le droit à ne pas être jugé ou puni deux fois pour une même infraction (principe ne bis in idem; art. 4 du protocole no 7)34. On peut considérer en outre que, au niveau européen, l'interdiction de la peine de mort35 fait actuellement partie de ces normes36.

Dans la pratique, les autorités fédérales ont constaté, de manière ponctuelle, que les garanties du Pacte II de l'ONU auxquelles on ne peut déroger même en état de nécessité devaient être considérées comme des «règles impératives du droit international»37. Aux termes de l'art. 4, al. 2, du Pacte II de l'ONU, l'existence d'un danger public exceptionnel «n'autorise aucune dérogation aux art. 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 31

32 33 34

35

36

37

RS 0.518.12 (amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne); RS 0.518.23 (amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer); RS 0.518.42 (traitement des prisonniers de guerre); RS 0.518.51 (protection des personnes civiles en temps de guerre).

Voir, en dernier lieu, le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.1.1, et les références qui y sont citées.

Convention du 4.11.1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (RS 0.101).

Protocole no 7 du 22.11.1984 à la CEDH (RS 0.101.07; entré en vigueur pour la Suisse le 1.11.1988). Son art. 4, al. 3, a la teneur suivante: «Aucune dérogation n'est autorisée au présent article au titre de l'art. 15 de la Convention.» Voir l'art. 3 (ainsi que l'exception en temps de guerre figurant à l'art. 2) du protocole no 6 du 28.4.1983 à la CEDH concernant l'abolition de la peine de mort (RS 0.101.6; entré en vigueur pour la Suisse le 1.11.1987) et l'art. 2 du protocole no 13 du 13.5.2002 à la CEDH relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances (RS 0.101.093; entré en vigueur pour la Suisse le 1.7.2003).

Voir Walter Kälin/Jörg Künzli, Universeller Menschenrechtsschutz, Bâle 2005, p. 280 s.

La Cour EDH a relevé, dans l'arrêt Öcalan c. Turquie du 12.5.2005, ch. 163, qu'«on peut dire que la peine de mort en temps de paix en est venue à être considérée comme une forme de sanction inacceptable, (...) qui n'est plus autorisée [...]».

Voir le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.1.1 et les références qui y sont citées.

3414

15, 16 et 18». Cette énumération doit toutefois être relativisée en ce sens où il faut dans tous les cas déterminer, par voie d'interprétation, dans quelle mesure les garanties en cause du Pacte II sont véritablement immunisées contre toute atteinte, même en état de nécessité38. Par exemple, la liberté de manifester une conviction religieuse, autrement dit l'aspect extérieur de la liberté religieuse (forum externum), peut faire l'objet de restrictions en vertu de l'art. 18, al. 3, du Pacte II de l'ONU. Compte tenu de cette particularité, les garanties du Pacte II de l'ONU auxquelles il ne peut être dérogé même en état de nécessité sont les suivantes: ­

le droit à la vie (art. 6 du Pacte II de l'ONU): en vertu de cette disposition (al. 1), «nul ne peut être arbitrairement privé de la vie»; la peine de mort est en outre prohibée, sauf dans le cadre des al. 2 et 4 à 6;

­

les interdictions de la torture, de l'esclavage, du commerce d'esclaves et de la servitude (art. 7 et 8, al. 1 et 2, du Pacte II de l'ONU);

­

l'interdiction de la contrainte par corps (art. 11 du Pacte II de l'ONU): nul ne peut être emprisonné pour la seule raison qu'il n'est pas en mesure d'exécuter une obligation contractuelle;

­

le principe «pas de peine sans loi» (art. 15 du Pacte II de l'ONU);

­

le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique (art. 16 du Pacte II de l'ONU);

­

la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 18 du Pacte II de l'ONU); seul l'aspect intérieur (forum internum), autrement dit la sphère la plus intime de l'autodétermination religieuse ou éthique, est protégé de manière absolue, même en état de nécessité (al. 2): nul ne doit subir de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix.

2.4.2

Nécessité d'une révision constitutionnelle

Le Conseil fédéral a rejeté l'opinion, parfois défendue en doctrine39, selon laquelle les problèmes engendrés par l'adoption d'initiatives populaires contraires au droit international pourraient être résolus par le biais d'une interprétation extensive de la notion de «règles impératives du droit international». Selon le Conseil fédéral, on ne saurait restreindre les droits populaires par un simple changement de pratique, sur lequel les citoyens ne pourraient pas se prononcer40. Une révision de la Constitution sera donc nécessaire si l'on souhaite étendre les motifs d'invalidité au-delà du cercle des normes du jus cogens et des garanties internationales auxquelles on ne peut déroger même en état de nécessité. Il faudrait alors compléter les art. 139, al. 3, 193, al. 4, et 194, al. 2, Cst. et soumettre cette proposition à l'approbation du peuple et des cantons.

38

39 40

Voir également Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rahmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4e éd., Berne 2008, p. 45.

Voir les références mentionnées au ch. 9.6.1.1 (p. 2131 s.) du rapport du 5.3.2010.

Rapport du 5.3.2010, ch. 9.6.1.1. Voir aussi Helen Keller/Markus Lanter/Andreas Fischer, Volksinitiativen und Völkerrecht: die Zeit ist reif für eine Verfassungsänderung, ZBl 2008, p. 138.

3415

2.4.3

Possibilité de révision ultérieure des motifs d'invalidité

Puisqu'une révision de la Constitution serait nécessaire pour élargir les motifs d'invalidité d'une initiative populaire contraire au droit international, on peut se demander dans quelle mesure la disposition constitutionnelle concernée pourrait être dotée d'une protection accrue grâce à laquelle elle ne pourrait plus être modifiée, ou bien seulement à certaines conditions. De telles clauses d'éternité, inspirées de l'art. 79, al. 3, de la Loi fondamentale allemande de 194941, sont étrangères au droit constitutionnel suisse. Les opinions doctrinales attribuant une protection absolue à certaines «valeurs fondamentales auxquelles on ne peut renoncer» n'ont pas réussi à s'imposer42. Cela tient sans doute au développement du droit constitutionnel en Suisse, où des valeurs comme la démocratie, le fédéralisme, la séparation des pouvoirs et l'Etat de droit sont le fruit d'une longue tradition et sont ancrés profondément dans la mémoire collective43.

Mais on peut aussi se référer au principe démocratique (voir ch. 2.2.1), qu'il serait difficile de concilier avec une clause d'éternité. Le texte constitutionnel en vigueur prévoit que la Constitution peut être révisée en tout temps, totalement ou partiellement (art. 192, al. 1, Cst.). Des limites matérielles autonomes absolues à la révision, ou des délais d'attente, sont dès lors exclus. La procédure de révision est réglée dans ses grandes lignes aux art. 192 à 195 Cst. Les révisions partielles de la Constitution sont expressément limitées par des exigences fixées aux art. 139, al. 3, et 194, al. 2 et 3, Cst.: respect de l'unité de la forme et de la matière et respect des règles impératives du droit international. Celles-ci constituent d'ailleurs également une limite matérielle à la révision totale de la Constitution, conformément à l'art. 193, al. 4, Cst., ce qui traduit bien leur importance.

Il faut noter qu'en vertu de son haut degré de validité, aucun Etat de droit ne peut se soustraire au jus cogens. Celui-ci constitue donc une limite matérielle (hétéronome) à la révision de la Constitution, qu'une réserve correspondante figure expressément ou non dans le texte constitutionnel44. Certes, aucune norme du jus cogens n'interdit de soumettre au vote des révisions constitutionnelles qui lui soient contraires. La question de la validité des initiatives
populaires contraires au droit international impératif relève donc du droit constitutionnel. Cependant, aucune révision constitutionnelle non conforme au jus cogens ne peut déployer d'effets. Soumettre au vote de telles propositions n'aurait dès lors aucun sens.

41

42 43

44

Cette disposition interdit les révisions constitutionnelles qui porteraient atteinte à la structure fédérale, aux garanties de la dignité humaine et des droits fondamentaux ainsi qu'aux principes de l'Etat démocratique et social. Voir, pour une disposition similaire, l'art. 288 de la Constitution portugaise de 1976.

Voir les références citées par Ulrich Häfelin/Walter Haller/Helen Keller, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 7e éd., Zurich 2008, nm. 28.

Voir également Peter Häberle, Die Verfassung «im Kontext», in: Daniel Thürer/ Jean-François Aubert/Jörg Paul Müller (éd.), Verfassungsrecht der Schweiz, Zurich 2001, § 2 nm. 35.

Voir le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.1.1 et le message du 20.11.1996 relatif à une nouvelle constitution fédérale, FF 1997 I 369 et 438. Voir également Robert Baumann, Völkerrechtliche Schranken der Verfassungsrevision, ZBl 2007, p. 206; Yvo Hangartner/ Andreas Kley, Die demokratischen Rechte in Bund und Kantonen der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Zurich 2000, nm. 553.

3416

Une tentative a récemment été faite de restreindre la définition des motifs d'invalidité des initiatives populaires. L'initiative parlementaire 09.466 (groupe de l'Union démocratique du centre) visait à compléter l'art. 139, al. 2, Cst. afin d'inclure dans le texte constitutionnel la définition (exhaustive) suivante: «Sont considérées comme règles impératives du droit international les règles interdisant la guerre d'agression, la torture, le génocide et l'esclavage.» Le Conseil national n'a pas soutenu cette proposition et a décidé, le 28 septembre 2010, de ne pas donner suite à l'initiative parlementaire45.

En résumé, il faut retenir les points suivants: hormis le jus cogens, défini par le droit international, si le constituant veut instaurer des motifs matériels d'invalidité des initiatives populaires et, par conséquent, entend se lier lui-même, il ne peut pas assortir ces motifs d'invalidité d'une clause faisant obstacle à leur révision ultérieure. Il reste libre de revenir en tout temps sur sa décision, entièrement ou en partie, car lui seul dispose, en tant qu'organe suprême de l'Etat, d'une légitimité suffisante pour décider dans quelle mesure il faut s'accommoder d'éventuelles atteintes au droit international. Une proposition dans ce sens pourrait émaner ­ comme pour toute révision partielle de la Constitution ­ soit des citoyens, soit des autorités. De plus, que ce soit au moment où le constituant décide de s'imposer à luimême une limite ou au moment où il abolit cette limite, la révision nécessaire doit être approuvée par une majorité du peuple et des cantons.

2.4.4

Propositions émanant du peuple et propositions émanant des autorités

La réserve en faveur des règles impératives du droit international figure en deux endroits de la Constitution. D'une part au titre 4, dans la disposition consacrée au droit d'initiative (art. 139, al. 3, Cst.) et d'autre part au titre 6, qui contient notamment les règles de révision (art. 193, al. 4, et 194, al. 2, Cst.). Les règles impératives du droit international constituent dès lors une limite matérielle à la fois pour les révisions constitutionnelles proposées et préparées par les autorités, et pour celles provenant d'initiatives populaires. La compatibilité ou l'incompatibilité d'une proposition de révision constitutionnelle avec les règles impératives du droit international ne saurait, cela va de soi, dépendre de son auteur (voir aussi l'art. 5, al. 1, Cst.).

Il faut donc toujours garder à l'esprit, lorsque l'on parle de définir plus largement ce motif d'invalidité pour les initiatives populaires, que celui-ci s'appliquera dans la même mesure aux propositions émanant des autorités46. Une révision totale de la Constitution émanant des autorités, les révisions partielles proposées par l'Assemblée fédérale ou par le Conseil fédéral et l'élaboration de contre-projets aux initiatives populaires (art. 139, al. 5, 3e phrase, Cst.) sont toutes soumises aux mêmes limites de validité que les initiatives populaires. Le fait que la Constitution ne prévoit pas, pour les propositions de révision émanant des autorités ­ et contrairement aux initiatives populaires ­ une invalidation totale ou partielle n'y change rien47. Lorsque l'Assemblée fédérale examine la validité d'une proposition de révision constitutionnelle qu'elle a elle-même émise, elle doit faire preuve exactement 45 46 47

BO 2010 N 1544 ss.

Voir également Luzian Odermatt, Ungültigkeitserklärung von Volksinitiativen, PJA 1996, p. 715.

Voir l'art. 139, al. 3, Cst. et, a contrario, les art. 193, al. 4, et 194, al. 2, Cst.

3417

de la même rigueur dans l'appréciation des motifs d'invalidité que pour une initiative populaire.

2.4.5

Le droit constitutionnel suisse issu des initiatives populaires

2.4.5.1

Règles constitutionnelles régissant le traitement des initiatives populaires

L'art. 192, al. 1, Cst. prévoit explicitement que la Constitution peut être révisée en tout temps. Les dispositions constitutionnelles ne sont donc pas protégées par un délai d'attente ou de grâce, si bien qu'une initiative tendant à la révision totale ou partielle peut être lancée à tout moment (voir le ch. 2.4.3). Le droit constitutionnel actuel attribue à l'Assemblée fédérale la tâche de se prononcer sur la validité des initiatives populaires ayant abouti (art. 139, al. 3, Cst. et art. 173, al. 1, let. f, Cst.).

La Constitution désigne ainsi l'Assemblée fédérale en tant qu'organe compétent et détermine de surcroît le moment de la décision sur la validité. Celle-ci doit être prise lorsque l'initiative a abouti, c'est-à-dire après la récolte des signatures et après le dépôt de l'initiative. L'art. 139, al. 5, prévoit en outre que l'Assemblée fédérale recommande au peuple et aux cantons l'acceptation ou le rejet de l'initiative et qu'elle peut lui opposer un contre-projet. Le Conseil fédéral dispose à cet égard d'un droit de proposition (art. 160, al. 2, Cst.).

2.4.5.2

Importance quantitative

Les quelques considérations qui suivent sur l'importance quantitative des initiatives populaires ont pour objectif de permettre une meilleure évaluation des propositions visant à adapter la procédure de traitement de ces initiatives.

Depuis l'introduction, en 1978, de l'examen préliminaire obligatoire de la Chancellerie fédérale (art. 69 de la loi fédérale du 17 décembre 1966 sur les droits politiques, LDP48), 241 initiatives populaires ont été lancées; 149 ont abouti et 76 n'ont pas abouti; pour les 16 initiatives restantes, la récolte des signatures est en cours. Six initiatives en moyenne ont donc été lancées chaque année au cours des dernières décennies; environ une initiative sur trois échoue au stade de la récolte des signatures ou n'est pas déposée. Des variations considérables peuvent cependant être observées au cours d'une législature (augmentation significative du nombre d'initiatives lancées lors de la deuxième moitié de la législature et taux élevé d'échec des initiatives lancées au cours de l'été de l'année électorale) ou sur des périodes plus longues.

Les projets d'initiatives soumis à la Chancellerie fédérale pour traduction et examen préliminaire, mais jamais lancés par la suite, ne font pas l'objet d'une statistique officielle, mais leur nombre excède celui des initiatives populaires effectivement lancées. En outre, au moins la moitié des initiatives effectivement lancées font encore l'objet d'une ou plusieurs modifications rédactionnelles ou matérielles de la part de leurs auteurs durant la phase d'examen préliminaire.

48

RS 161.1

3418

Au cours des dernières décennies, la Chancellerie fédérale a, en moyenne, procédé à l'examen préliminaire d'environ quinze initiatives par année. Dans la recherche d'une solution praticable, il faut donc partir d'une charge de travail d'au moins une initiative populaire par mois, avec des pointes pouvant aller jusqu'à sept initiatives soumises simultanément, généralement à la veille des élections au Conseil national.

Jusqu'à présent, le taux de rejet des initiatives populaires en votation a été élevé: sur les 175 initiatives soumises au vote du peuple et des cantons, seules 18 ont été acceptées49.

2.5

Conclusion

Les «règles impératives du droit international» (au sens du jus cogens et des garanties internationales qui ne peuvent être restreintes, même en état de nécessité) constituent, en droit constitutionnel actuel, une limite matérielle à la révision de la Constitution. L'invalidation prévue à l'art. 139, al. 3, Cst. prévient efficacement la survenance de conflits entre le droit constitutionnel et ces règles. En revanche, il n'existe pas de règle permettant d'empêcher la création de droit constitutionnel contraire aux «autres» dispositions du droit international. Le droit suisse ne connaît pas non plus de règle de primauté prescrivant clairement comment résoudre une telle contradiction.

Les caractères essentiels du droit international et du droit constitutionnel délimitent le terrain (étroit) sur lequel doit se dérouler la recherche de solutions permettant d'éviter des contradictions entre des initiatives populaires et les engagements internationaux de la Suisse. La première mesure, qui sera examinée dans le chap. 3 ci-après, consiste à renforcer la procédure d'examen préliminaire: de cette manière, les auteurs d'une initiative populaire disposeraient très tôt, avant même le début de la récolte des signatures, d'une prise de position des autorités quant à la compatibilité de leur initiative avec le droit international, ce qui leur laisserait le cas échéant la possibilité d'adapter leur texte afin de le rendre conforme au droit international.

3

Contrôle matériel avant la récolte des signatures

3.1

Objet et portée du contrôle

La Chancellerie fédérale procède aujourd'hui à un examen préliminaire formel, avant la récolte des signatures. Elle vérifie le respect des conditions relatives à la liste des signatures prévues à l'art. 68 LDP, le titre de l'initiative et la concordance des textes et procède le cas échéant aux traductions nécessaires. Le contrôle préalable de la conformité au droit international pourrait être mené parallèlement à cet examen formel. Dans ce cas de figure, la conformité au droit international serait vérifiée avant l'aboutissement de l'initiative, avant le début de la récolte des signatures. Ce contrôle préalable ne devrait toutefois pas se borner à établir la validité de l'initiative mais devrait vérifier sa conformité au droit international dans son ensemble. Le rapport du 5 mars 2010 a mis en évidence que de plus en plus d'initiatives 49

Etat au 23 février 2011. Voir le site Internet de la Chancellerie fédérale: http://www.bk.admin.ch (rubriques thèmes/droits politiques/initiatives populaires/tableau en chiffres).

3419

populaires ne sont pas contraires aux règles impératives mais à d'autres normes du droit international qui ne peuvent pas toujours être dénoncées ou qu'il serait difficilement envisageable de dénoncer pour des raisons politiques. Le contrôle préalable ne doit pas servir uniquement à éviter aux auteurs de récolter des signatures pour une initiative vouée à l'invalidation mais bien à éviter les initiatives contraires au droit international, particulièrement celles qui violent des traités internationaux non dénonçables ou dont la dénonciation paraît difficilement envisageable politiquement.

Le contrôle préalable se comprend comme une prestation en faveur des auteurs, qui leur permettrait de détecter à temps les problèmes de conformité et d'adapter leur texte avant la récolte des signatures. Il deviendrait plus rare que des auteurs déposent et que les votants acceptent une initiative contraire au droit international en toute conscience de sa non-conformité. Le contrôle préalable ne doit donc pas se borner à établir la conformité de l'initiative aux règles impératives du droit international mais également sa conformité au droit international applicable. Si les motifs d'invalidité des initiatives devaient être étendus (voir ch. 4) à l'essence des droits fondamentaux, l'examen devrait également porter sur ces nouveaux aspects.

On peut se demander si les autres conditions de validité d'une initiative mentionnées à l'art. 139, al. 3, Cst. ­ l'unité de la forme et l'unité de la matière ­ ne devraient pas elles aussi faire l'objet d'un contrôle préalable. Les connaissances spécifiques de l'office chargé de la rédaction du message après le dépôt de l'initiative seraient alors indispensables, ce qui aurait pour effet d'alourdir et d'allonger la procédure. En pratique, l'unité de la forme et l'unité de la matière ne posent pas de problème, aussi semble-t-il superflu de les soumettre à un contrôle.

3.2

Pas de caractère contraignant

Si un contrôle préalable de la conformité au droit international devait être effectué avant la récolte des signatures, devrait-il être contraignant?

Le Conseil fédéral estime que non: les auteurs de l'initiative ne doivent pas être tenus de retirer leur texte ni de l'adapter; le Conseil fédéral et le Parlement ne seront pas liés par le résultat de l'examen matériel dans leur appréciation de la validité de l'initiative en vertu de l'art. 139, al. 3, Cst.

Par ailleurs, sur quoi devrait porter le caractère contraignant du contrôle préalable?

Si ce dernier mettait en lumière une violation des règles impératives du droit international et que les auteurs de l'initiative refusaient d'adapter leur texte, la récolte de signatures serait-elle exclue? Il ne s'agirait alors plus d'un contrôle préalable mais d'une anticipation sur la décision concernant la validité, qui serait prise avant la récolte de signatures. Et si le contrôle mettait en évidence que l'initiative est contraire à des règles non impératives du droit international, quelles seraient les conséquences? Si les auteurs étaient aussi tenus d'adapter leur texte, il s'agirait alors implicitement d'une extension des motifs d'invalidité. Dans l'hypothèse où l'adaptation du texte ne serait pas obligatoire, il est inutile de conférer un caractère contraignant à l'examen préalable.

Le postulat 10.3885 de la Commission des institutions politiques du Conseil national (09.521 Décision concernant la validité d'une initiative populaire avant la récolte des signatures) charge le Conseil fédéral d'étudier une procédure permettant de trancher la question de l'éventuelle nullité d'une initiative populaire avant la récolte 3420

des signatures. Le seul effet de cette anticipation de la décision serait d'empêcher la récolte des signatures pour les rares initiatives vouées à l'invalidation, qui ne sont de toute façon pas soumises au vote.

Elle ne résoudrait pas le problème des initiatives qui violent des règles non impératives du droit international.

3.3

Organes de contrôle

Le contrôle préalable pourrait être effectué par différents organes: des autorités administratives, une commission extra-parlementaire, l'Assemblée fédérale ou le Tribunal fédéral. Le confier à une commission parlementaire présenterait des inconvénients patents, notamment parce qu'un organe parlementaire devrait s'occuper deux fois du même sujet, tout du moins lorsqu'une initiative aboutirait.

Par ailleurs, si une commission parlementaire était chargée du contrôle préalable, le début de la récolte des signatures serait reporté bien au-delà du raisonnable car la commission devrait fonder sa décision sur un rapport de l'administration, rapport qu'il faudrait tout d'abord rédiger.

Si le contrôle préalable était effectué par l'Assemblée fédérale plutôt que par une commission parlementaire, les inconvénients mentionnés seraient encore plus manifestes. Le report du début de la récolte des signatures serait de nature à empêcher les comités de lancer une initiative sur un problème d'actualité et de battre le fer quand il est chaud afin de récolter rapidement les signatures nécessaires. Si l'Assemblée fédérale se prononçait sur la validité de l'initiative avant la récolte des signatures, comme le demande le postulat 10.3885, qu'elle la tienne pour valable et que l'initiative aboutisse, elle devrait s'occuper deux fois du texte. Qui plus est, alors que le débat politique n'aurait pas encore eu lieu, puisque les signatures n'auraient pas été récoltées. Il n'est d'ailleurs pas exclu que les auteurs d'une initiative déclarée nulle déposent et redéposent un texte légèrement modifié, ce qui forcerait l'Assemblée fédérale à traiter plusieurs fois une initiative à la teneur inchangée pour l'essentiel et ferait perdre un temps précieux au Parlement.

Le Conseil fédéral estime que le Tribunal fédéral n'est pas non plus l'organe le mieux à même de mener un contrôle consultatif préalable des initiatives populaires: la mission principale des tribunaux est de trancher les litiges par un prononcé ayant force obligatoire, pas de rendre des avis non contraignants. Cette solution serait par ailleurs incompatible avec la séparation des pouvoirs, si le Parlement conservait la compétence de prendre la décision finale quant à la validité d'une initiative. Par contre, conférer au Tribunal fédéral la compétence d'invalider des
initiatives populaires, hypothèse que le mandat d'examen du postulat 10.3885 n'exclut pas, reviendrait à instaurer un fragment de juridiction constitutionnelle, alors que, faut-il le rappeler, cette juridiction constitutionnelle n'existe pas en ce qui concerne les lois fédérales. Or on discerne mal pour quels motifs la souveraineté du Parlement et du peuple serait protégée dans un cas et pas dans l'autre. La question du contrôle de la constitutionnalité, qui fait l'objet de deux initiatives parlementaires: 05.445 Studer Heiner «Juridiction constitutionnelle»; 07.476 Müller-Hemmi Vreni «Faire en sorte

3421

que la Constitution soit applicable pour les autorités chargées de mettre en oeuvre le droit», doit être étudiée dans sa globalité50.

Il serait par contre relativement aisé de charger une autorité administrative de l'examen de la conformité au droit international des initiatives populaires en préparation. L'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public traitent déjà de questions en relation avec l'interprétation du droit international et du droit constitutionnel. Ces deux unités administratives, fortes de leur expérience du contrôle juridique préventif, pourraient procéder ensemble au contrôle préalable et parvenir assez rapidement à un résultat concordant. Si d'aventure, et par extraordinaire, elles n'étaient pas d'emblée du même avis, elles pourraient néanmoins parvenir à un accord. Leur département de tutelle ou le Conseil fédéral pourrait par exemple leur donner des instructions sur la manière dont elles doivent procéder en l'espèce.

Sous réserve de divergences, aucun autre organe ne serait appelé à se prononcer. Le comité d'initiative ne devrait donc pas avoir à patienter jusqu'au début de la récolte des signatures. L'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public pourraient procéder au contrôle de la conformité au droit international dès que la Chancellerie fédérale a mis au point le texte original avec le comité d'initiative. Dans ce cas de figure, la Chancellerie fédérale transmettrait toutes les initiatives aux deux unités administratives chargées du contrôle préalable sans les trier. Le contrôle de la conformité au droit international effectué par l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public se déroulant au stade de l'examen préliminaire effectué par la Chancellerie fédérale, les auteurs pourraient disposer très tôt d'informations qui leur permettraient le cas échéant de modifier la teneur de leur texte et d'éviter ainsi de lancer une initiative contraire au droit international. Cet examen matériel ne devrait pas retarder de manière notable le début de la récolte des signatures, si les ressources nécessaires sont mises à disposition.

3.4

Publication de l'avis de l'administration

L'avis de l'administration n'aura l'impact souhaité que s'il est porté à la connaissance du public de manière appropriée.

La Chancellerie fédérale publie sa décision rendue à la suite de l'examen préliminaire et le texte de l'initiative dans la Feuille fédérale, conformément à l'art. 69 LDP. Le délai imparti pour la récolte des signatures commence à courir à la date de cette publication. Le résultat du contrôle matériel de la conformité au droit international pourrait y être intégré. Cette information serait alors publique et aisément accessible puisque la Feuille fédérale peut être consultée sur Internet. La publication simultanée de la référence de l'avis et de la décision rendue sur l'examen préliminaire dans la Feuille fédérale prouvera plus tard au Parlement que les auteurs de l'initiative ont bien été informés des problèmes soulevés par leur texte et qu'ils ont manifestement refusé d'en modifier la teneur afin de le rendre conforme aux droits

50

Voir à ce sujet le rapport et l'avant-projet du 17.2.2011 de la Commission des affaires juridiques du Conseil national: http://www.parlament.ch/f/dokumentation/berichte/vernehmlassungen/ 05-445-07-476/Documents/bericht-rk-n-05-445-07-476-2011-02-17-f.pdf.

3422

fondamentaux et au droit international. Les modalités pratiques de la publication appellent quelques réflexions.

Tout d'abord, l'avis doit-il toujours être rendu public ou seulement lorsqu'il conclut à la non-conformité au droit international? Lorsque la conformité est manifeste, la rédaction d'un avis ne demande pas beaucoup de temps et sa conclusion peut être extrêmement concise. Cet argument plaide en faveur d'une publication générale, même lorsque la conformité au droit international est établie. La nature de l'avis officiel, conçu comme une prestation, en serait d'autant plus évidente: informés de la non-conformité de leur texte, les auteurs de l'initiative pourraient en adapter la teneur au stade de l'examen préliminaire; à l'inverse, ils recevraient confirmation de la conformité de leur initiative aux normes de droit international applicables.

Afin de lui donner un impact maximum, la publication de l'avis de l'Office fédéral de la justice et de la Direction du droit international public doit être accompagnée de l'obligation pour les auteurs de l'initiative de renvoyer à la référence publiée dans la Feuille fédérale sur les listes de signatures et d'y mentionner la conclusion de l'examen effectué par l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public. L'usage de formules-types, concises et parlantes, est envisageable.

Celles-ci devraient refléter la conclusion de l'examen matériel tout en attirant l'attention à la manière des feux de signalisation: conformité au droit international applicable = vert, violation d'obligations internationales = orange, violation des règles impératives du droit international = rouge. Elles devraient figurer à la fin de l'avis de l'administration et sur les listes de signatures. Nous proposons les formules suivantes: ­

«L'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public estiment que l'initiative populaire est compatible avec les engagements internationaux de la Suisse». Cette formulation sera choisie lorsque l'initiative ne présente aucun problème de compatibilité avec les obligations internationales de notre pays ou que le texte a été modifié à cet effet par ses auteurs.

­

«L'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public estiment que l'initiative populaire viole les engagements internationaux de la Suisse mais qu'elle n'est pas contraire aux règles impératives du droit international; l'Assemblée fédérale n'est pas tenue de la déclarer nulle». Cette formule figurera sur les listes de signature lorsque l'initiative viole des obligations internationales de notre pays qui ne font pas partie des règles impératives du droit international et qu'il n'y a donc pas lieu de l'invalider.

­

«L'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public estiment que l'initiative populaire ne respecte pas les règles impératives du droit international et que l'Assemblée fédérale est tenue de la déclarer nulle». Cette formule figurera sur les listes de signatures lorsque l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public estiment que l'initiative populaire ne respecte pas les règles impératives du droit international et qu'elle doit donc être invalidée.

L'obligation de mentionner la formule-type et de renvoyer à la conclusion du contrôle matériel de l'administration doit être formulée comme une condition de validité supplémentaire des listes de signatures. Si la formule-type et le renvoi ne figurent pas sur la liste, les signatures seront invalidées et ne seront donc pas comptabilisées.

3423

Les formules-types devront être adaptées si les motifs d'invalidité des initiatives populaires sont étendus (voir. ch. 4) et que l'examen matériel porte également sur ces nouveaux aspects.

3.5

Protection juridictionnelle

L'avis de l'administration ne lierait pas le Conseil fédéral et le Parlement dans leur appréciation de la validité de l'initiative conformément à l'art. 139, al. 3, Cst. et n'empêcherait personne de signer valablement celle-ci, aussi ne faut-il pas créer de voie de recours spécifique. La garantie de l'accès au juge consacrée à l'art. 29a Cst.

s'applique également aux droits politiques51 mais la loi peut y déroger dans des cas exceptionnels. Le fait que les tribunaux ne puissent être saisis de questions pour lesquelles toute décision ayant force obligatoire est exclue a priori constitue, en l'espèce, un cas exceptionnel dûment motivé. Le droit de recours prévu à l'art. 177, al. 3, Cst. ne s'applique pas non plus, puisque l'avis de l'administration ne constitue pas une délégation du règlement des affaires au sens de cette disposition.

3.6

Conclusion

Le contrôle préalable de la conformité au droit international n'empêcherait pas que des initiatives contraires au droit international aboutissent mais il pourrait contribuer à réduire la probabilité que cela se produise. Le rapport du 5 mars 201052 a montré qu'il permettrait d'atteindre plusieurs objectifs: il renseignerait les auteurs de l'initiative populaire et les votants de manière compétente et crédible sur le fait que l'initiative enfreint ou non le droit international; il permettrait aux comités d'initiative de parer rapidement aux problèmes mis en évidence et de modifier la teneur de leur texte en conséquence, tout en les laissant libres de ne rien y changer; il réduirait la probabilité de voir présenter, aboutir et accepter des initiatives populaires contraires au droit international; il éviterait les frustrations qui peuvent naître lorsque les auteurs d'une initiative ont récolté des signatures de bonne foi et que, les Chambres fédérales ayant invalidé le texte, les signataires voient leurs espoirs déçus; il mettrait les auteurs d'initiatives face à leurs responsabilités et réduirait les réticences que les Chambres fédérales pourraient avoir à prononcer une déclaration de nullité pourtant justifiée.

Comme nous l'avons exposé plus haut, le Conseil fédéral est d'avis que le contrôle préalable de la conformité ne doit pas avoir d'effet contraignant (voir. ch. 3.2) et propose qu'il soit effectué par l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public (voir ch. 3.3).

S'agissant de la publication de l'avis de l'administration, elle doit garantir un effet de publicité maximum et être simple à mettre en oeuvre. Une référence à l'avis de l'Office fédéral de la justice et de la Direction du droit international public devrait donc être publiée dans la Feuille fédérale. Les auteurs de l'initiative devraient être tenus de renvoyer à celle-ci et de mentionner la conclusion de l'avis, au moyen de formules-types, sur les listes de signatures. Cette obligation n'exclut pas que des 51 52

ATF 134 I 199, consid. 1.2; ATF 136 II 132, consid. 2.5.2.

Rapport du 5.3.2010, ch. 9.6.2.1.

3424

auteurs d'initiatives tentent d'escamoter une conclusion qui ne leur agrée pas par un artifice d'imprimerie. Par ailleurs, elle contraindra la Chancellerie fédérale à vérifier que cette mention figure bien sur les listes lorsqu'elle compte le nombre de signatures récoltées (art. 72, al. 2, let. a, LDP). C'est une charge de travail supplémentaire pour elle, au même titre que l'examen matériel préalable est une charge de travail supplémentaire pour l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public. Ceux-ci ne se borneront pas à rédiger l'avis dont la conclusion sera publiée finalement dans la Feuille fédérale mais réexamineront chaque nouvelle mouture des textes adaptés en fonction de leurs remarques. Il faut escompter des besoins supplémentaires en personnel de trois postes à plein temps en tout, distribués entre la Chancellerie fédérale, l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public.

3.7

Propositions rédigées

Le contrôle matériel des initiatives populaires devrait être effectué parallèlement au contrôle formel qu'opère actuellement la Chancellerie fédérale. Pour concrétiser cette solution, nous proposons de compléter les dispositions de la LDP concernant l'examen préliminaire. L'obligation de mentionner la conclusion du contrôle matériel et de renvoyer à l'avis de l'administration sera inscrite à l'art. 68, al. 1, let. f, LDP: la Chancellerie fédérale vérifiera donc le respect de cette exigence supplémentaire lors du contrôle des listes de signatures. L'art. 69 LDP, consacré à l'examen préliminaire effectué par la Chancellerie fédérale, sera complété par un al. 3bis qui règlera le contrôle matériel. Cette disposition précisera que la Chancellerie fédérale indique dans sa décision la teneur que doivent avoir la mention et le renvoi cités à l'art. 68, al. 1, let. f, LDP. La formule-type sera reprise de l'avis de l'Office fédéral de la justice et de la Direction du droit international public. L'art. 80, al. 3, exclura explicitement la conclusion de l'examen matériel du contrôle judiciaire.

Nous proposons de formuler les dispositions de la LDP de la manière suivante: Art. 68, al. 1, let. f (nouvelle) Les listes (sur feuilles, pages ou cartes) au moyen desquelles les auteurs d'une initiative populaire recueillent des signatures doivent contenir les indications suivantes:

1

f.

la mention de la conclusion du contrôle matériel préalable prévu à l'art. 69, al. 3bis, et le renvoi à la publication de cette conclusion dans la Feuille fédérale.

Art. 69, al. 3bis (nouveau) et 4 3bis Elle [la Chancellerie fédérale] soumet le texte de l'initiative à l'Office fédéral de la justice et à la Direction du droit international public qui contrôlent sa conformité au droit international. Ceux-ci élaborent un avis commun. La Chancellerie indique dans sa décision comment la mention de la conclusion du contrôle matériel doit figurer sur les listes de signatures.

Le titre et le texte de l'initiative, le nom de ses auteurs, ainsi que la conclusion du contrôle préalable mentionné à l'al. 3bis, sont publiés dans la Feuille fédérale.

4

3425

Art. 80, al. 3 Les membres du comité d'initiative peuvent également former recours devant le Tribunal fédéral contre les décisions de la Chancellerie fédérale relatives à la validité formelle de la liste de signatures (art. 69, al. 1) ou au titre de l'initiative (art. 69, al. 2), mais non contre la conclusion du contrôle préalable (art. 69, al. 3bis).

3

Si les motifs matériels d'invalidité des initiatives populaires sont étendus (voir ch. 4) à l'essence des droits fondamentaux, le contrôle matériel devrait également porter sur ces nouveaux aspects.

Dans cette hypothèse, nous proposons de formuler les dispositions de la LDP de la manière suivante: Art. 68, al. 1, let. f (nouvelle) Les listes (sur feuilles, pages ou cartes) au moyen desquelles les auteurs d'une initiative populaire recueillent des signatures doivent contenir les indications suivantes:

1

f.

la mention de la conclusion du contrôle matériel préalable prévu à l'art. 69, al. 3bis, et le renvoi à la publication de cette conclusion dans la Feuille fédérale.

Art. 69, al. 3bis (nouveau) et 4 3bis Elle [la Chancellerie fédérale] soumet le texte de l'initiative à l'Office fédéral de la justice et à la Direction du droit international public qui contrôlent sa conformité au droit international et à l'essence des droits fondamentaux constitutionnels. Ceux-ci élaborent un avis commun. La Chancellerie indique dans sa décision comment la mention de la conclusion du contrôle matériel doit figurer sur les listes de signatures.

Le titre et le texte de l'initiative, le nom de ses auteurs, ainsi que la conclusion du contrôle préalable mentionné à l'al. 3bis, sont publiés dans la Feuille fédérale.

4

Art. 80, al. 3 Les membres du comité d'initiative peuvent également former recours devant le Tribunal fédéral contre les décisions de la Chancellerie fédérale relatives à la validité formelle de la liste de signatures (art. 69, al. 1) ou au titre de l'initiative (art. 69, al. 2), mais non contre la conclusion du contrôle préalable (art. 69, al. 3bis).

3

3426

4

Extension des motifs d'invalidité

4.1

Problèmes que posent les critères indéterminés ou formels

Dans le rapport du 5 mars 2010, le Conseil fédéral avait étudié l'extension des motifs d'invalidité comme solution possible pour éviter les conflits entre le droit constitutionnel issu des initiatives populaires et le droit international. Il avait envisagé quatre options53: ­

créer une nouvelle limite matérielle à la validité des initiatives populaires en instituant qu'elles ne doivent pas violer les dispositions du droit international public qui sont d'une importance vitale pour la Suisse;

­

faire du respect des droits de l'homme garantis par le droit international une nouvelle exigence de leur validité;

­

poser une limite générale aux modifications de la Constitution sous la forme d'une énumération des règles internationales ou des traités (importants) auxquelles elles ne doivent pas déroger;

­

faire de l'inapplicabilité juridique ou politique des initiatives populaires un motif d'invalidité.

Il était parvenu à la conclusion que poser des limites plus strictes à la validité des initiatives populaires génèrerait des problèmes tant juridiques que politiques54. Les difficultés juridiques résident essentiellement dans le fait que les options étudiées utilisent des critères indéterminés et donc malaisés à transposer dans la réalité. Il n'est guère possible de s'appuyer sur des éléments bien définis pour déterminer si un projet de norme constitutionnelle est juridiquement ou politiquement applicable ou bien si une règle de droit international est d'importance vitale pour la Suisse. Ce serait largement une question d'appréciation politique. Il serait de ce fait difficile d'assurer la prévisibilité du résultat de l'examen, à laquelle les comités d'initiative peuvent prétendre à juste titre (sécurité du droit). D'ailleurs, c'est au peuple et aux cantons qu'il revient de prendre la décision politique, en se rendant aux urnes, et non pas à l'Assemblée fédérale lors de l'examen de la validité de l'initiative. Le Conseil fédéral ne souhaitait cependant pas exclure d'emblée un éventuel élargissement des limites matérielles à la révision de la Constitution; il s'est donc déclaré prêt à analyser les conséquences d'une telle mesure55.

Une des voies praticables serait de compléter la Constitution par l'obligation, pour l'Assemblée fédérale, de déclarer nulle toute initiative populaire contraire au droit international non dénonçable. Cela permettrait d'éviter des conflits de normes qui ne peuvent pas être résolus unilatéralement sur le plan juridique faute de possibilité de dénoncer le traité en question. Un autre avantage de cette solution est la précision du critère (formel) à appliquer.

Il y a cependant des raisons objectives pour ne pas suivre cette voie. Une grande part des traités non dénonçables ne risquent guère d'entrer en conflit avec une initiative populaire; les traités de délimitation des frontières en sont un exemple typique56. Ce 53 54 55 56

Rapport du 5.3.2010, ch. 9.6.1.2 à 9.6.1.5.

Rapport du 5.3.2010, ch. 10, p. 2143.

Rapport du 5.3.2010, ch. 9.6.3.

Voir Walter Kälin et al., Völkerrecht. Eine Einführung, 3e éd., Berne 2010, p. 44.

3427

critère ne coïncide d'ailleurs pas avec le critère (matériel) de l'importance de la règle de droit international considérée. Or, les contradictions les plus choquantes, celles qui semblent le plus préjudiciables, sont celles qui opposent une révision constitutionnelle à une obligation élémentaire du droit international. Si l'on doit créer un nouveau motif d'invalidité, il faudrait donc que celui-ci se fonde, au moins en partie, sur l'importance des normes immunisées. Par conséquent, il vaut mieux abandonner l'idée d'utiliser la dénonçabilité comme critère.

Au regard de ces difficultés, les motifs de nullité d'une initiative populaire devraient reposer sur des notions de droit aussi précises que possible. L'examen de la validité des initiatives doit être guidé essentiellement par des critères matériels; l'adjonction de critères formels s'avère inappropriée. Les considérations et la proposition qui suivent seront donc centrées sur l'adoption d'une nouvelle limite matérielle aux initiatives populaires: l'essence des droits fondamentaux.

4.2

Extension des motifs d'invalidité matériels

4.2.1

Valeurs fondamentales du droit interne et initiatives populaires

Le droit constitutionnel actuel prévoit, outre l'unité de la forme et l'unité de la matière, un motif d'invalidité matériel ­ la violation des règles impératives du droit international57. Le débat politique et juridique concernant les motifs d'invalidité des initiatives populaires ne porte cependant pas que sur la relation entre le droit interne (révisions constitutionnelles issues d'une initiative populaire) et le droit international. Se pose aussi la question de la concordance des initiatives populaires avec le droit interne et en particulier les valeurs fondamentales consacrées par la Constitution sous forme de droits et de principes fondamentaux, qui sont légitimés par les instruments de la démocratie directe. Il se justifie donc d'examiner l'intérêt qu'il y aurait à soustraire l'essence des droits fondamentaux au pouvoir du constituant (qui se trouverait lié par ses engagements antérieurs, voir ch. 2.4.3) et à en faire une nouvelle limite matérielle à la révision de la Constitution.

4.2.2

L'essence des droits fondamentaux comme limite matérielle à la révision de la Constitution

4.2.2.1

Définition et fonction de l'essence des droits fondamentaux

Les restrictions des droits fondamentaux garantis par la Constitution sont admises, selon l'art. 36, al. 1 à 3, Cst., lorsqu'elles sont fondées sur une base légale, justifiées par un intérêt public reconnu et conformes au principe de proportionnalité. Toutefois, selon l'art. 36, al. 4, Cst., l'essence des droits fondamentaux est inviolable; en d'autres termes, elle bénéficie d'une protection absolue, même lorsque les conditions d'une restriction visées aux al. 1 à 3 sont réunies58. Reconnaître qu'il y a dans un droit fondamental un «noyau dur» inviolable implique donc qu'à partir d'un 57 58

Voir le rapport du 5.3.2010, ch. 8.7.1.1, et le ch. 2.4.1 du présent rapport.

Voir ATF 131 I 166, consid. 5.3, p. 177.

3428

certain point, la proportionnalité d'une mesure n'est plus sujette à appréciation et que toute restriction du droit fondamental par l'autorité publique est exclue, quelque bien fondé que soit l'intérêt public en cause et indépendamment de la proportionnalité de la mesure59. Cette inviolabilité entre aussi en jeu lorsque la sécurité du pays est menacée ­ voire précisément dans ce cas ­ par exemple par le terrorisme ou le crime organisé. En d'autres termes, on ne peut déroger à l'essence des droits fondamentaux, même en état de nécessité.

Le Tribunal fédéral a reconnu l'existence d'une substance essentielle de certains droits fondamentaux dès les années 196060. La notion a été codifiée lors de la mise à jour de la Constitution en 1999, volontairement sans définition61. Le contenu de l'essence des droits fondamentaux ne ressort donc pas de l'art. 36, al. 4, Cst., mais de l'analyse de chaque droit fondamental, étant entendu qu'il n'est pas certain à ce jour que chacun d'eux ait un noyau dur (voir ch. 4.2.3 et 4.2.4)62.

Traditionnellement, la garantie accordée par l'art. 36, al. 4, Cst. vise à empêcher le législateur de vider les droits fondamentaux de leur substance. La proposition étudiée dans le présent rapport ­ élargir les limites matérielles des révisions constitutionnelles à l'essence des droits fondamentaux ­ revient à étendre la fonction de cette garantie: le constituant se soumettrait, en se liant lui-même (voir ch. 2.4.3), aux mêmes limites matérielles que le législateur (on peut parler de «parallélisme des limites matérielles»). La Constitution est déjà limitée matériellement par les règles impératives du droit international, immunisées aux art. 139, al. 3, 193, al. 4, et 194, al. 2, Cst. (et notamment par la limite hétéronome qu'est le jus cogens). Faire de la violation de l'essence des droits fondamentaux un nouveau motif d'invalidité revient à y introduire une limite que la Constitution s'impose elle-même (limite autonome).

4.2.2.2

Amorce de définition de l'essence des droits fondamentaux en droit constitutionnel

La Constitution ne fixe pas de critères clairs permettant de qualifier nettement un aspect d'un droit fondamental comme son noyau dur63. Toutefois, les formulations telles que «... est interdit» ou «nul ne peut être contraint de ...» suggèrent le caractère absolu d'un droit, bien qu'elles ne soient pas tout à fait conclusives. Néanmoins, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent comme étant l'essence du droit à la vie ou de la garantie de l'intégrité physique et psychique l'interdiction de la peine de mort (art. 10, al. 1, 2e phrase, Cst.) et l'interdiction de la torture et de tout autre traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants (art. 10, al. 3, Cst.). Par contre, le message relatif à une nouvelle constitution fédérale explique, à propos de l'interdiction de la censure visée à l'art. 17, al. 2, Cst., que l'interdiction de la cen59

60

61 62 63

Jörg Paul Müller, Allgemeine Bemerkungen zu den Grundrechten, in: Daniel Thürer/Jean-François Aubert/Jörg Paul Müller (éd.), Verfassungsrecht der Schweiz, Zurich 2001, § 39 nm. 58.

Voir par ex. ATF 90 I 29, consid. 3b, p. 37 et, pour l'évolution de la jurisprudence, Markus Schefer, Die Kerngehalte von Grundrechten. Geltung, Dogmatik, inhaltliche Ausgestaltung, Berne 2001, p. 57 ss.

Message du 20.11.1996 relatif à une nouvelle constitution fédérale, FF 1997 I 198.

Giovanni Biaggini, Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Zurich 2007, ad art. 36 nm. 24.

Voir, sur l'ensemble de la problématique, Beatrice Weber-Dürler, Grundrechtseingriffe, in: Ulrich Zimmerli (éd.), Die neue Bundesverfassung (BTJP 1999), Berne 2000, p. 143.

3429

sure préalable ­ soit le contrôle systématique par une autorité avant publication ­ constitue le noyau intangible de la liberté des médias64.

Les auteurs de la Constitution auraient pu permettre aux citoyens de mieux distinguer quels sont les droits intangibles en adoptant des formulations plus parlantes.

C'est le cas de la constitution du canton de Berne65. En ne le faisant pas, ils ont cependant laissé libre cours à l'évolution de la doctrine en matière d'essence des droits fondamentaux. Il incombe aux autorités fédérales et plus particulièrement au Tribunal fédéral de dégager quel est le noyau dur de chaque droit fondamental, en considération de la documentation afférente à la Constitution et des enseignements du droit comparé (notamment de l'étude des constitutions cantonales). De plus, le constituant reste libre de contribuer au développement de l'essence des droits fondamentaux en adoptant des normes explicites.

L'essence des droits fondamentaux évoquée explicitement dans le texte de la Constitution ou largement reconnue par la doctrine et la jurisprudence comprend66: ­

64 65 66 67

l'interdiction de l'infliction arbitraire de la mort, c'est-à-dire l'interdiction pour l'Etat de tuer suite à l'usage d'une violence qui n'était pas absolument nécessaire pour atteindre un but légitime, étroitement défini (par ex: situation de nécessité en cas de prise d'otage; cf. art. 10, al. 1, 1re phrase, Cst.);

­

l'interdiction de la peine de mort (art. 10, al. 1, 2e phrase, Cst.);

­

l'interdiction de la torture et de tout autre traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants (art. 10, al. 3, Cst.); la narco-analyse comme méthode d'établissement de la vérité dans les procédures judiciaires, les stérilisations forcées, les mesures de détention visant à anéantir la personnalité du détenu sont des violations de l'essence des droits fondamentaux;

­

le droit d'obtenir de l'aide dans des situations de détresse (voir art. 12 Cst.; voir aussi ch. 4.2.5.1);

­

l'interdiction des mariages forcés (voir art. 14 Cst.);

­

le droit de ne pas être contraint à adhérer ou à appartenir à une communauté religieuse, à accomplir un acte religieux ou à suivre un enseignement religieux (art. 15, al. 4, Cst.);

­

l'interdiction faite à l'Etat de contraindre une personne à s'identifier en son for intérieur à l'opinion d'autrui (voir art. 16 Cst.);

­

l'interdiction de la censure préalable systématique (art. 17, al. 2, Cst.)67;

­

le droit de parler la langue de son choix dans le domaine privé (voir art. 18 Cst.);

FF 1997 I 162 Constitution du canton de Berne du 6.6.1993 (RS 131.212).

Parmi les ouvrages de doctrine, voir notamment Regina Kiener/Walter Kälin, Grundrechte, Berne 2007, p. 117 ss.

Pour un point de vue critique, Giovanni Biaggini, Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Zurich 2007, ad art. 17 nm. 16.

3430

­

l'interdiction d'expulser des ressortissants suisses (au sens de leur ordonner de quitter le territoire national avec défense de rentrer en Suisse; art. 25, al. 1, 1re phrase, Cst.)68;

­

l'interdiction de refouler ou d'extrader une personne sur le territoire d'un Etat dans lequel il risque la torture ou tout autre traitement ou peine cruels et inhumains (art. 25, al. 3, Cst.);

­

l'interdiction de porter atteinte à la propriété en tant qu'institution juridique (voir art. 26 Cst.) par exemple du fait d'une imposition à effet confiscatoire ou du fait du remplacement de la propriété par des droits de jouissance conférés par l'Etat;

­

l'interdiction faite à l'Etat de contraindre une personne à exercer une profession donnée ou une activité économique donnée (voir art. 27 Cst.).

Cette liste ne saurait être exhaustive. Le contenu de l'essence des droits fondamentaux ne peut être déterminé que par un processus incessant, qui lui permettra de continuer de remplir sa fonction de protection absolue quels que soient les développements juridiques et l'évolution de la société. Le Tribunal fédéral, qui examine les cas d'espèce, n'a reconnu à ce jour cette garantie que de manière ponctuelle. Toutefois, les arrêts dans lesquels il a nié toute violation de l'essence des droits fondamentaux sont aussi des marqueurs importants69. Quant à l'opinion de la doctrine sur le contenu de ce noyau dur, elle ne peut être considérée comme plus ou moins consolidée que pour une partie des libertés.

De plus, il ne règne pas aujourd'hui de consensus général sur l'existence d'une essence du principe de l'égalité et des garanties de procédure de la Constitution.

Nous étudierons donc plus en détail la jurisprudence à cet égard aux ch. 4.2.3 et 4.2.4.

4.2.2.3

Notion d'essence des droits fondamentaux en droit international

La notion d'essence des droits fondamentaux n'est pas totalement inconnue du discours sur le droit international, mais elle n'y représente pas une notion uniforme.

Cette notion, telle qu'on la conçoit en Suisse, en tant que terminus technicus de l'article qui limite les interventions de l'Etat (art. 36 Cst.), ne peut pas être transposée telle quelle en droit international. A quelques exceptions près, les normes inter68

69

L'interdiction de l'extradition (au sens de la remise d'une personne aux autorités d'un autre Etat à des fins de poursuite pénale ou d'exécution d'une peine) a un caractère «relatif» en ce que l'intéressé peut donner son accord à l'extradition. La remise à un tribunal (pénal) international, par ex. en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17.7.1998 (RS 0.312.1) n'est pas une extradition. Voir à ce sujet Giovanni Biaggini, Bundesverfassung der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Zurich 2007, ad. art. 25, nm. 7 s.

Voir par ex. ATF 135 I 79, consid. 5 (liberté de croyance et cours de natation mixtes à l'école primaire); ATF 134 I 140, consid. 6.3 (mesures de protection contre la violence domestique); ATF 130 I 71, consid. 6, p. 81 (aide dans des situations de détresse); ATF 129 I 173, consid. 5.1, p. 181 (détermination du lieu de sépulture); ATF 129 V 323, consid. 3.3.3, p. 326 (utilisation de moyens de preuve [rapports de surveillance et vidéocassettes d'un détective privé] dans une procédure du droit des assurances sociales); ATF 126 I 112, consid. 3b, p. 116 (médication forcée en clinique psychiatrique à des fins thérapeutiques).

3431

nationales garantissant les droits de l'homme ne s'appliquent pas de manière absolue, des restrictions pouvant être admises dans des circonstances bien définies.

Néanmoins, les droits de l'homme élémentaires, par exemple l'interdiction de l'esclavage et de la torture, font partie des règles impératives du droit international (voir ch. 2.4.1), qui constituent une limite absolue à laquelle on ne saurait déroger par aucun acte unilatéral (par ex. une réserve) et qui peuvent rendre caduques des normes contraires du droit national.

Le droit international humanitaire et le droit international des réfugiés prévoient des garanties supérieures. Le droit international humanitaire ­ les quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels des années 1977 et 2005 ­ ne s'applique qu'en cas de conflit armé. Il fixe un standard minimal applicable aux conflits civils et internationaux afin de protéger des abus les combattants et la population civile. Il est généralement reconnu que certaines garanties du droit international humanitaire ont une validité absolue comme les droits de l'homme. Tel est le cas des interdictions visées à l'art. 3 de chacune des Conventions de Genève, qui doivent être respectés «en tout temps et en tout lieu» (voir ch. 2.4.1). Ces garanties sont une des bases de la civilisation internationale, qui doit être préservée même en temps de guerre.

Il est également possible de cerner la notion d'essence des droits fondamentaux au sens large en examinant le type d'engagement que représentent les droits de l'homme. Ces réflexions reflètent l'idée, reconnue dans la doctrine et la pratique actuelles, de trois degrés d'engagement découlant des droits de l'homme70. La doctrine et la pratique reconnaissent aujourd'hui de plus en plus largement qu'il découle des droits de l'homme garantis par le droit international à la fois une obligation de faire et une obligation de s'abstenir, quelle que soit leur nature juridique, c'est-à-dire qu'il s'agisse de droits civils ou économiques, sociaux et culturels. Ces obligations sont de trois degrés différents: ­

sur un premier plan (fondamental), toutes les garanties peuvent être préservées efficacement par le fait que l'Etat s'abstient d'agir (duty to respect);

­

sur un deuxième plan, les Etats parties aux traités garantissant les droits de l'homme s'engagent à faire appliquer ces derniers dans les relations entre les particuliers (duty to protect);

­

sur un troisième plan, les Etats doivent, dans certaines circonstances, accomplir une action (duty to fulfil).

Pour ce qui est de la pratique des organes de contrôle des conventions de l'ONU relatives aux droits de l'homme, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui veille sur l'application du Pacte I de l'ONU, défend notamment l'idée que les garanties du Pacte comportent un noyau dur, au sens de droits minimums de l'individu71, dont la violation vide le droit concerné de sa substance et de son sens.

70

71

Walter Kälin/Jörg Künzli, Universeller Menschenrechtsschutz, 2e éd., Bâle 2008, p. 110 ss. Voir aussi Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU, Observation générale no 15 (2002), ch. 20 ss; Comité des droits de l'homme de l'ONU, Observation générale no 31 (2004), ch. 4 ss; Cour EDH (Grande Chambre), Makaratzis c.

Grèce, Recueil 2004-XI, ch. 56 ss; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, The Social and Economic Rights Action Center for Economic and Social Rights c. Nigeria, 155/96 (2001), ch. 44 ss.

Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU, Observation générale no 3 (1990), ch. 10.

3432

Le Comité a affirmé que chaque Etat partie a l'obligation minimale et fondamentale de garantir au moins la réalisation de ce noyau dur. Ces considérations sont très proches de la reconnaissance de l'essence des droits fondamentaux telle qu'on l'entend pour les droits constitutionnels suisses.

En résumé, on peut constater qu'en droit international, en donnant à certains droits de l'homme le rang de règles impératives du droit international ou en délimitant le «noyau dur» de certaines garanties, on a créé des institutions juridiques qui s'apparentent étroitement à la notion suisse d'essence des droits fondamentaux. Ces institutions du droit international inspirent la définition et la concrétisation de l'essence des droits fondamentaux constitutionnels, tant par le constituant que par la jurisprudence72, et continueront de le faire.

4.2.3

Le principe de non-discrimination comme limite matérielle possible des révisions constitutionnelles

4.2.3.1

Notion et portée du principe de non-discrimination

Le principe de non-discrimination, inscrit à l'art. 8, al. 2, Cst., remplit la fonction d'un principe d'égalité particulier, en complément au principe général de l'égalité consacré à l'al. 1 du même article et en relation avec celui de la dignité humaine (art. 7 Cst.)73. La discrimination est une inégalité de traitement qualifiée entre des personnes se trouvant dans des situations comparables, contenant un élément de dépréciation ou d'exclusion du fait qu'elle se fonde sur des caractéristiques telles que l'origine, la race, le sexe, la situation sociale, etc., qui constituent une part importante et indissociable (ou difficilement dissociable) de l'identité de la personne concernée. Une telle inégalité de traitement ne peut être justifiée que si elle se fonde sur des motifs sérieux et pertinents74.

Le principe constitutionnel de non-discrimination a ses racines dans le droit international. La Charte de l'ONU75 énonce parmi ses buts et principes, à l'art. 1, ch. 3, qu'elle entend résoudre les problèmes internationaux en développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. Selon l'art. 14 CEDH, les Etats parties doivent assurer la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention «sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou

72 73

74 75

Voir l'énumération au ch. 4.2.2.2 et, plus loin, le ch. 4.2.5.1.

La dignité humaine correspond au noyau normatif sur la base duquel chacun peut, au nom de son existence, exiger inconditionnellement respect et protection de la communauté de droit dans un Etat constitutionnel (Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rahmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4e éd., Berne 2008, p. 1). Elle est devenue depuis longtemps une évidence dans les régimes constitutionnels démocratiques modernes et avait déjà été consacrée dans la Charte des Nations Unies et dans la Déclaration générale des Droits de l'Homme de 1948 (préambule et art. 1). Voir aussi Bernhard Waldmann, Das Diskriminierungsverbot von Art. 8 Abs. 2 BV als besonderer Gleichheitssatz, Berne 2003, p. 234 ss.

Voir ATF 135 I 49, consid. 4.1 et les références qui y sont citées.

Charte des Nations Unies du 26.6.1945 (RS 0.120; entrée en vigueur pour la Suisse le 10.9.2002).

3433

toute autre situation»76. L'art. 8, al. 2, Cst. s'inspire de ces principes et de ces garanties; il ne définit pas matériellement la notion de «discrimination» mais cite une liste non exhaustive de caractéristiques sur lesquelles il est interdit de fonder une différence de traitement. Contrairement à certaines libertés, le principe de non-discrimination ne protège pas un aspect spécifique de l'existence mais déploie ses effets dans tous les domaines couverts par la législation77.

La conception et le développement des droits de l'homme au niveau national et international sont toujours déterminés par le régime constitutionnel et politique de l'Etat dans lequel ils sont appelés à déployer leurs effets. Les caractéristiques structurelles du système politique suisse ­ Etat de droit, démocratie et fédéralisme (voir ch. 2.2.1) ­ ont grandement influencé et marqué le respect des droits de l'homme et leur évolution dans notre pays. L'égalité devant la loi, le principe de nondiscrimination en tant qu'aspect particulier de l'égalité et la protection des minorités sont des éléments centraux de l'Etat suisse. La participation appropriée des différents groupes de population à l'Etat est un des piliers de la stabilité et du succès de l'Etat fédéral suisse. Le principe de non-discrimination revêt une importance particulière à cet égard car il doit contribuer à la coexistence pacifique et solidaire des divers groupes de population réunis au sein de la Confédération, malgré une grande hétérogénéité de langue, de religion, d'origine, de situation sociale, etc. Il est donc un des fondements de notre Etat de droit démocratique. Les expériences de ces dernières décennies montrent toutefois qu'un antagonisme (potentiel) existe entre l'exercice des droits de la démocratie directe et la protection de certaines catégories de personnes contre les discriminations78.

Vu son importance fondamentale pour le fonctionnement de l'Etat, le principe de non-discrimination n'est pas seulement inscrit parmi les droits fondamentaux de la Constitution, il est aussi mis en oeuvre au travers de diverses institutions. Il s'agit donc d'une valeur fondamentale élémentaire de la Constitution, comme l'est l'essence des droits fondamentaux. Il doit être appliqué de manière dynamique à mesure qu'évoluent les réalités sociales pour continuer
d'assurer son importante fonction. Plus une société est plurielle, plus il s'avère important de concilier les divers intérêts, valeurs et opinions afin d'éviter qu'une part de la société ne se sente défavorisée et ne développe des ressentiments susceptibles de créer des tensions. Il s'agit de mettre en place un cadre juridique dans lequel les qualités qui caractérisent l'Etat fédéral suisse pourront continuer de s'épanouir. La contribution du principe de non-discrimination y est essentielle.

76

77

78

Voir aussi l'art. 2, ch. 2, du Pacte I de l'ONU, l'art. 2, ch. 1, du Pacte II de l'ONU et les conventions qui traitent spécifiquement de certaines discriminations: la Convention du 18.12.1979 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (RS 0.108; entrée en vigueur pour la Suisse le 26.4.1997) et la Convention internationale du 21.12.1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (RS 0.104; entrée en vigueur pour la Suisse le 29.12.1994).

Parmi d'autres auteurs, voir Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rahmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4e éd., Berne 2008, p. 651 s.

Les travaux les plus récents des politologues font même état d'un effet systématiquement discriminatoire des droits populaires pour ce qui est des droits des minorités religieuses, dans le sens d'une restriction systématique des libertés de culte; voir à ce sujet Adrian Vatter, 19. Synthese: religiöse Minderheiten im direktdemokratischen System der Schweiz, in du même auteur (éd.) Vom Schächt- zum Minarettverbot, Religiöse Minderheiten in der direkten Demokratie, Berne 2010, p. 264 s.

3434

4.2.3.2

Le principe de non-discrimination comme limite matérielle?

Certains auteurs de doctrine pensent que l'art. 8, al. 2, Cst. circonscrit l'essence du droit à l'égalité devant la loi, tout en admettant que le principe de non-discrimination, noyau dur de ce droit, doit encore être concrétisé79. Pour autant que l'on puisse en juger, le Tribunal fédéral n'a jamais suivi cette voie, bien qu'il ait fréquemment examiné l'art. 8, al. 2, Cst. Dans l'état actuel de la jurisprudence, poser comme limite matérielle à la révision de la Constitution «l'essence des droits fondamentaux constitutionnels» en exclurait donc tout élément du principe de nondiscrimination.

Si l'on voulait faire de l'art. 8, al. 2, Cst. une limite matérielle autonome aux révisions constitutionnelles, il faudrait le mentionner spécifiquement. On provoquerait alors l'invalidité d'initiatives qui créeraient une inégalité qualifiée au sens de l'art. 8, al. 2, Cst. Par exemple, le Conseil fédéral a exposé, dans son message du 27 août 2008 relatif à l'initiative populaire «contre la construction de minarets», que le texte enfreignait l'interdiction de discrimination80. Il pourrait se produire d'autres cas comparables. On peut imaginer une initiative populaire exigeant que les délinquants d'une certaine origine soient passibles par principe de peines plus sévères pour les mêmes actes. Ou bien une initiative populaire qui prévoirait la scolarisation dans des écoles spéciales de tous les enfants d'un courant religieux donné. Enfin, serait nulle une initiative qui voudrait instaurer une séparation arbitraire des places de bus entre les passagers selon leur couleur de peau ou leur appartenance religieuse. De telles restrictions se fondent sur des caractéristiques éminemment personnelles et particulièrement sensibles telles que l'appartenance à une race ou à une communauté religieuse. Elles n'ont pas non plus de justification qualifiée et objective et peuvent être assimilées à une dépréciation globale et grave pour la catégorie de personnes concernée, portant particulièrement atteinte à la dignité humaine. Le Tribunal fédéral s'est exprimé sur cet élément par exemple dans l'ATF 134 I 49 (consid. 3.2), dans lequel il a constaté ceci: «[Cette] inégalité de traitement, fondée sur une croyance religieuse, ne repose pas sur des motifs qualifiés et objectifs. Les croyances qui fondent un comportement motivé par la
religion ou qui impliquent une tenue vestimentaire donnée ne peuvent fondamentalement être ni évaluées, ni appréciées (cf. ATF 119 Ia 178, consid. 4c, p. 185). L'art. 8, al. 2, Cst. est en ce sens l'expression d'une pluralité de conceptions et offre en principe la reconnaissance d'opinions et de convictions qui diffèrent des vues usuelles en Suisse» (traduction).

Le Tribunal fédéral a aussi exposé dans cet arrêt (consid. 3.1) qu'il y a discrimination «lorsqu'une personne est traitée différemment simplement en raison de son appartenance à un groupe qui, dans l'histoire, a été marginalisé ou déprécié ou qui l'est encore aujourd'hui. La discrimination constitue une forme qualifiée d'inégalité de traitement par rapport à des personnes se trouvant dans des situations comparables, dans la mesure où elle désavantage une personne en se fondant sur des caractéristiques qui forment une part essentielle de son identité ou auxquelles il lui est difficile de renoncer, ce qui revient à la rabaisser ou à la marginaliser; en ce sens, le 79

80

Bernhard Waldmann, Das Diskriminierungsverbot von Art. 8 Abs. 2 BV als besonderer Gleichheitssatz, Berne 2003, p. 174 ss, 499; voir aussi Markus Schefer, Die Kerngehalte von Grundrechten. Geltung, Dogmatik, inhaltliche Ausgestaltung, Berne 2001, p. 476 s.

et Thomas Gächter, Rechtsmissbrauch im öffentlichen Recht, Zurich 2005, p. 388.

FF 2008 6923 (6935 s., 6957 ss).

3435

principe de non-discrimination touche aussi des aspects de la dignité humaine au sens de l'art. 7 Cst.» (traduction).

Le principe de non-discrimination couvre des domaines qui sont régis par des principes fondamentaux majeurs du droit international. Si on l'ajoutait à l'essence des droits fondamentaux comme limite matérielle à la révision de la Constitution, il serait possible d'éviter davantage de conflits potentiels entre le droit international et les nouvelles dispositions constitutionnelles. En soustrayant à la votation tout projet de norme constitutionnelle contraire au principe de non-discrimination, on renforcerait en outre l'unité de la Constitution. Comme pour l'essence des droits fondamentaux, en mettant en avant le principe de non-discrimination, c'est l'ordre fondamental matériel arrêté par le constituant suisse que l'on concrétise et que l'on valorise81 ­ un ordre fondamental qui ne se limite pas à l'organisation institutionnelle de l'Etat mais qui contient des prescriptions matérielles fondamentales dans tous les domaines de l'action étatique et de la vie sociale, dont le but est de garantir un régime démocratique dans un Etat de droit ainsi que la liberté et la dignité humaine des citoyens. Enfin, le principe de non-discrimination est une notion établie dans la pratique constitutionnelle; dans les grandes lignes, son application et son contenu sont incontestés tant dans la doctrine que dans la jurisprudence.

Face à ces avantages, on ne saurait ignorer que faire de ce principe une nouvelle limite matérielle restreindrait encore le droit d'initiative. Notons aussi que certains des critères invocables selon l'art. 8, al. 2, Cst. sont entachés d'imprécision, par exemple la situation sociale ou les convictions philosophiques. Enfin, il existe une différence structurelle cardinale entre l'essence des libertés fondamentales et le principe de non-discrimination: alors que la première délimite un domaine qui est protégé de manière absolue contre les interventions de l'Etat, le deuxième ne statue pas d'interdiction générale de fonder une différence de traitement sur les motifs cités à l'art. 8, al. 2, Cst.

Au cas où le Parlement voudrait aller plus loin que ce que propose le Conseil fédéral dans l'extension des motifs d'invalidité, il serait donc possible de faire du principe de non-discrimination une nouvelle limite matérielle à la révision de la Constitution, en plus de l'essence des droits fondamentaux.

4.2.4

Les garanties de procédure en tant que garanties minimales

Dans le chapitre consacré aux droits fondamentaux, la Constitution cite des garanties générales de procédure et des garanties plus spécifiques de procédure judiciaire (art. 29 et 30 Cst.), la garantie de l'accès au juge, sous réserve de dérogations légales (art. 29a Cst.) et des garanties dans la procédure pénale (art. 32 Cst.) et en cas de privation de liberté (art. 31 Cst.). Ces garanties servent à protéger les droits (fondamentaux) matériels ou à faire valoir des droits individuels. Elles traduisent une conception qui fait reposer la légitimité des injonctions de l'Etat sur l'équité de la 81

Ulrich Häfelin/Walter Haller/Helen Keller, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 7e éd., Zurich 2008, nm. 21; sur la question du principe de non-discrimination, voir notamment Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rahmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4e éd., Berne 2008, p. 679 ss, 684 ss et les références qui s'y trouvent; p. 135 ss, 192 s.

3436

procédure qui y mène et sur la participation de la personne concernée à cette procédure. Les garanties de procédure remplissent un rôle particulier de protection lorsque l'Etat ordonne des mesures de contrainte et notamment des mesures qui entraînent une privation de liberté82.

Ce rôle créateur de légitimité des garanties de procédure est foncièrement différent de la fonction de sauvegarde dévolue aux libertés, à l'objet desquelles on admet que l'Etat puisse porter atteinte tant qu'il respecte les conditions fixées à l'art. 36 Cst.

(voir ch. 4.2.2.1). Il n'est pas possible de transposer aux garanties de procédure la différence faite entre les restrictions (justifiées) et les violations des droits fondamentaux. Par conséquent, la question d'un noyau intangible des garanties de procédure ne se pose pas, car toute atteinte à une de ces garanties résulte dans une violation des droits fondamentaux83. C'est sans doute pourquoi il n'y a guère de débat, dans la jurisprudence administrative et judiciaire, sur l'essence des garanties de procédure. Si l'on étend les motifs d'invalidité à «l'essence des droits fondamentaux constitutionnels», elles n'y seront donc pas incluses. Pour en faire une limite matérielle autonome des révisions constitutionnelles, il faudrait les citer expressément dans le texte de la Constitution.

Le Conseil fédéral estime cependant qu'il faut renoncer à le faire car cela limiterait considérablement le droit d'initiative, au détriment du principe démocratique.

4.2.5

Evaluation des avantages et des inconvénients d'une extension des motifs d'invalidité à l'essence des droits fondamentaux constitutionnels

Un certain nombre d'avantages ressortent de l'analyse de la proposition de faire de l'essence des droits fondamentaux une limite autonome de la Constitution. Le critère choisi est une notion juridique déjà inscrite dans le texte constitutionnel (art. 36, al. 4, Cst.). Il existe, du moins pour une partie des libertés les plus importantes, des définitions matérielles de leur noyau intangible, donc des éléments définis et praticables qui permettraient d'examiner la validité des projets de révision constitutionnelle. Le champ des situations dans lesquelles une révision constitutionnelle serait nulle est considérablement élargi, ce qui renforce l'Etat de droit ­ tout en préservant la démocratie. L'essence des droits fondamentaux ne va au-delà du minimum à respecter en droit international (les règles impératives du droit international et les droits qui ne souffrent aucune dérogation même en état de nécessité ou droits intangibles) que dans la mesure où la Constitution suisse prévoit des droits spécifiques.

Pour finir, et c'est là le but proprement dit de la proposition, l'extension des limites matérielles à l'essence des droits fondamentaux contribuerait sensiblement à prévenir les conflits entre le droit issu des initiatives populaires et le droit international.

Elle éviterait la création de droit constitutionnel qui contredirait des dispositions inscrites dans des traités importants (notamment ceux qui garantissent les droits de l'homme) ou des règles de droit coutumier dont le contenu correspond à l'essence des droits fondamentaux.

82 83

Voir Regina Kiener/Walter Kälin, Grundrechte, Berne 2007, p. 27 s.

Pierre Tschannen, Staatsrecht der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 2e éd., Berne 2007, § 7, nm. 114.

3437

L'étude du contenu et de la fonction des règles impératives du droit international et de l'essence des droits fondamentaux (voir ch. 2.4.1 et 4.2.2) fait apparaître de nombreux points de contact et recoupements entre ces deux catégories. Déjà, entre jus cogens et droits intangibles du droit international, les similitudes sont nombreuses. Par exemple, les normes du jus cogens coïncident en partie avec les garanties du Pacte II de l'ONU (interdiction de la torture et de l'esclavage) et de la CEDH (interdiction de la servitude, principe «pas de peine sans loi»). Mais les règles impératives du droit international présentent aussi des recoupements avec l'essence des droits fondamentaux constitutionnels, car les garanties du droit international sont une des sources principales à partir desquelles est déterminé le contenu de cette dernière (droit à la vie84, interdiction de la contrainte par corps85, forum internum de la liberté de conscience et de croyance86, droit à la reconnaissance en tous lieux de la personnalité juridique87). Il importe donc peu qu'une délimitation nette soit impossible.

Cela pourrait même faciliter l'application du nouveau motif d'invalidité, par exemple s'il n'est pas certain qu'une norme internationale relève du jus cogens ou soit intangible, mais si son contenu appartient clairement à l'essence des droits fondamentaux.

Les inconvénients sont les suivants: le nouveau motif d'invalidité ne permettra pas d'éviter tous les conflits potentiels entre le droit international et les révisions constitutionnelles. Les initiatives populaires devront encore être déclarées valables si elles contredisent des obligations de droit international mais qu'elles ne violent pas le jus cogens et les garanties intangibles du droit international ni l'essence des droits fondamentaux. Par ailleurs, si la définition générale et la fonction de protection (absolue) de l'essence des droits fondamentaux sont aujourd'hui parfaitement claires (voir ch. 4.2.2.1), on ne saurait en dire autant de la détermination concrète de son contenu, du moins pour une partie des droits visés. Notamment, ni la doctrine ni la jurisprudence ne donnent d'opinion unanime sur l'existence et l'étendue d'un noyau intangible des droits sociaux (droit à un enseignement de base gratuit, art. 19 Cst.; droit à l'assistance judiciaire
gratuite, art. 29, al. 3, Cst.)88. L'essence des droits fondamentaux n'est donc pas un critère indiscutable dans tous les cas. Il est à noter toutefois qu'il en va de même, en droit constitutionnel actuel, pour les règles impératives du droit international.

4.2.6

Conclusion

Le Conseil fédéral est d'avis que l'extension des limites matérielles des révisions constitutionnelles à l'essence des droits fondamentaux constitutionnels est une solution appropriée et équilibrée pour atténuer les problèmes les plus délicats que 84 85

86 87

88

Voir art. 10, al. 1, 1re phrase, Cst. et ch. 2.4.1.

Voir ATF 130 I 169, consid. 2.2; voir aussi Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rahmen der Bundesverfassung, der EMRK und der UNO-Pakte, 4e éd., Berne 2008, p. 93.

Voir art. 15, al. 4, Cst. et ch. 2.4.1.

Markus Schefer, Die Kerngehalte von Grundrechten. Geltung, Dogmatik, inhaltliche Ausgestaltung, Berne 2001, p. 472, postule que le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique doit être reconnu comme ressortissant à l'art. 7 Cst.

Notamment, le point de savoir si la portée d'un droit social et son noyau coïncident n'a pas été entièrement clarifié (réponse affirmative en relation avec l'art. 12 Cst. dans ATF 131 I 166, consid. 3.1), pas plus que celui de savoir à partir d'où une relativisation des conditions auxquelles l'individu dispose de ce droit est une violation de son essence.

3438

peut poser le dépôt d'initiatives populaires contraires au droit international. En même temps, elle ménage les droits populaires, donc le principe démocratique, et correspond aux conceptions spécifiquement suisses des droits fondamentaux et des droits de l'homme.

Par exemple, l'Assemblée fédérale devrait invalider une initiative populaire visant la réintroduction de la peine de mort, car celle-ci violerait l'essence du droit fondamental à la vie (art. 10, al. 1, 2e phrase, Cst.)89. Citons à titre d'exemple quelques initiatives populaires récentes qui, au contraire, ne violent pas l'essence des droits fondamentaux selon le Conseil fédéral: l'initiative sur le renvoi (acceptée en 2010)90, l'initiative sur les minarets (acceptée en 2009)91, l'initiative «pour des naturalisations démocratiques» (rejetée en 2008)92, l'initiative sur l'imprescriptibilité (acceptée en 2004)93.

4.3

Proposition rédigée

L'extension des limites matérielles examinée au ch. 4 requiert que la Constitution soit modifiée comme suit: Art. 139, al. 3 Lorsqu'une initiative populaire ne respecte pas le principe de l'unité de la forme, celui de l'unité de la matière, les règles impératives du droit international ou l'essence des droits fondamentaux constitutionnels, l'Assemblée fédérale la déclare totalement ou partiellement nulle.

3

Art. 193, al. 4 Les règles impératives du droit international et l'essence des droits fondamentaux constitutionnels ne doivent pas être violées.

4

Art. 194, al. 2 Toute révision partielle doit respecter le principe de l'unité de la matière; elle ne doit pas violer les règles impératives du droit international ni l'essence des droits fondamentaux constitutionnels.

2

89

90

91 92 93

Voir dans ce contexte la décision prise par la Chancellerie fédérale le 10.8.2010 après l'examen préliminaire de l'initiative populaire «Peine de mort en cas d'assassinat en concours avec un abus sexuel» (FF 2010 4975).

Voir le message du 24.6.2009 concernant l'initiative populaire «Pour le renvoi des étrangers criminels (initiative sur le renvoi)», FF 2009 4571, et l'arrêté fédéral du 18.6.2010, FF 2010 3853.

Voir le message du 27.8.2008 relatif à l'initiative populaire «contre la construction de minarets», FF 2008 6923, et l'arrêté fédéral du 12.6.2009, FF 2009 3903.

Voir le message du 25.10.2006 relatif à l'initiative populaire fédérale «pour des naturalisations démocratiques», FF 2006 8481, et l'arrêté fédéral du 5.10.2007, FF 2007 6553.

Voir le message du 4.4.2001 concernant l'initiative populaire «Internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non amendables», FF 2001 3265, et l'arrêté fédéral du 20.6.2003, FF 2003 3979.

3439

5

Application de la jurisprudence Schubert (relativisée) au droit constitutionnel ultérieur

5.1

Absence de toute règle de conflit confirmée

L'extension de la procédure d'examen préliminaire (ch. 3) et l'intégration de l'essence des droits fondamentaux aux limites matérielles à la révision de la Constitution (ch. 4) ne suffiront pas à éliminer tout conflit possible entre le droit international et le droit interne. La Constitution ne contient pas de règle générale claire qui permettrait de résoudre une contradiction entre les règles non impératives (dispositives) du droit international et le droit constitutionnel. L'art. 5, al. 4, Cst. enjoint aux autorités de respecter le droit international, mais il n'en découle pas que le droit international prime absolument le droit constitutionnel. L'art. 190 Cst. oblige les autorités d'application du droit, notamment le Tribunal fédéral, à appliquer les lois fédérales et le droit international, quand bien même ceux-ci seraient contraires à la Constitution. La prééminence accordée par cet article au droit international sur le droit constitutionnel n'est cependant pas absolue. Dans le rapport du 5 mars 2010, nous avons exposé les exceptions à l'obligation d'appliquer le droit international reconnues par une partie de la doctrine, tout en soulignant que les autorités n'ont guère eu l'occasion de consolider leur pratique à ce sujet94: ­

la disposition constitutionnelle prime lorsqu'elle est postérieure à la règle internationale concernée et à l'art. 190 Cst. (application des principes lex posterior et lex specialis; analogie avec l'exception admise en cas de conflit entre une loi fédérale et une disposition constitutionnelle postérieure);

­

la disposition constitutionnelle prime lorsqu'elle est postérieure à la règle internationale concernée et que le constituant a sciemment dérogé au droit international (par analogie avec la jurisprudence Schubert).

Dans les chapitres qui suivent, nous allons examiner l'éventualité d'une codification de la jurisprudence Schubert (relativisée) dans la Constitution, sous forme de règle de conflit, ayant pour but de clarifier la relation entre le droit international et les lois fédérales d'une part et entre le droit international et le droit constitutionnel d'autre part. Nous rappellerons d'abord le champ d'application et la fonction de la jurisprudence Schubert (ch. 5.2), avant d'exposer son évolution (ch. 5.3) et d'analyser la pratique du Conseil fédéral et de l'administration fédérale concernant le rang du droit international (ch. 5.4). Le chapitre 5.5 donnera quelques exemples de la position adoptée par l'Assemblée fédérale dans son activité de législateur quant à la relation entre droit international et droit interne. Dans un chapitre 5.6, nous conclurons en récapitulant les avantages et les inconvénients de l'hypothèse envisagée.

5.2

Champ d'application et fonction de la jurisprudence Schubert

La question de la relation entre droit international et droit interne se subdivise en trois aspects: la validité interne du droit international, son applicabilité et son rang par rapport au droit interne95. La jurisprudence Schubert ne concerne que le rang du 94 95

Rapport du 5.3.2010, ch. 8.6.1 et les références qui y sont citées.

Voir rapport du 5.3.2010, ch. 5.1, p. 2284. Pour plus de détails sur ce point et sur ce qui suit, voir Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1009 ss.

3440

droit international. Elle s'applique lorsqu'une norme de droit international qui a force de loi en Suisse et y est directement applicable se trouve en contradiction avec le droit interne ou, plus précisément, qu'une interprétation conforme du droit interne est impossible. Selon la jurisprudence Schubert, le droit international (traités internationaux, droit coutumier international et principes généraux de droit) prime les lois fédérales, que ces dernières lui soient postérieures ou antérieures, mais si l'Assemblée fédérale a dérogé au droit international en pleine connaissance de cause, sa décision lie le Tribunal fédéral sur la base de l'art. 190 Cst. Il doit appliquer la loi fédérale. Cette exception en cas de violation délibérée du droit international par le législateur ne vaut cependant pas par rapport aux droits de l'homme garantis par des normes internationales, selon la «jurisprudence PKK» (pour des explications plus détaillées, voir le chapitre suivant). La jurisprudence Schubert joue donc le rôle d'une règle de résolution des conflits de norme.

5.3

Evolution de la jurisprudence du Tribunal fédéral concernant le rang du droit international

5.3.1

Prémices et établissement de la jurisprudence Schubert

Dans une première période (de 1875 à 1933), le Tribunal fédéral a accordé une primauté pleine et entière au droit international; cette primauté semble être allée de soi96. Il a changé d'orientation en 1933, avec l'arrêt Steenworden, influencé par le courant dualiste. Postulant l'égalité de rang des traités internationaux et des lois fédérales, il y a tranché la question de la prééminence entre un traité et une loi fédérale qui lui était postérieure en faveur de cette dernière, selon le principe lex posterior derogat priori97. Pendant les 17 années suivantes, le Tribunal fédéral a appliqué le principe soit de la lex posterior, soit de la lex specialis pour résoudre les conflits entre droit interne et droit international98. En 1968, dans l'arrêt Frigerio, il laisse expressément ouverte la question du rang du droit international, car il est possible d'interpréter la loi fédérale en cause conformément au droit international. Il suffit de constater, précise-t-il, que le législateur fédéral entend que les traités régulièrement conclus demeurent valides, dans la mesure où il n'a pas manifesté sa volonté d'édicter du droit interne contraire au droit international99. La future jurisprudence Schubert était déjà formulée.

L'arrêt Schubert, rendu en 1973, soulevait la question d'un conflit entre un arrêté fédéral récent et un traité international plus ancien100. Un citoyen autrichien désireux d'acquérir un bien-fonds dans le canton du Tessin avait invoqué le fait que l'obligation d'obtenir une autorisation en vertu de l'arrêté fédéral de 1961/1970 concernant l'acquisition d'immeubles par des personnes domiciliées à l'étranger101 96 97 98

Voir à titre d'exemple ATF 35 I 467, consid. 5, p. 473 (Spengler).

ATF 59 II 331, consid. 4 (Steenworden).

Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1010 et les références qui y sont citées.

99 «Es genügt festzuhalten, dass der Bundesgesetzgeber gültig abgeschlossene Staatsverträge gelten lassen will, sofern er nicht ausdrücklich in Kauf nimmt, dass völkerrechtswidriges Landesrecht zustande komme.» ATF 94 I 669, consid. 6a (Frigerio).

100 ATF 99 Ib 39 101 RO 1961 203; 1965 1239; 1970 1199

3441

violait le traité d'établissement de 1875 entre la Suisse et l'Autriche102. Citant l'arrêt Frigerio, le Tribunal fédéral a expressément reconnu la primauté de principe du droit international, pour exposer ensuite que la possibilité qu'a le législateur de déroger au droit international en pleine connaissance de cause permettait d'adoucir certains cas de rigueur et de préserver dans la pratique des intérêts majeurs. Cette dérogation délibérée (consapevole deroga) était déterminante sur le plan interne et liait le Tribunal fédéral selon l'art. 113, al. 3, aCst.103 Il suffisait, comme preuve de la dérogation délibérée, que l'Assemblée fédérale ait examiné et discuté en détail les aspects de droit international au cours de ses délibérations104. Depuis lors, le Tribunal fédéral a confirmé la jurisprudence Schubert à de multiples reprises105. Durant les années 90, parallèlement à cette «ligne Schubert», le Tribunal fédéral a affirmé dans plusieurs arrêts la primauté absolue du droit international106, quoiqu'il s'agisse dans chaque cas de décisions dans le domaine de l'extradition, domaine dans lequel l'art. 1, al. 1, de la loi du 20 mars 1981 sur l'entraide pénale internationale107 prévoit expressément une réserve en faveur de l'application des accords internationaux.

5.3.2

Primauté des droits de l'homme garantis par le droit international (jurisprudence PKK)

Dans l'arrêt PKK du 26 juillet 1999108, le Tribunal fédéral, pour résoudre un conflit entre un traité international et une loi fédérale, a choisi de suivre deux principes de droit international universellement reconnus, qui sont codifiés aux art. 26 et 27 de la Convention de Vienne: la maxime pacta sunt servanda et l'interdiction d'invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier la non-exécution d'un traité.

Considérant que ces principes de droit international ne liaient pas uniquement le législateur, mais tous les organes de l'Etat, il a conclu que le droit international l'emporte par principe sur le droit interne en cas de conflit et qu'une norme contraire au droit international ne peut être appliquée dans un cas d'espèce, d'autant plus lorsque la règle internationale tend à la protection des droits de l'homme. Le Tribunal fédéral n'a toutefois pas exclu que d'autres manières de résoudre le conflit puissent s'imposer dans d'autres cas, citant comme exemple l'arrêt Schubert109.

Depuis lors, il a confirmé la jurisprudence PKK à plusieurs reprises110. Notamment, dans un arrêt de 2007, il a donné à un traité antérieur (l'accord sur la libre circulation des personnes) la primauté sur une disposition légale postérieure (la loi sur 102 103 104 105

106 107 108 109 110

RS 0.142.111.631 ATF 99 Ib 39, consid. 3.

ATF 99 Ib 39, consid. 4 p. 44.

ATF 112 II 1, consid. 8, p. 13; ATF 117 IV 124, consid. 4b, p. 128; ATF 117 Ib 367, consid. 2b, p. 370; on trouvera un point de vue relativisé dans l'ATF 118 Ia 341, consid. 5, p. 353, où le Tribunal fédéral estime qu'il serait problématique d'aller contre la volonté du législateur et plus encore contre celle du constituant; autre relativisation dans l'ATF 125 III 209, consid. 4a à 4c, p. 214 ss. Concernant la jurisprudence du Tribunal fédéral après l'arrêt Schubert: Alberto Achermann, Der Vorrang des Völkerrechts, in: Thomas Cottier/Alberto Achermann/Daniel Wüger/Valentin Zellweger, Der Staatsvertrag im schweizerischen Verfassungsrecht. Beiträge zu Verhältnis und methodischer Angleichung von Völkerrecht und Bundesrecht, Berne 2001, p. 46 à 65.

ATF 102 Ia 317 (Lanusse); ATF 106 Ib 400 (Bozano); ATF 122 II 485.

RS 351.1 ATF 125 II 417 ATF 125 II 417, consid. 4d.

Voir ATF 128 IV 117, consid. 3b, p. 122; ATF 128 IV 201, consid. 1.3, p. 205.

3442

l'assurance-chômage), parce que le traité protégeait le principe fondamental de la non-discrimination, et au mépris du fait que l'Assemblée fédérale avait précisément adopté cette disposition légale pour restreindre la portée de l'accord111.

La jurisprudence Schubert s'est donc trouvée relativisée par l'arrêt PKK de 1999 pour ce qui est des normes internationales protégeant les droits de l'homme. Le Tribunal fédéral pourrait bien y avoir été incité par le souci de prévenir des condamnations de la Suisse par la CEDH112. En ce qui concerne les droits de l'homme garantis par les Pactes de l'ONU, dont aucune instance ne contrôle l'application, le Tribunal fédéral est considérablement plus réservé; il estime en général que la norme internationale n'est pas directement applicable et ne crée donc pas une situation de conflit de normes113. Selon certaines remarques incidentes (obiter dicta), il semble disposé à accorder la prééminence au droit international lorsque celui-ci est légitimé par une votation populaire et ne viole pas les valeurs fondamentales centrales de la Constitution. Il semble aussi vouloir reconnaître la primauté d'un traité international lorsque celui-ci énonce lui-même qu'il déroge au droit national114. En d'autres termes, la jurisprudence Schubert a été largement relativisée par la ligne de conduite adoptée par le Tribunal fédéral depuis la fin des années 90.

5.4

Pratique du Conseil fédéral et de l'administration fédérale concernant le rang du droit international

Nous exposerons, dans le présent chapitre, la position qu'ont adoptée dans la pratique le Conseil fédéral et l'administration fédérale concernant le rang du droit international depuis la fin des années 1980. En 1992, le Conseil fédéral a affirmé, dans le message sur l'EEE, la primauté du droit EEE sur le droit interne, condition fondamentale de la réalisation des objectifs que l'accord EEE s'était assignés. Il y exposait que tous les organes de la Confédération étaient directement liés par le droit EEE et qu'aucun d'eux ne pouvait invoquer le principe de la séparation des pouvoirs pour se soustraire aux obligations qui en découlaient. Selon ce message, en cas de conflit, c'est la règle «Völkerrecht bricht Landesrecht» (le droit international prime le droit interne) qui devait s'appliquer115. Le message sur l'EEE donnait donc un clair démenti à la jurisprudence Schubert. Dans le contexte de la politique d'intégration du Conseil fédéral, l'Office fédéral de la justice et la Direction du droit international public avaient élaboré une publication commune dans laquelle ils se prononçaient aussi pour la primauté du droit international116. Une expertise de la Direction du droit international public de 1988 parvenait à la même conclusion117.

111 112

113 114

115 116 117

ATF 133 V 367 consid. 11.

Voir par ex. l'ATF 136 III 168, consid. 3.3.4 et le commentaire de cet arrêt par Felix Schöbi, Vorrang der EMRK vor Bundesgesetzen?, recht 2010, p. 131 ss; voir aussi le rapport du 5.2.2010, ch. 8.6.2, p. 2312.

Par ex., en relation avec le droit à la gratuité de l'enseignement universitaire: ATF 130 I 113, consid. 3.3; ATF 120 Ia 1, consid. 5d, p. 12 s.

ATF 133 V 367, consid. 11.4 et 11.5. Voir toutefois, concernant une divergence d'opinion au sein du Tribunal fédéral, Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1013 s.

Message du 18.5.1992 relatif à l'approbation de l'accord sur l'Espace économique européen, FF 1992 IV 82 ss.

JAAC 53 (1989) no 54, notamment p. 420 à 423.

ASDI 1989, p. 216 s.

3443

Après le rejet de l'accord EEE, le Conseil fédéral a qualifié de «règle applicable» (Grundsatz) la primauté du droit international, tout en mentionnant la jurisprudence Schubert dans une note de bas de page118. Dans le message sur la réforme de la justice, il s'est exprimé ainsi concernant la jurisprudence Schubert: «Cette pratique trouve sa justification dans la considération qu'il n'appartient pas au juge de censurer le législateur, alors que celui-ci a accepté d'assumer les conséquences d'une violation délibérée du droit international. C'est pourquoi la réforme de la justice doit préserver la faculté pour le Tribunal fédéral de renoncer exceptionnellement à l'application du principe de la primauté du droit international dans de tels cas, qui sont d'ailleurs rares.»119 La réforme de la justice n'apportait donc pas de modification à la jurisprudence Schubert.

Le rapport du 5 mars 2010 expose comment la jurisprudence du Tribunal fédéral a évolué depuis la fin des années 90120. Le Conseil fédéral et l'administration fédérale se rallient à la relativisation de la jurisprudence Schubert concernant les droits de l'homme garantis par le droit international. En outre, le rapport dit clairement que les principes fondamentaux et l'essence des droits fondamentaux consacrés par la Constitution priment le droit international121. Enfin, le Conseil fédéral estime que les autorités d'application du droit sont tenues en principe d'appliquer les dispositions constitutionnelles contraires au droit international lorsqu'elles sont plus récentes que la règle internationale concernée et que l'art. 190 Cst. et qu'elles sont directement applicables. La primauté du droit constitutionnel plus récent découle, selon lui, de l'art. 190 Cst., qui empêche les tribunaux de substituer leur pesée des intérêts à celle opérée par le législateur. Si les tribunaux sont liés par les décisions du législateur, ils doivent l'être d'autant plus par les décisions du constituant, dont la légitimité démocratique est encore plus grande122.

5.5

Pratique de l'Assemblée fédérale concernant la compatibilité des actes normatifs avec le droit international

On ne saurait analyser la jurisprudence Schubert sans se poser la question suivante: dans quelle mesure l'Assemblée fédérale, lorsqu'elle adopte du droit interne, déroge-t-elle «en pleine connaissance de cause» aux engagements de droit international de la Suisse? Voici quelques exemples susceptibles d'éclairer ce point123: ­

118 119 120 121

Lors des délibérations sur l'arrêté fédéral concernant l'acquisition d'immeubles par des personnes domiciliées à l'étranger, celui-là même qui était en cause dans l'arrêt Schubert, le Parlement a certes examiné et discuté les aspects de droit international, mais il avait considéré que l'arrêté y était conforme124.

FF 1997 I 137 FF 1997 I 522 Rapport du 5.3.2010, ch. 8.6.2; voir aussi ch. 5.3 du présent rapport.

Rapport du 5.3.2010, ch. 8.6.1, p. 2111 et la référence qui s'y trouve au message relatif à l'EEE.

122 Rapport du 5.3.2010, ch. 9.3.3; voir aussi le ch. 5.1 du présent rapport.

123 Nous nous inspirons de l'étude de Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1016 ss, qui contient d'autres références et d'autres exemples.

124 RO 1961 203; 1965 1239; 1970 1199

3444

­

Lors des délibérations sur la loi fédérale du 24 mars 2000 sur le personnel de la Confédération125, en 1999, il s'est demandé si l'absence de toute voie de recours contre les décisions sur les éléments du salaire liés au rendement était compatible avec la CEDH. La commission du Conseil des Etats est partie du principe qu'elle l'était. La commission du Conseil national a jugé minime le risque de violation de la CEDH, mais elle s'est prononcée en faveur de l'instauration d'une voie de recours. Les deux conseils ont finalement opté pour une solution sans voie de recours126.

­

Les opinions étaient partagées au sein des Chambres fédérales durant les délibérations sur la modification de la loi du 25 juin 1954 sur les brevets127, qui prévoyait le remplacement du système d'épuisement national par le système d'épuisement européen. La conformité au droit international de ce changement de système a été très discutée. Plusieurs parlementaires pensaient qu'il y avait violation du droit de l'OMC, d'autres soutenaient qu'il y avait conformité au droit international128.

­

L'exemple le plus récent est l'initiative parlementaire 03.428 (Leutenegger Oberholzer) sur l'égalité en matière de nom et de droit de cité des époux. Le Conseil national a suivi la proposition de sa Commission des affaires juridiques, bien que le risque d'une condamnation de la Suisse par la CEDH ait été évoqué (sans être discuté plus avant) au cours des délibérations129. Le Conseil des Etats n'a pas encore traité l'initiative. Analysant les débats au Conseil national, le Tribunal fédéral, dans un arrêt récent portant sur le problème du conflit entre la législation sur le nom des époux et la CEDH, est parvenu à la conclusion130 que le refus de modifier cette législation ou plutôt de l'adapter à la CEDH ou à la jurisprudence actuelle de la Cour européenne des droits de l'homme indiquait en fin de compte que le législateur suisse avait délibérément accordé plus de poids au principe de l'unité de la famille et du nom de famille qu'à celui de l'égalité tel que la Cour européenne le comprend. Il s'est dit amené à considérer la loi fédérale comme applicable, conformément à l'ATF 99 Ib 39 ss (Schubert).

Il serait possible de citer d'autres exemples131 qui montrent que l'Assemblée fédérale n'a jusqu'à présent guère assumé de «dérogation délibérée» (consapevole deroga) à des obligations de droit international au sens de la jurisprudence Schubert. Celle-ci se fonde plutôt sur le fait que l'Assemblée fédérale ait ou non discuté les aspects de droit international (consapevole dei riflessi e delle implicazioni132).

Le 14 septembre 2010, le Conseil national a décidé de ne pas donner suite à l'initiative parlementaire 09.414 du groupe de l'Union démocratique du centre intitulée «Le droit international ne doit pas primer le droit national»133. Les auteurs 125 126

127 128 129 130 131 132 133

RS 172.220.1 La Commission fédérale de recours en matière de personnel (qui n'existe plus aujourd'hui) a exposé les délibérations et la prise de décision dans la JAAC 68 (2004) no 91, consid. 2b/cc.

RS 232.14; RO 2009 2615 BO 2008 E 688 ss; BO 2008 N 1847 ss (1853), 1978.

BO 2009 N 2283 s., intervention Widmer-Schlumpf.

ATF 136 III 168, consid. 3.3.3 et 3.3.4.

Voir Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1016 ss.

ATF 99 Ib 39, consid. 4.

BO 2010 N 1229

3445

de cette initiative demandaient que l'on complète l'art. 190 Cst. par un nouvel al. 2 ayant la teneur suivante: «Lorsqu'il y a contradiction entre un ancien traité international ou une autre norme du droit international et une nouvelle loi fédérale, le Tribunal fédéral doit s'en tenir à cette dernière.»

5.6

Avantages et inconvénients

Faire place dans la Constitution à la jurisprudence Schubert (modifiée dans le sens de la jurisprudence PKK) reviendrait à y intégrer une règle déterminant quel est le rang du droit international par rapport aux lois fédérales d'une part, au droit constitutionnel d'autre part. Cette règle de primauté pourrait être inscrite à l'art. 190 Cst., sous la forme suivante: «Si la Constitution ou une loi fédérale est en contradiction avec le droit international, le droit interne s'applique lorsque le constituant ou le législateur a dérogé au droit international en pleine connaissance de cause, à moins qu'il ne porte atteinte aux droits de l'homme garantis par le droit international.» Le Tribunal fédéral pourrait prévenir une condamnation éventuelle par la CEDH au lieu de devoir attendre la révision d'un arrêt conformément à l'art. 122 de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral134 pour prendre une décision conforme à la CEDH. Il devrait, par exemple, refuser d'appliquer l'art. 72, al. 3, Cst. («La construction de minarets est interdite.») s'il était saisi d'un recours pour violation de la CEDH135.

L'analyse de la jurisprudence du Tribunal fédéral a permis de tracer quelques lignes claires. Ainsi, la relativisation de la jurisprudence Schubert, amorcée dans l'arrêt PKK ­ la jurisprudence Schubert ne s'applique pas lorsque la règle de droit international garantit des droits de l'homme ­ a été confirmée depuis lors dans plusieurs arrêts. L'analyse montre aussi que la jurisprudence Schubert n'est pas (encore) consolidée sous tous les aspects. Notamment, l'étendue des normes internationales garantissant les droits de l'homme, cela même qui est censé fonder la primauté du droit international, n'est pas clairement définie. De plus, d'une cour du Tribunal fédéral à l'autre, il existe des disparités quant au poids à donner à la volonté du législateur136. Les avis sont d'ailleurs souvent partagés au Parlement en ce qui concerne la conformité d'un acte normatif au droit international, si bien qu'il est difficile d'établir s'il déroge à ce dernier «en pleine connaissance de cause». Il semblerait au contraire que l'Assemblée fédérale appréhende la conformité au droit international et les risques de violation de celui-ci (au moins en partie) comme relevant d'une décision politique. Pour toutes ces raisons, il
n'est pas indiqué d'inscrire la jurisprudence Schubert dans la Constitution comme règle (rigide) de résolution de conflit. Il faut au contraire laisser au Tribunal fédéral, comme jusqu'à présent, le soin d'adapter cette jurisprudence, de la préciser ou de s'en éloigner.

Une autre raison vient s'ajouter à celles qui ont été exposées dans le rapport du 5 mars 2010137 et dans l'avis du Conseil fédéral du 27 août 2008 sur la motion 08.3249 (Reimann Lukas, «Base constitutionnelle pour la pratique Schubert») pour ne pas codifier la jurisprudence Schubert au niveau constitutionnel. Sans extension 134 135

RS 173.110 Message du 27.8.2008 relatif à l'initiative populaire «contre la construction de minarets», FF 2008 6923, ch. 6.3.

136 Voir Robert Baumann, Die Tragweite der Schubert-Praxis, PJA 2010, p. 1013 s.

137 Voir rapport du 5.3.2010, ch. 9.3.4.

3446

parallèle des motifs d'invalidité aux droits de l'homme garantis par le droit international, cette mesure créerait un déséquilibre entre les pouvoirs, car l'Assemblée fédérale serait impuissante à déclarer nulle une initiative populaire qui violerait ces droits (à moins qu'il ne s'agisse de droit international impératif ou de garanties qui ne souffrent aucune dérogation même en état de nécessité), tandis que le Tribunal fédéral, lui, s'il était saisi d'un recours, serait tenu d'interdire l'application de toute nouvelle norme constitutionnelle violant ces mêmes droits.

En résumé, codifier la jurisprudence Schubert au niveau constitutionnel présente davantage d'inconvénients que d'avantages. L'analyse faite ici de cette jurisprudence confirme les conclusions à ce sujet du rapport du 5 mars 2010138.

6

Appréciation globale et conclusion

La voie est étroite, entre les jalons fixés par la Constitution et par le droit international, pour résoudre les questions de compatibilité entre les révisions constitutionnelles et le droit international. Si l'équilibre doit être maintenu entre démocratie et Etat de droit, sans que l'un ne l'emporte clairement sur l'autre, certaines solutions sont d'emblée exclues. Quoique toutes les contradictions ne puissent être évitées, les deux mesures proposées ici (extension de la procédure d'examen préliminaire et extension des motifs d'invalidité), prises ensemble ou séparément, représentent un progrès décisif. Le Tribunal fédéral a développé une règle permettant de déterminer laquelle, d'une loi fédérale ou d'une règle de droit international, a la primauté en cas de conflit. Cette règle ­ la jurisprudence Schubert ­ pourrait être transposée aux conflits de normes entre le droit international et le droit constitutionnel, et inscrite dans la Constitution, mais le Conseil fédéral le déconseille.

Les mesures proposées peuvent être vues comme un mécanisme à trois niveaux successifs: s'il n'est pas possible de trouver avec le comité d'initiative, dès le stade de l'examen préliminaire, une solution pour assurer la compatibilité d'une initiative populaire avec le droit international, l'Assemblée fédérale la déclarera nulle dans le cas où elle viole les règles impératives du droit international ou l'essence des droits fondamentaux. Les conflits de normes restant tout de même possibles, à un troisième niveau, les autorités d'application du droit, et en particulier le Tribunal fédéral, devront décider, lorsqu'elles seront saisies d'un cas concret, de la primauté de la norme constitutionnelle ou du droit international auquel elle est contraire. La mise en oeuvre des mesures proposées requiert les modifications légales ou constitutionnelles incluses dans le présent rapport; elles sont soumises pour une part au référendum obligatoire, pour une autre au référendum facultatif.

138

Voir rapport du 5.3.2010, ch. 9.3.4, p. 2324.

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